METCHNIKOFF, Léon.- La Civilisation et les grands fleuves historiques

Préface d’Élisée Reclus

BAKUNIN, Mihail Aleksandrovič (1814-1876)Nature. ÉvolutioncultureMETCHNIKOFF, LéonRECLUS, Élisée (1830-1905)

Paris : Hachette, 1889.
PRÉFACE
Quelque temps avant sa mort, Léon Metchnikoff me confia le manuscrit de cet ouvrage, en me priant d’en revoir le texte et d’en surveiller l’impression. J’acceptai, d’autant plus désireux d’accomplir cette tâche que je connaissais la haute valeur du livre de mon ami. J’espérais pouvoir ainsi réparer dans la mesure de mes forces les torts de la destinée, car elle fut injuste envers Metchnikoff, comme elle l’est d’ailleurs presque toujours envers ceux qui ne demandent pas le succès à l’intrigue. Ils n’ont qu’une joie — il est vrai que c’est la plus haute — celle de suivre le droit chemin.
Quoique né à Pétersbourg, au mois de mai 1838, Léon Metchnikoff était d’origine méridionale. Son père, propriétaire dans le gouvernement de Kharkoff, et sa mère, de naissance israélite, appartenaient à des familles petites-russiennes ; celle du père faisait même remonter sa généalogie jusqu’aux Roumains Spadarenko ou « Porte glaive », appellation de fière résonance que traduit exactement le nom russe de Metchnikoff. Malade dès sa première enfance, Léon ne put supporter le rude climat du nord, et en 1851 ses parents durent le mener à Kharkoff pour lui faire continuer ses études en de meilleures conditions. Il se rétablit en effet, et le premier usage qu’il voulut faire de ses forces, à l’âge de seize ans, fut de s’échapper pour aller en Crimée prendre part à la défense de Sébastopol ; toutefois, arrêté en route, il fut reconduit de force à son collège. Bientôt après, il entrait à l’Université comme étudiant en médecine ; mais, à cette époque, les grandes écoles russes étaient aussi des champs de bataille entre des agents despotiques et tracassiers et les étudiants avides de liberté. Sept mois ne s’étaient pas encore écoulés que Leon Metchnikoff était expulsé de l’Université de Kharkoff. Il retourna à Pétersbourg et fréquenta l’Académie de médecine, puis les cours de la Faculté de physique et de mathématiques, ceux de l’Académie des arts et enfin l’institut des langues orientales. Ainsi, en très peu d’années, Leon Metchnikoff se livra successivement aux études les plus diverses. L’esprit de révolte centre un régime universitaire oppressif et mesquin eut peut-être une certaine part dans ces divers changements ; mais le principal mobile chez ce jeune homme ardent, doue d’une imagination et d’une mémoire des plus heureuses, c’était l’avidité de voir et de savoir.
Puis vinrent l’ère des voyages et la lutte pour l’existence. En 1858, il avait à peine atteint sa vingtième année qu’il fut choisi comme interprète de la mission diplomatique envoyée aux lieux saints sous la direction de Mansouroff. Il visita Constantinople, le mont Athos, Jérusalem ; mais bientôt, à la suite d’un duel et d’une conduite peu respectueuse envers ses chefs, il dut quitter son poste d’interprète ; il entra comme agent dans une société de navigation et de commerce. Après avoir séjourné d’abord à Beïrout, il se rendit à Galatz, mais il ne resta que peu de temps dans cette ville d’affaires, où tout contrariait sa nature, et sans passeport, presque sans ressources, il partit pour Venise afin de continuer ses études de peinture, celles que pendant toute sa vie il poursuivit avec le plus de passion, avec des enthousiasmes mêlés de désespoir. Là encore, son impétueux caractère, prompt au sacrifice, ne lui permit pas de rester. L’expédition des Mille se préparait : comment n’aurait-il pas essayé de prendre part à l’émancipation de l’Italie et de s’associer avec d’autres jeunes hommes, amoureux de liberté, pour aller rejoindre l’armée de Garibaldi ? Soupçonné, puis traqué par la police autrichienne, il réussit à la dépister et s’enfuit pour Livourne, où il entra dans le détachement de Milbitz. Après de nombreuses péripéties, il atteignait enfin l’Italie méridionale et combattait dans les Calabres, puis sur le Vulturne, où il fut grièvement blessé par l’explosion d’une mine. Couvert de contusions et de plaies, au côté droit, aux poumons, aux jambes, il fut emporté à l’hôpital de Naples où des camarades dévoués, entre autres le bon et grand Alexandre Dumas, le soignèrent avec dévouement et l’arrachèrent à la mort.
Les années suivantes, à Naples, à Livourne, à Florence, à Genève, furent en grande partie consacrées par Léon Melchnikoff à la propagande politique et sociale. Grâce à ses connaissances variées et surtout à sa pratique des dix principales langues de l’Europe, il était devenu l’intermédiaire naturel entre les hommes éminents des partis révolutionnaires, patriotes ou socialistes, tels que Garibaldi, Herzen, Bakounine ; il eut à remplir des missions périlleuses en Italie et en Espagne : lorsqu’on faisait appel à son dévouement, il était toujours prêt. Malgré la maladie, il semblait ne pas connaître la fatigue : la fièvre même l’aidait à travailler davantage ; discours, conférences, lettres, articles de journaux et de revues en diverses langues, son œuvre de propagande était incessante. Il fut surtout le collaborateur zélé des deux fameux journaux de la Russie, le Kolokol (Cloche) de Herzen et le Sovréménik (Actualité) de Tchernichevsky. En même temps, il fallait vivre, et il subvenait à son existence par des articles que publiaient les revues russes sur divers sujets scientifiques.
Mais les ciseaux de la censure guettaient tous les articles publiés, sous son nom ou sous des pseudonymes. Un travail était-il supprimé, il en envoyait aussitôt un autre. Telle était sa puissance de travail que, ayant à écrire un mémoire en trois parties, il dut envoyer successivement plusieurs articles pour remplacer ceux qui furent supprimés par la censure, et pourtant aucun arrêt n’eut lieu dans la publication.
Malgré ce labeur acharné, il lui était devenu graduellement impossible de lutter contre la misère. Il prit une résolution prompte, celle d’étudier le chinois et le japonais pour aller professer dans une grande école de l’Extrême-Orient. C’était en 1873, et dès le commencement de l’année 1874, il partait pour Yeddo, invité par le ministre de l’Instruction publique à réorganiser une école russe fondée pour les étudiants japonais. L’institution prospéra à souhait, les élèves accoururent en grand nombre pour s’initier aux méthodes scientifiques de l’Occident dans leur propre langue. La part de Metchnikoff fut une des plus grandes dans le travail de cette pléiade d’instituteurs qui vinrent d’Europe et d’Amérique et qui, grâce à la solidarité de plus en plus intense des intérêts, ont accompli une œuvre prodigieuse, unique jusqu’ici dans l’histoire de l’humanité ; ils ont annexé toute une nation de quarante millions d’hommes à une civilisation nouvelle, et cela non par la conquête, mais par le simple enseignement, par l’éclat de la vérité démontrée sur les livres et le tableau noir. Metchnikoff se dévouait avec enthousiasme à cette propagande admirable, l’un des événements capitaux de notre siècle ; mais l’anémie, la maladie japonaise par excellence, ne lui permit plus de continuer son œuvre, et il dut retourner en Europe. Il revint par la voie des lies Sandwich, de San Francisco et de New York, apportant avec lui le manuscrit de son beau livre, l’Empire japonais, illustré de ses propres dessins originaux et bizarres, bien conçus dans le génie de la nation qu’il décrivait.
C’est peu de temps après son retour du Japon que j’eus le bonheur de faire la connaissance de Léon Metchnikoff et qu’il voulut bien accepter de me prêter son appui, surtout en me fournissant de précieux documents sur la Chine et le Japon, contrées dont je tentais alors la description dans ma Nouvelle Géographie universelle. Les années suivantes, il continua de me seconder par des recherches dans les ouvrages dont la langue m’était inconnue, par la rédaction de notes et de mémoires sur des questions spéciales qui l’intéressaient, enfin par la lecture et l’annotation des épreuves et la manutention des livres et manuscrits.
En 1883, le conseil d’État de Neuchâtel lui offrit à l’académie la place de professeur de statistique et de géographie comparée qu’il accepta et qu’il remplit avec l’enthousiasme pour la science apporté par lui à tous ses travaux. Dans cette nouvelle situation, il ne fut pas difficile à un homme de sa valeur morale de conquérir la cordiale sympathie de ses collègues et des étudiants.
Mais c’est aux dépens de sa vie qu’il menait de front deux séries d’études avec le même élan fiévreux, avec le même mépris des aises et de la santé. La maladie fit des progrès rapides. Un congé pris pendant l’hiver de 1887 ne fut guère pour lui qu’une occasion de donner une autre forme à son labeur de recherches et de collaboration ; lorsqu’il revint à Clarens, les médecins avaient perdu l’espoir de le sauver, et il s’éteignit le 30 juin 1888, après de longues souffrances, interrompues par les révoltes de ce zèle dévorant pour le travail qu’il n’avait jamais pu satisfaire.
La mort de mon ami ne m’a point séparé de lui. C’est par l’affection non interrompue, par la solidarité qui s’étend d’une existence à l’autre que se fait la continuité de la vie par-delà le tombeau. Les morts n’ont pas cessé de vivre quand des amis ont gardé leur mémoire toujours présente et suivent les entretiens commencés. Toujours sous le charme du regard et du sourire que l’on dit éteints désormais tout en en jouissant encore, les vivants ont en eux plus que l’image du mort et l’écho de sa parole ; ils ont hérité d’une étincelle de cette vie qui semblait achevée et mêlent à leur propre intelligence quelque chose de la pensée de celui qui n’est plus. L’existence continue ainsi d’évoluer, d’un homme à tous les autres hommes, par l’intermédiaire de ceux qui l’ont aimé.
La part d’héritage qui me revient personnellement me crée des devoirs spéciaux et m’oblige à me presser centre le mort, pour ainsi dire, et à l’interroger pour savoir si, dans la publication de cet ouvrage, dont quelques parties ont dû être légèrement remaniées, je suis toujours resté fidèle à la pensée de l’auteur. Ai-je toujours bien compris les passages douteux et modifié d’une touche assez délicate les phrases du manuscrit qu’il était nécessaire de changer ? Si mon ami revenait maintenant, me donnerait-il le témoignage d’avoir été fidèle ? J’ai, du moins, fait mon labour avec conscience, comme si mon ami eut toujours été présent à mes cotes, et pénètre du sentiment que je travaille aussi pour les hommes d’étude. Je sais que l’ouvrage de Léon Metchnikoff n’est pas de ceux qui saisiront d’emblée l’attention du public ; je sais qu’il n’aura point le succès d’un conte drolatique ou d’un roman, mais je sais aussi que ce livre marque une date dans l’histoire de la science et qu’il restera.
La vie de Metchnikoff, si agitée par les événements et si bien remplie par le travail, l’avait préparé à des œuvres qui malheureusement durent s’achever d’une manière partielle et fragmentaire. Par ses études de toute espèce, par ses expériences et ses observations poursuivies en tant de pays divers, par son extraordinaire puissance de labeur, par l’âpre et fiévreuse ténacité du vouloir qu’il apportait à sa besogne, il avait amassé d’énormes matériaux que la lutte journalière de l’existence ne lui permit pas d’élaborer en entier. C’est ainsi que l’ouvrage auquel je mets pieusement la dernière main constituait dans la pensée de l’auteur un simple chapitre d’une grande synthèse de philosophie sociale, Bien qu’il offre, sous un faible volume, un tout aux proportions pondérées, cependant il devait faire partie d’un ensemble plus vaste où les questions d’avenir auraient été traitées après celles de la race, du milieu et des progrès accomplis par les nations. Dans les rares moments d’abandon et de douce sérénité que lui laissa la maladie, derniers et charmants rayons du jour qui s’éteignait, il nous entretenait du livre qui s’écrivait alors dans les lobes de son cerveau, sur le But de l’Existence. Il sentait la mort l’envahir et cependant sa pensée embrassait toujours le grand problème de la vie.
« Que faire, disait-il, pour triompher de tous les éléments hostiles qui nous entourent et pour voir couler nos jours en toute sérénité ? La foi enfantine en une providence tutélaire étant écartée, la croyance naïve en une nature clémente qui nous caresse ayant disparu, comment arriverons-nous à fonder une vraie morale scientifique, dont l’accomplissement nous donne toutes les joies compatibles avec notre nature ? La seule voie qui nous soit ouverte est de nous associer pour discipliner toutes les forces sauvages, cruelles, contradictoires de la nature brute, et les mettre au service d’un monde nouveau d’utilité commune, d’équité et de bonté mutuelle. » En attendant ce livre, qui répondrait à tant d’interrogations anxieuses sur le sens de la destinée humaine, c’est déjà beaucoup que des écrivains cherchent à mettre leurs œuvres d’accord avec cet idéal grandiose d’une morale de solidarité.
L’ouvrage de Metchnikoff est un de ceux qu’inspirait cette préoccupation d’un avenir de justice ; mais il discute en outre des questions scientifiques d’une portée considérable. La partie du livre qui me paraît avoir le plus d’importance dans l’histoire de la pensée humaine, est le chapitre relatif à l’influence des milieux sur les races, et je ne doute point que dans l’avenir les conclusions de l’auteur ne soient considérées comme définitives. Il fut un temps où les historiens daignaient à peine s’occuper de cette question, qu’ils considéraient comme attentatoire à la dignité de l’homme. La nature — s’ils condescendaient à en parler dans leurs ouvrages — n’était pour eux que le théâtre ou devait s’accomplir un drame préparé d’avance ; les fontaines et les rivières, les bosquets, les rochers et les montagnes avaient été créés pour l’usage et l’agrément des habitants du pays, de même que les allées d’un parc sont tracées pour les pas d’un maître. Il est vrai que, depuis Montesquieu, nul écrivain n’oserait nier l’action du milieu sur les races, mais on se demande quelle en est la part exacte et s’il est possible d’en faire la théorie précise. Carl Ritter, le Leibnitz de la géographie, tenta d’échapper à la difficulté en admettant entre l’homme et la Terre une sorte d’harmonie préétablie, analogue à celle que Leibnitz imaginait pour l’âme et le corps. D’après le grand géographe, qui était aussi un grand poète, tout relief planétaire, tout le corps terrestre lui-même avec son « ossature » et sa « membrure » concorderait exactement par son action avec le génie des peuples qui devaient l’habiter : les influences mutuelles agiraient incessamment de la Terre à ses peuples et de ceux-ci à leur Terre, et par ce jeu alternatif d’actions et de réactions, les destinées de l’humanité s’accompliraient conformément au plan divin.
Il n’est guère d’anthropologistes et de géographes qui oseraient maintenir plus longtemps cette théorie, mais ils ne l’ont point remplacée. Même la plupart de ceux qui démontrent triomphalement l’absurdité des conceptions d’un Bossuet prenant une petite ville de Judée pour le centre de l’histoire universelle, en sont restes à un point de départ analogue. S’ils n’admettent plus l’existence d’un « peuple élu », du moins parlent-ils d’une « race élue », qui, seule, serait à même, par son génie propre, d’utiliser toutes les ressources que lui offre la nature et de répondre à l’action du milieu par une réaction intelligente. C’est ainsi que, même parmi les défenseurs de la théorie « évolutionniste », on proclame une hiérarchie primordiale des races conférant à la partie privilégiée de l’humanité, en dehors de l’influence du milieu, l’avantage capital de pouvoir se développer progressivement d’âge en âge : la civilisation serait son partage, tandis que les autres races devraient végéter dans la barbarie ou se maintenir dans un état relativement policé, mais sans issue. Comme de juste, cette race qui tient le premier rang, ce serait la nôtre. Il est vrai qu’on ignore si elle est originairement distincte des autres ou si elle se décompose elle-même en races différentes ; comprend-elle toutes les nations et tribus dites « aryennes » par les uns, « indo-germaniques » par les autres, comme il semblait admis d’une manière générale pendant la première moitié de ce siècle ? Ou bien, suivant une hypothèse plus récente et favorablement accueillie par un grand nombre de savants, le groupe choisi de l’humanité serait-il la race « méditerranéenne », ainsi que le disait déjà le « divin Platon », comparant les hommes à des « grenouilles accroupies au bord d’une grande mare » ? Dans le premier cas, les Finlandais, les Hongrois, les Basques, dont la part est grande pourtant dans l’histoire du progrès humain, seraient au nombre des nations de basse origine, tandis que les meilleurs représentants de la race élue seraient, dans notre Europe, ces Bohémiens ou Tsiganes qui errent dans les campagnes ou gîtent dans les faubourgs des grandes villes, souvent pourchassés, toujours surveillés de près, redoutés comme sorciers, incendiaires et maquignons. Dans le second cas, ce sont les nobles Aryas du Sapta Sindhou qui seraient exclus de la race élue, eux qui chantaient des épopées, écrivaient des grammaires, parcouraient tout le cycle des philosophies, à une époque où les populations de l’Europe occidentale ne comprenaient encore que des barbares campant dans les forêts. Si, pour simplifier les classifications, on prend la couleur comme caractère distinctif des races, avec convention préalable de mettre les blancs en première ligne, il se trouve que les Européens occidentaux ont pour frères les Alfourou de l’Insulinde, fuyards ou coupeurs de têtes qui vivent dans les bois, tandis que si l’on considère le langage comme l’indice déterminant, il faut compter dans la race privilégiée tous les peuples asservis qui ont dû apprendre le parler des vainqueurs ; pour être logique, il faudrait y ajouter aussi les fils des esclaves de Saint-Domingue. Enfin, si l’on classe les hommes d’après la forme du crâne ou d’après la section des cheveux, les groupements humains se constituent d’une autre manière, mais toujours avec les juxtapositions les plus bizarres. Et les alliances, les croisements de toute espèce, accomplis de gré ou de force, en commerce pacifique ou en temps de guerre et de conquête, combien n’ont-ils pas modifié à l’infini les éléments premiers de ce que l’on appelle maintenant une race et qui est en réalité un simple groupement local et temporaire ! Bref, quoi qu’il en coûte à l’orgueil humain d’avouer son ignorance et que l’affirmation précise soit un besoin de notre nature, les classifications actuelles en races et en sous-races humaines doivent être considérées comme n’ayant qu’une valeur transitoire, proportionnelle aux études de détail provoquées par elles. Aucun fait ne justifie les anthropologistes à revendiquer pour leur propre famille ethnique le privilège d’être en tout ou en partie indépendants des influences du milieu.
« La race n’est pas une cause, mais un effet » ; elle est « fille de la Terre ». Ce sont les milieux qui la font, la transforment, la modifient incessamment. Ne voyons-nous pas, dans notre courte vie, se former des variétés nouvelles que l’on n’hésiterait pas à qualifier du nom de « races » si on n’en connaissait pas le mode d’évolution et l’origine contemporaine ? Les conditions spéciales, propres aux vallées étroites et sans lumière, n’ont-elles pas créé le type du crétin que perpétue l’hérédité, et qu’un milieu salubre, une alimentation normale ramènent peu à peu à la constitution et à l’apparence ordinaires de leurs voisins plus favorisés ! Dans chaque pays, les indigènes arrivent à se distinguer non seulement par l’esprit de corps, mais aussi par le type physique, suivant les professions qu’ils exercent : en quelque pays qu’on soit, on reconnaît le forgeron, le marin, le soldat, l’homme de loi, le prêtre. Telle est la puissance « anthropoplastique » d’un milieu particulier, que le moine catholique des belles régions tempérées de l’Italie et le lama kalmouk, sur les hauts plateaux froids de l’Asie centrale, sembleraient être des frères de race ; des photographies prises des uns et des autres permettraient de les confondre. Et s’il est vrai que dans certains districts isolés, tels que les monts du centre de la France, on voie encore les restes de populations anciennes, qui n’ont jamais changé de type parce qu’elles n’ont jamais changé de milieu, se maintenir immobiles, quoique entourées par le tourbillon des populations mouvantes de la plaine, ne voit-on pas d’autre part, surtout dans les grandes villes, se former tout une nouvelle race, sous l’influence de la misère et de l’entourage sordide ? Lombroso croit avoir découvert dans ce type de l’ « homme criminel » un retour atavique vers les populations primitives de l’âge de pierre ; mais, sans avoir recours à cette hypothèse, il nous suffit de constater que la « race dégradée naît — ou renaît, si l’on veut — dans un milieu dégradant ».
Dans l’infime diversité des éléments qui constituent le milieu, astronomiques, physiques, climatiques, anthropologiques, il en est qui sont permanents ou qui, du moins, changent avec une grande lenteur, mais il en est d’autres qui se modifient, et ce sont eux qui, soit par leur influence directe, soit par leurs mille combinaisons d’actions et de réactions mutuelles, contribuent le plus à transformer les individus et à constituer ce que l’on appelle les races et sous-races. De zone à zone, de terre à mer et de plaine à montagne, le milieu change et les populations avec lui, mais il change aussi de siècle en siècle, et tel fait qui, à une certaine époque, pouvait avoir une importance considérable sur le développement de l’humanité, se trouve, à un autre stade de la civilisation, être devenu sans valeur ou même funeste. L’histoire n’est qu’une longue suite d’exemples de ces alternatives d’utilité ou de dommage que présentent pour les peuples les traits de la planète ou les phénomènes de sa vie. Ainsi, pour citer l’exemple capital, l’Océan, qui rapproche maintenant toutes les nations et qui les fait une par le commerce et les idées, fut jadis le domaine de la Terreur, le chaos d’où s’élevaient les esprits méchants ; cinq siècles ne se sont pas encore écoulés depuis que l’on donnait au redoutable Atlantique le nom de « mer des Ténèbres ». C’est ainsi que l’oisillon, penché au bord de son nid, s’effraye devant l’immensité de cette atmosphère qui porte l’aile de l’oiseau déjà fait.
Le riche développement des côtes, cette membrure des continents, caractère physique auquel Ritter attachait une si grande importance et pour lequel il a établi des observations comparées entre les divers continents, fut certainement un trait essentiel à l’époque où les populations de l’Asie hellénique s’essayaient à la navigation du littoral et voguaient vers les îles de l’Archipel ; il eut aussi pour l’Attique et le Péloponnèse une valeur de premier ordre, quand leurs marins s’élançaient vers la Sicile, la Grande Grèce et la Méditerranée occidentale. Les dentelures de la côte, les larges estuaires firent la fortune de la Grande-Bretagne ; mais qu’importent maintenant ces découpures de littoral, puisqu’il suffit de quelques heures aux paquebots pour franchir des distances où les navires d’Ulysse erraient pendant des années et que, sur des plages sablonneuses, inaccessibles jadis, on peut créer des ports en eau profonde, plus commodes, mieux outillés que les ports naturels à grèves basses et à fonds boueux. Ainsi le milieu n’exerce pas comme tel une influence fatale et toujours la même. On en voit un exemple saisissant dans les plaines qu’arrosent le Tigre et l’Euphrate. Là où des populations civilisées savaient endiguer, canaliser les eaux et semer le grain que la nature leur rendait au centuple, les Arabes venus du désert, où ils ne voyaient que des sables et de maigres plantes broutées par les chameaux, cherchent de leur mieux à reproduire autour d’eux, en pleine Mésopotamie, l’aspect de la nature à laquelle ils sont accoutumés : ils coupent les arbres, laissent l’eau d’inondation se perdre dans les marais, et les dunes se dérouler sur les anciennes cultures. Ce n’est pas dans le milieu même qu’il faut chercher la raison d’être des institutions et de la civilisation d’un peuple, mais dans les rapports d’accommodation que présente ce peuple avec les phénomènes de la nature ambiante. Dans ces rapports, qui sont la civilisation tout entière, l’homme apprend deux choses, d’ordre contradictoire en apparence : d’une part, il se dégage de la domination absolue de certaines conditions du milieu, trouve par exemple l’abondance et la chaleur en hiver malgré le manque de récoltes, la neige et les glaces ; d’autre part, il accroît indéfiniment les points de contact avec la nature, et mille choses qui lui étaient jadis inutiles lui sont devenues nécessaires.
Il en est des fleuves comme de tous les autres organes du grand corps planétaire. La valeur de chacun d’eux diffère singulièrement dans l’histoire de l’humanité, suivant la zone dans laquelle se développe leur cours, les conditions physiques de leurs rivages et l’état social que l’action antérieure des milieux a valu aux populations riveraines. En premier lieu, tous les fleuves qui parcourent des terres gelées pendant une grande partie de l’année et dont le cours est complètement interrompu par les glaces de l’hiver, tels que le Petchora, l’Obi, le Yénissei, la Léna, le Mackenzie, coulent, pour ainsi dire, en dehors de la zone historique : c’est au domaine de la géographie physique seulement qu’ils appartiennent. De même, dans la zone tropicale, celle où les difficultés de la vie n’ont pas été suffisantes pour aiguiser les énergies de l’homme et où, par conséquent, les populations ne se sont guère élevées au-dessus de l’état de nature, les fleuves n’ont eu qu’un rôle très secondaire dans les annales de l’humanité : c’est ainsi que le plus grand courant du monde, la « rivière des Amazones », qui roule à elle seule dans son lit plus du dixième des eaux pluviales du monde, ne traverse guère dans tout son parcours que des régions inhabitées ; enfin, l’un des grands cours d’eau de la zone tempérée, le Mississipi, qui a pris une si grande importance économique dans l’existence des États-Unis, n’a pu être utilisé comme artère vitale tant que l’agriculture n’existait encore qu’en de rares clairières et que, dans l’ensemble du milieu, l’action prépondérante était celle de la forêt. Les Peaux Rouges vivant exclusivement de chasse, n’avaient point à résoudre le problème, capital ailleurs, de s’associer pour régler le débit du fleuve et des canaux d’irrigation dans les champs riverains.
Mais, sans attribuer aux fleuves une action mystérieuse, inéluctable, sur les populations de leurs bords, il n’en faut pas moins reconnaître ce fait capital que, depuis les commencements de l’histoire traditionnelle et transmise par les hiéroglyphes ou les écrits, la civilisation de l’Ancien Monde s’est préparée sur les bords des fleuves qui coulent entre le 20° et le 40° degré de latitude. Le Nil, dans son cours inférieur, le Tigre et l’Euphrate, l’Indus et le Gange, le Hoang-ho et, dans une moindre mesure, le Yangtse-kiang, ont été, par leurs oscillations annuelles et leurs alluvions, les éducateurs de leurs riverains. C’est dans leurs plaines d’inondation que se sont formées les premières grandes civilisations nationales. Leon Metchnikoff a parfaitement décrit dans son ouvrage ces périodes historiques distinctes ayant eu chacune un fleuve pour artère initiale ; il a exposé aussi avec une clarté parfaite comment ces diverses cultures nationales, se fondant les unes avec les autres, ont donné naissance à des civilisations méditerranéennes ; à l’ouest celle qui s’est propagée de l’Asie Mineure aux Gaules, à l’est celle qui comprend la Chine et l’archipel Japonais ; enfin, il nous fait assister au développement de la civilisation « mondiale » océanique, universelle qu’ont inaugurée le peuplement de l’Amérique et de l’Australie, l’entrée des Européens en Chine et au Japon, l’établissement des lignes de navigation à vapeur et des télégraphes électriques à travers tous les bassins maritimes.
Dans un ouvrage historique, Léon Metchnikolf ne pouvait étudier les diverses civilisations, que depuis les âges dont l’état politique et social nous est connu par des documents authentiques, inscriptions, chants, prières, épopées, temples et tombeaux. Or ces temps que l’histoire écrite rapproche de nous étaient des époques de civilisation déjà très avancée et même caduque à certains égards, puisque les populations avaient alors perdu la puissance créatrice que donne la libre association des forces et se trouvaient groupées en grandes despoties, où toute initiative était contrôlée par le pouvoir souverain des rois ou des prêtres. Saut pour l’Inde, l’histoire ne remonte pas aux communautés premières qui se formèrent sur les bords des fleuves et qui apprirent à s’entr’aider pour lutter en commun contre les inondations, élever des digues et des contre-digues, creuser des canaux, régulariser le flot d’inondation et la rentrée de l’eau dans son lit. Cette description des origines serait des plus curieuses et des plus belles, mais nous ne pouvons la reconstituer que par l’étude comparée des milliers de peuplades et de tribus contemporaines éparses dans le monde en divers états de civilisation, et non encore unies comme les nations policées en un grand corps humanitaire, conscient de son existence collective. Peut-être Léon Metchnikoff n’a-t-il pas rendu suffisamment justice à ces « peuples nature » dans les quelques lignes qu’il leur consacre, car ils ont eu aussi leur part dans l’œuvre commune. La marche en avant n’a point eu lieu d’une manière rectiligne, de groupe en groupe, et c’est par une succession de spirales, de développements partiels et alternatifs, de progrès et de reculs, d’oscillations incessantes, que s’est faite l’histoire de l’humanité. Dans chaque peuplade, aussi bien que dans les puissantes nations auxquelles appartient maintenant l’hégémonie, on voit se succéder les périodes de groupements dont Metchnikoff nous donne la série d’évolution normale : groupements imposés, subordonnés, coordonnés. Chez ces humbles tribus se reproduisent en petit les phénomènes que l’on observe en grand dans les nations dites supérieures, et du moins ont-ils l’avantage, dans ce milieu plus étroit, de ne pas offrir autant de complexité et d’être par conséquent d’une étude plus facile. Ils résument l’histoire en traits plus simples, mais non moins vrais. Quelle est la pauvre peuplade, si perdue soit-elle dans les forêts et dans les glaces, dont les mœurs et l’existence, décrites avec méthode et sincérité, ne nous force pas à dire : « C’est de nous qu’il s’agit ! » J’en appelle aux lecteurs de l’ouvrage écrit par mon frère Élie Reclus, les Primitifs.
Mais qu’il s’agisse de petites ou de grandes fractions du genre humain, c’est toujours par la solidarité, par l’Association des forces spontanément coordonnées que se font tous les progrès. Encore sauvages par atavisme, mais déjà demi-dieux par l’idéal, nous savons comment s’est accompli le long parcours, depuis que nos ancêtres cannibales sortirent de leurs charniers. L’historien, le juge qui évoque les siècles et qui les fait défiler devant nous en une procession infinie, nous montre comment la loi de la lutte aveugle et brutale pour l’existence, tant prônée par les adorateurs du succès, se subordonne à une deuxième loi, celle du groupement des individualités faibles en organismes de plus en plus développés, apprenant à se détendre contre les forces ennemies, à connaître les ressources de leur milieu, même à en susciter de nouvelles. Nous savons que si nos descendants doivent atteindre leur haute destinée de science et de liberté, ils le devront à leur rapprochement de plus en plus intime, à l’incessante collaboration, à cette aide mutuelle d’où naît peu à peu la fraternité. C’est avec un sentiment de honte qu’après tant de siècles passés à l’œuvre de civilisation nous entendons encore des voix célébrer les « hommes providentiels » ou les « gouvernements forts » comme les éducateurs des peuples. L’histoire se charge de démentir ces théories d’esclaves et nous prouve comment, même au sein des plus atroces despotes, la vie n’a pu se maintenir que par le travail coordonné de tous les membres du corps social. Ce livre le démontre, et c’est pour cela que je le présente au public, heureux de la mission que me confia l’ami.
Élisée Reclus.
LA CIVILISATION
ET LES
GRANDS FLEUVES HISTORIQUES

CHAPITRE I

LE PROGRÈS

Notions générales sur la civilisation et le progrès. — Philosophie de l’histoire. — La définition scientifique du progrès appliquée à l’histoire — La masse, le critérium mécanique ou quantitatif du progrès dans la nature inorganique, n’a pas de valeur en biologie. — La différenciation, le critérium biologique du progrès, n’a pas de valeur en sociologie. — L’individu et la société, en botanique et en zoologie. — Le progrès du lien social chez les plantes et les animaux.
Dégagée de l’idée de progrès, l’histoire ne semble plus qu’un flux et reflux perpétuel de faits bizarres, peu susceptibles d’être subordonnés à une conception générale. À toutes les époques, chez tous les peuples et dans tous les milieux, la folie, l’hypocrisie, les crimes se reproduisent avec une écœurante monotonie. Le dévouement, la vertu même, quand par hasard on les rencontre dans les annales du genre humain, y revêtent des formes absurdes — Curtius s’élançant dans le gouffre avec son cheval et ses armes, — ou révoltantes — Manlius décapitant son fils qui, sans autorisation préalable, vient de renverser un ennemi en combat singulier.
L’admiration de la postérité, cette tardive couronne des martyrs de l’histoire, n’est jamais en raison directe de la vraie grandeur de l’œuvre accomplie. Ce qui frappe, ce qui éblouit, survit seul dans la mémoire des hommes. Les noms de ceux qui inventèrent l’usage du feu, la domestication des animaux, la culture des plantes utiles resteront à jamais inconnus ; les panthéons historiques ne sont guère peuplés que d’énergumènes, de charlatans et de bourreaux.
Les fautes, les erreurs ont souvent mieux servi l’histoire que le savoir et la grandeur d’âme : Christophe Colomb, dont la légende a fait une personnification de la science en lutte avec l’aveuglement et la superstition du siècle, doit sa gloire au coup funeste qu’il a porté à la prospérité de sa patrie : la découverte de l’Amérique n’est point le fruit de son génie, mais d’un entêtement basé sur son ignorance de la vraie forme de la terre[1]
Si, en thèse générale, on peut s’en tenir au partage, communément admis, de tous les habitants du globe en peuples historiques ou civilisés, et peuples « nature » sauvages ou barbares, on ne tarde cependant pas à s’apercevoir que cette classification, reposant sur des bases mal définies, prête à de nombreuses méprises.
Les plus misérables des peuplades que nous ont fait connaître les voyageurs présents et passés possèdent au moins quelques outils ; elles connaissent le feu ; elles ont leurs fétiches et une constitution politique et familiale plus ou moins rudimentaire ; elles ont un langage articulé. Dr ce modeste avoir est le legs de générations nombreuses ; il constitue déjà une fortune acquise ; il a son histoire et appartient de plein droit à la civilisation. Mais si, d’un côté, celle-ci, quelque humble qu’en soit le degré, se retrouve invariablement dans une de ces communautés intérieures que du haut de notre superbe nous qualifions d’abjecte et de barbare, de l’autre, cette barbarie a aussi son « ubiquité », et pas une de nos sociétés, si avancée soit-elle, n’est encore parvenue à s’en dégager entièrement. Du sauvage le plus dégradé au plus noble de ses civilisateurs, il n’existe qu’une gamme de nuances et de degrés non interrompue. Tant qu’il s’agit de comparer deux termes. extrêmes ou très éloignés de la série, les diversités sont évidentes ; on s’oriente en dépit de difficultés graves provenant de ce fait que dans l’histoire, comme dans la nature, l’évolution ne suit jamais une marche rectiligne. Entre un Anglais, par exemple, et un Maori ; entre un Batéké et le plus éclairé des agents de l’État du Congo, il n’y a pas seulement la différence qui sépare la civilisation de la barbarie, mais aussi des diversités contingentes et adventices qui embrouillent singulièrement la question. Quand, des termes extrêmes, nous passons aux termes moyens, la confusion augmente et nous livre de plus en plus au hasard de tendances et de sympathies subjectives, qui rendent uns appréciations incertaines, arbitraires et contradictoires.
En présence d’un état social déterminé, comment donc y distinguer ce qui est essentiel à la civilisation et lui appartient en propre, de ce qui est un reste ou un legs de la primitive barbarie ?
Mais, tout d’abord, qu’est-ce que la civilisation ?
« Le mot de civilisation, dit très bien M. P. Mougeolle[2], est un des plus complexes de la langue ; il embrasse la totalité des découvertes faites st des inventions réalisées ; il donne la mesure des idées en cours et des procédés en usage ; il exprime le degré de perfection de la science, de l’art et de l’industrie ; il indique l’état de la famille, de la société et de toutes les institutions existantes ; il résume enfin la vie individuelle et la vie collective prises dans leur ensemble. »
Au point de son ascension où est parvenu le genre humain sur le calvaire de l’histoire, un « signe » du moins nous apparaît éclatant, manifeste : c’est le perfectionnement technique. En comparant l’industrie actuelle à ce qu’elle était à toute autre période, nous ne saurions méconnaître le prodigieux accroissement de la puissance de l’homme sur les forces brutes de la nature, sur l’Espace et le Temps, ses deux ennemis cosmiques. Toutefois si le perfectionnement technique est incontestablement un des éléments principaux du progrès, il n’est point tout le progrès : peu importe aux hommes, en effet, la beauté du monument qui recouvre leur tombe, ou la qualité des armes qui les tuent… D’ailleurs ce perfectionnement procède par saccades et soubresauts, et, par conséquent, ne saurait nous servir de critérium pour apprécier la valeur progressive des diverses phases de l’évolution historique. Dans cet ordre de faits, nos acquisitions les plus précieuses ne datent que de la grande Révolution. À la veille de la dernière convocation des États généreux en France, l’Europe, sous le point de vue industriel, n’était guère plus avancée qu’au temps des Antonins, et, entre l’époque des Pyramides et celle de Descartes, on aurait pu constater mainte reculade. Mais quand il s’agit de prouver la persistance du véritable progrès dans l’histoire, les transformations successives du lien social, les variations consécutives des rapports d’homme à homme nous fournissent un indice plus constant et qui, pour cette raison surtout, nous semble acceptable.
Dans le domaine géologique, les grands effondrements, les éruptions volcaniques, les tremblements de terre et autres cataclysmes emportent de nombreuses victimes et frappent l’imagination ; mais, en définitive, ils ne produisent que des changements superficiels : ce sont des effets, non des causes. Les véritables forces plastiques qui créent ou modifient profondément l’épiderme de notre planète sont la goutte de pluie, le ruisseau, les courants liquides ou aériens, les incessantes alternatives de froid et de chaud… toute une légion d’agents qui, par leur action imperceptible, mais continue, désagrègent les roches les plus réfractaires, déposent et en modifient les alluvions. Ce sont les madrépores, les foraminifères qui, dans leurs microscopiques cellules, construisent grain par grain les récifs, les îles, les massifs puissants, les continents énormes. Ainsi du travail intime des générations qui nous ont précédés : seul créateur des formations historiques, il se dérobe obstinément à nos recherches. Les annales de l’humanité n’ont enregistré que l’exceptionnel, l’extraordinaire, ce qui saisissait vivement les esprits. Les monuments qui nous restent des siècles écoulés, sont, à part quelques théâtres et des tombeaux, des palais et des temples, c’est-à-dire des édifices dont la multitude était rigoureusement exclue, ou dont on ne lui livrait l’accès qu’en de rares occasions[3]. Mais les humbles demeures où le peuple vivait sa quotidienne vie, grise et monotone, et où, sous la pénible corvée historique, il périssait lentement au profit des générations à venir, celles-là, toujours et partout, ont été trop chétives pour résister à la destruction. Impossible de reconstituer l’existence passée des nations, si ce n’est d’après les lointains échos des événements qui les ont agitées, quelques débris de leurs villes et de leurs édifices publics.
Depuis l’origine des temps historiques, les destinées des peuples et de l’humanité entière ont si souvent varié en tous sens et en toutes directions, les siècles d’ignorance et de misère ont tant de fois succédé aux périodes de prospérité et de gloire, qu’il est difficile de s’orienter dans ce dédale. La « nature intime » de quelques élus se montrait avec éclat, avec grandeur, mais la condition de l’homme, c’est-à-dire des masses, ne s’améliorant point. L’histoire pragmatique — celle qui se contente d’enregistrer, dans leur désordre chronologique, les faits et gestes des principales nations du globe — n’est rien moins qu’une monographie du progrès. À une science plus abstraite, à l’histoire philosophique, ou, comme on est convenu de l’appeler, à la philosophie de l’histoire, de livrer le fil d’Ariane nécessaire pour nous conduire à travers le sombre labyrinthe qu’il s’agit d’explorer.
Mais : Y a-t-il une philosophie de l’histoire ? Telle est la question que se pose M. Francisque Bouillier et que nous nous posons tous avec lui[4].
J’ai beau chercher, dit-il, dans les systèmes compris sous le nom de philosophie de l’histoire, je n’y trouve rien qui soit susceptible de démonstration. Il n’y a qu’une seule loi, celle du progrès… Au-dessus de toutes les lois auxquelles les anciens et les modernes ont tenté d’assujettir les mouvements de l’humanité, au-dessus de tous les cycles, de toutes les alternatives, de tous les flux et reflux, de toutes les lignes droites ou brisées, en spirale ou en zigzag, de tous les rythmes, itus reditusque, comme dit Pascal, corsi e ricorsi, comme dit Vico, il n’y a que cette seule loi de progrès qui pour ainsi dire surnage, pourvu toutefois qu’on la débarrasse des erreurs, des visions qui la compromettent, qui la faussent, qui la rendent ridicule ou dangereuse. Dans cette idée seule du progrès, se fait l’accord de la plupart de ceux qui écrivent aujourd’hui sur la philosophie de l’histoire. Presque tous s’accordent à ériger le progrès en loi suprême de l’homme ; quelques-uns même en font un Dieu et ne l’écrivent qu’avec une mystérieuse majuscule. Mais si tous s’accordent à prononcer son nom, que de diversités, que d’erreurs dans la manière dont l’entendent certaines écoles ! Suivant les uns, il est fatal en tant que cosmique ; suivant les autres, il est fatal, en tant que providentiel. »
Au point de vue particulier où nous nous plaçons pour le moment, peu importe d’où vient le progrès et par quelles voies il procède ; l’essentiel est de déterminer en quoi il consiste et à quel signe définitif on le reconnaît dans l’histoire, en dehors de toute velléité subjective, de tout parti pris de système ou d’école.
Pour le savant auteur que je viens de citer, « progrès » ne signifie pas seulement une marche en avant, mais une marche intelligente, libre et consciente vers une fin qui est notre bien. L’être qui n’a ni liberté ni intelligence peut passer d’un état à un autre, se développer ou évoluer, mais il ne progresse pas. « En quoi, par exemple, demande M. F. Bouillier, l’état liquide de notre globe, pris en lui-même, est-il un progrès sur l’état gazeux ou l’état solide sur l’état liquide ? On nous dira, sans doute, que ces états successifs ont été un progrès parce qu’ils préparent l’avènement de l’homme sur la terre, ou plutôt parce qu’ils en étaient la condition préalable. Mais, entre la scène sur laquelle les acteurs doivent paraître, quand elle sera prête, et les acteurs eux-mêmes, il y a un hiatus qu’une trompeuse synonymie de mots ne saurait combler. Ne confondons donc pas le progrès avec le développement matériel des conditions de l’existence de l’humanité sur cette terre, et conservons seulement pour elle (pour la marche consciente, libre et intelligente vers une fin qui est notre bien) ce beau mot de progrès. »
M. Bouillier ne semble pas s’apercevoir que cette émondation arbitraire par lui proposée à l’idée de progrès ne saurait être acceptée sans réserve : ce serait renier, je ne dirai pas seulement les progrès philosophiques, mais aussi les acquisitions moins contestables du dernier quart de siècle dans le domaine des sciences exactes. Dans celui de l’histoire, il me semble bien difficile de faire la juste part de l’amélioration des conditions humaines et du naturel même de l’homme, amélioration effectuée librement et en connaissance de cause par des êtres capables de prévoir et d’apprécier jusqu’aux conséquences les plus lointaines de leurs actions. D’après Herbert Spencer, cette part serait bien infime en comparaison des progrès qui résultent, pour ainsi dire fatalement, du concours de circonstances imprévues, du choc et du croisement des intérêts, des passions, des actes inconscients ou inspirés par des tendances égoïstes et mesquines. Le progrès n’aurait dans l’histoire qu’une existence précaire et tout à fait problématique s’il avait pour seul agent et pour seule garantie le bon vouloir de quelques êtres d’élite : la notion même en deviendrait confuse et vaporeuse ; ce serait, de propos délibéré, ouvrir des abîmes entre la nature et l’homme, soi-disant son maître et souverain. L’histoire et la philosophie ne gagneraient rien, du reste, à ce divorce avec les sciences exactes et naturelles.
Au contraire : c’est seulement depuis « l’époque darwinienne » et l’examen approfondi de la notion du progrès par les naturalistes, que ce mot a acquis un sens précis, indépendant des systèmes métaphysiques et du verbiage d’école. Dans le domaine des sciences exactes, on entend par progrès cette sériation des phénomènes naturels où, à chaque étape de l’évolution, la force se manifeste avec une variété et une intensité croissantes ; la série est dite progressive quand chacun de ses termes reproduit les antécédents, plus quelque caractère nouveau qui n’apparaissait point encore dans la phase antérieure, et devient lui-même le germe d’un plus dans la phase consécutive. La plante est en progrès sur le monde minéral : elle nous présente le processus de la nature non organisée, plus les propriétés spécifiques de la nutrition, de la croissance, de la reproduction. L’animal, à son tour, est en progrès sur la vie végétale, puisque, aux acquisitions de la plante, il ajoute ses propres facultés de mouvement et de sensation. L’homme est en progrès sur les autres vertébrés, car sa vie sensitive et intellectuelle est susceptible d’une richesse inconnue à ses précurseurs. Et, pour répondre à ce qui semble embarrasser M. F. Bouillier, la solidification de l’enveloppe terrestre, abstraction faite de l’apparition subséquente de l’homme, constitue en elle-même un progrès, puisqu’elle provoque ainsi une intensité de vie incompatible avec l’état liquide et gazeux de la planète.
Dans les phases inférieures de l’évolution, dans ce qu’on appelle improprement la nature inerte ou inanimée, la constitution chimique des corps est relativement simple et homogène ; l’énergie déployée est en raison directe de la masse, c’est-à-dire de la quantité des particules matérielles associées à volumes égaux. Aussi, depuis nombre d’années, les sciences anorganiques ne reconnaissent-elles qu’une seule force, l’attraction moléculaire, qu’une seule loi, la gravitation newtonienne, qu’un seul critérium, le poids. Le gaz le plus « indifférent », l’hydrogène, est en même temps le plus léger, tandis que le carbone, l’élément qu’en chimie on pourrait appeler le plus progressif en raison de son rôle prépondérant dans les combinaisons organiques, dépasse la plupart des autres en pesanteur spécifique.
Dans le domaine biologique, les choses changent d’aspect. La composition chimique des corps devenant de plus en plus complexe et hétérogène, l’intensité de la vie, de la force déployée, ne dépend plus exclusivement de la quantité des molécules associées, mais aussi, et surtout, de leur diversité et de la division de plus en plus parfaite du travail commun entre les parties d’un corps ; l’organisation est d’autant plus élevée, que, à masse donnée, elle développe plus d’énergie vitale. Quelques grammes de substance cérébrale, c’est-à-dire du plus progressif des tissus organiques, sont le siège d’un travail physico-chimique infiniment plus puissant que ceux de l’énorme aérolithe d’Ovifak, ou d’un bloc de granit cubant des centaines de mètres. Un premier hiatus semble ainsi se produire entre la nature inerte et le monde organisé : il n’existe pourtant que dans notre manière de voir et d’apprécier les choses, car les plus savantes recherches ont démontré l’impossibilité de tracer une limite réelle entre la matière minérale et la matière organique, entre les plantes et les animaux. Seulement, dans son développement biologique, la vie nous présente une variété, une complication telles qu’un principe plus synthétique devient ici absolument nécessaire ; il faut, pour saisir la sériation progressive, un critérium plus délicat que celui du poids. Nous sommes obligés de changer d’outils, tout comme on rejette le thermomètre à mercure lorsqu’il s’agit de hauts fourneaux, ou de ces basses températures auxquelles durent recourir, à Genève M. Raoul Pictet, à Paris M. Cailletet, et à Cracovie MM. Wroblewsky et Olszewsky, pour obtenir la liquéfaction et même la solidification fugitive de gaz autrefois réputés permanents.
Depuis Ch. Darwin, il est généralement admis que cette loi spécifique de la biologie est la lutte pour l’existence, ou en d’autres termes la concurrence vitale, dirigée et soutenue par la sélection. Mais, avant le grand naturaliste anglais, C.-E. Baër démontrait déjà scientifiquement que, pour la série organique, le progrès possède un indice morphologique infaillible : la différenciation, c’est-à-dire la diversité de plus en marquée des parties, et leur aptitude croissante à n’accomplir qu’une portion déterminés du travail collectif. Maintenant que la biologie a nettement formulé ces deux principes, on peut la considérer, avec raison, comme définitivement constituée en une science exacte, indépendante des fictions métaphysiques et des partis pris d’école ou de système.
La civilisation, nous l’avons déjà vu, est la marche en avant des sociétés humaines, dont la vie est beaucoup plus complexe que celle des individus, plantes et animaux. De l’accord des positivistes français et des évolutionnistes anglais, la science qui s’occupe des phénomènes de la vie collective, la sociologie, est à la biologie exactement ce que celle-ci est à l’anorganologie, c’est-à-dire qu’elle en est dépendante ou indépendante suivant le point de vue auquel ou la considère : dépendante, car elle étudie les étapes ou les phases supérieures de la série progressive qui, des phénomènes physiques et chimiques les plus élémentaires, s’élève sans réelle solution de continuité jusqu’aux manifestations les plus complexes de la vie sociale ; indépendante, en ce sens que sa compétence s’étend sur un domaine relativement restreint et spécial de problèmes trop compliqués pour que leur solution scientifique soit possible sans l’énoncé d’un principe plus synthétique et le secours d’un critérium nouveau. Donc, si la sociologie devient à son tour une science exacte, il faut qu’elle établisse nettement sa loi spécifique et nous révèle l’indice auquel, dans son domaine, on reconnaîtra le progrès aussi infailliblement qu’un biologiste le retrouve dans les organismes par la différenciation.
La coopération, voilà la caractéristique principale de la vie sociale. Si, dans le domaine de la biologie, les êtres plus ou moins individualisés, de la cellule à l’homme, luttent pour l’existence ou pour quelque but égoïste et personnel, sur le terrain sociologique, au contraire, ils unissent leurs efforts en vue d’un intérêt commun. Peu nous importe si, en réalité, la coopération apparaît souvent comme une conséquence nécessaire et logique de la lutte pour l’existence, l’essentiel est que, en même temps, elle soit tout aussi distincte du principe darwinien que l’est la concurrence vitale de la loi plus générale de l’attraction universelle. Qu’une ligue soit offensive ou défensive, les clauses de l’alliance n’en restent pas moins très différentes des règles du combat. La délimitation des domaines de la biologie et de la sociologie n’offre donc pas de difficulté et ne prête à aucune confusion sous le rapport des principes : la biologie étudie, dans le monde végétal et animal, les phénomènes de la lutte pour l’existence ; la sociologie ne s’intéresse qu’à ceux de l’union de forces plus ou moins centralisées, c’est-à-dire de la coopération dans ce même domaine de la nature[5].
« La société est un organisme », ont dit Auguste Comte et H. Spencer. Fourvoyés par cette définition, les savants les plus distingués ont prétendu et prétendent encore que la loi darwinienne, la lutte pour l’existence, est non seulement la base de la biologie, mais aussi embrasse le domaine de l’histoire. « La société est un organisme », c’est là simplement une façon de parler qui, depuis Menenius Agrippa, n’a plus le mérite d’être nouvelle. Rien ne s’oppose, du reste, à ce qu’on l’accepte couramment, à condition de n’en point induire que les lois et les principes de la biologie suffisent pour résoudre scientifiquement tous les problèmes. Certes, les sociétés sont des organismes comme les organismes sont des corps ; mais les corps organisés, plantes ou animaux, étant infiniment plus complexes que les minéraux, ce n’est pas à l’aide de simples formules de physique et de chimie que la science serait parvenue à en élucider l’évolution. Darwin et Baër ont magistralement expliqué celle-ci par la lutte pour l’existence et la différenciation. Or, les sociétés étant à leur tour des organismes plus complexes que les plantes et les animaux, on devrait, a priori, s’attendre à trouver les principes et le critérium spécifique de la biologie incompétents par rapport aux questions sociales. Herbert Spencer me paraît autoriser cette manière de voir : 1° par le fait qu’il considère la sociologie comme une science autonome et dépendant de la biologie dans la seule mesure où celle-ci dépend des études anorganologiques ; 2° par la distinction qu’il établit entre les trois étapes de l’évolution : mécanique, organique, et super-organique ; 3° plus directement encore, par le départ qu’il fait entre les organismes individuels, susceptibles d’une différenciation poussée au suprême degré, et les organismes sociaux où elle se trouve cantonnée dans les étroites limites que lui-même a très bien déterminées[6].
Les sociologistes de tous les temps et de toutes les écoles se sont fort préoccupés des rapports entre l’individu et la société aux phases diverses du perfectionnement social ; mais lorsque les naturalistes, habitués au langage précis des sciences physiques, se sont, à leur tour, intéressés à ces problèmes, ils n’ont point tardé à voir combien étaient confuses ces notions de l’individu et de la collectivité. Le seul véritable individu, c’est la cellule, la plastide ; en la divisant, on n’obtiendrait que de la matière informe. Ces individus absolus se suffisent à tous les points de vue biologiques ; le microscope nous en révèle des myriades qui, dans leur isolement égoïste, croissent et se multiplient, luttent pour l’existence à leurs risques et périls, sans recourir au principe supérieur et fécond de la solidarité. Mais d’autres myriades de ces organismes poussés par une force dont nous ignorons absolument la nature, se rassemblent en sociétés ou colonies. À leur tour, ces organismes collectifs ou polycellulaires se présentent, tantôt comme des individus d’un ordre secondaire, tantôt comme des parties constituantes de nouveaux groupements, formant ainsi des individus d’un ordre supérieur dont ils deviennent les tissus, les organes. Au point de vue de la biologie moderne, l’homme, l’individu dont le Contrat social de J.-J. Rousseau réglait les rapports avec la communauté, nous apparaît comme une société composée de nombreux individus d’un ordre inférieur, d’organes, ceux-ci se réduisant à leur tour à des groupes d’individus de l’ordre élémentaire, c’est-à-dire des cellules ou plastides. Un seul et même être végétal ou animal peut donc se manifester soit comme individu, soit comme organe ou membre d’une communauté représentée par un individu plus parfait, soit enfin comme une société, par rapport aux éléments qui le constituent. On est convenu de donner le nom de bions aux êtres ayant atteint le degré d’individualisation auquel sont parvenus l’homme et les animaux supérieurs.
Tout en étant beaucoup plus complexe que celle des êtres d’un ordre inférieur, l’individualité des bions est loin d’être aussi absolue que celle d’une simple cellule. Tandis que les individus monocellulaires se suffisent, non seulement pour vivre, mais aussi pour multiplier, les bions les plus parfaits doivent, pour la conservation de l’espèce, S’unir à d’autres bions de sexe différent, se soumettant ainsi à un nouveau groupement d’un ordre supérieur, le dème. L’exemple le plus élémentaire de ces dèmes naturels nous est offert par les couples conjugaux si fréquents dans le règne animal, mais ce n’est là que le point de départ d’une évolution extraordinairement riche en formes variées[7].
Notons en passant que les positivistes, d’après Auguste Comte, et les évolutionnistes anglais, avec Herbert Spencer, placent — et fort arbitrairement à mon avis — le commencement du domaine de la sociologie à l’origine des dèmes, abandonnant ainsi aux recherches biologiques l’évolution des formes inférieures de l’individualité collective. Pour A. Comte, notamment, l’attrait sexuel, qui pousse les bions à la formation des dèmes est, en quelque sorte, la base physiologique des instincts altruistes sur lesquels repose l’édifice social. J’ai examiné ailleurs[8] la valeur de cette assertion : à mon sens, le domaine sociologique se trouve partout où se manifeste un phénomène de coopération ; mais à cet égard, on ne peut tracer de limite précise entre les organismes individuels et les sociétés. Toujours est-il que les biologistes n’entendent pas exclure de leurs études les dèmes conjugaux : nous ne saurions les en blâmer, puisque le peu de lumière projetée sur ces problèmes est due aux seules recherches des botanistes et des zoologistes.
Les premiers organismes polycellulaires ou collectifs présentent des sociétés où tous les individus sont exactement semblables les uns aux autres ; nulle division du travail, nulle différenciation entre les éléments dont elles se composent : les cellules forment un tout, en tant qu’elles communiquent par leurs cavités ou sont soudées une à une par une membrane, un lien mécanique quelconque ; si un accident vient à détruire ce lien, chaque partie reprend son existence à part ; la communauté est dissoute sans qu’il en résulte un dommage appréciable pour les individus.
Par l’effet de la coopération ou de la cohabitation forcée, une division ou plutôt une spécialisation de travail, rudimentaire d’abord, ne tarde pas à s’accentuer entre les parties. Pour n’en citer qu’un exemple grossièrement schématique, les cellules périphériques, celles qui sont en contact avec le liquide nourricier constituant le milieu ambiant, se contenteront d’absorber cette nourriture, laissant le soin de la digérer aux cellules centrales, empêchées, par le lieu qu’elles occupent, de faire le travail d’absorption.
Baër constata le premier que, à partir de ce point, une différenciation de plus en plus complète, une division du travail de plus en plus spécialisée et intime, correspond à chaque nouveau progrès réalisé dans l’organisation végétale ou animale. Il serait pourtant inexact de dire que, dans la série biologique, le progrès réside dans cette différenciation même, car, pour cette série comme dans toutes les autres, il consiste dans l’intensité et la variété toujours croissantes des manifestations de la vie. Seulement, à partir des organismes polycellulaires les plus simples, la différenciation devient l’indice le plus apparent et le plus certain du progrès : elle l’accompagne fidèlement à travers toute la série biologique et en marque les hausses et les baisses, ainsi que, dans un tube thermométrique, le mercure enregistre les variations de la température. La différenciation atteint son apogée chez les vertébrés supérieurs ; dans l’organisme humain, la division du travail est déjà si parfaite, que les parties constituantes, organes, tissus et cellules, ont depuis longtemps perdu ou abdiqué toute indépendance personnelle, toute possibilité physiologique d’exister les unes sans les autres. Quand une lésion grave atteint l’un de nos organes, non seulement la communauté tout entière se sent menacée, mais les membres non directement intéressés souffrent individuellement et finissent par périr, ne pouvant se passer du travail de la partie détruite ou endommagée.
L’évolution organique ne s’arrête pas chez les bions à cette différenciation parfaite. Les fins de la reproduction des espèces poussent, nous l’avons déjà vu, les vertébrés à former des sociétés ou des individualités collectives d’un ordre supérieur, ces dèmes que les botanistes et les zoologistes regardent comme des individus biologiques ou morphologiques plus complexes que la personne humaine. Ici, le critérium infaillible de Baër, la différenciation tant prônée, interrompt brusquement ses indications précises, de même qu’au-delà de son point d’ébullition le mercure du thermomètre, sans que cette interruption nous autorise à supposer un hiatus réel dans l’évolution même.
On a beau insister sur les différences morphologiques du mâle et de la femelle chez les animaux supérieurs[9], les plus accusés de ces caractères sexuels sont peu de chose en comparaison des écarts qui se manifestent entre les divers tissus et organes de notre corps. Jamais non plus les membres constituant un dème ne perdent leur indépendance au point de ne plus pouvoir exister physiologiquement l’un sans l’autre ; Herbert Spencer, du reste, l’a fort bien démontré[10]. Si, par rapport aux phénomènes sociaux, nous persistions à maintenir la différenciation comme caractéristique du progrès, il faudrait arriver à des conclusions erronées et souvent révoltantes. Ainsi, en appliquant ce critérium biologique au perfectionnement des groupes conjugaux, nous serions logiquement amenés à voir l’idéal de la famille dans les unions que les planteurs blancs contractaient naguère avec les négresses leurs esclaves : les dissemblances natives de l’homme et de la femme se trouvaient là fort accrues par les inégalités de caste, par la diversité de race ; la différenciation était donc à son comble. Dans l’ordre purement social, aussi, nous aurions à regretter le code de Manou, si merveilleusement « différencié » que les diverses conditions y étaient représentées par des variétés ethnologiques correspondantes. Un auteur sérieux, et que j’ai déjà cité, déclare dans un ouvrage récent[11] que le peuple anglais lui paraît être le plus avancé dans la voie du progrès, parce qu’il est « celui où les différences sociales s’accusent avec le plus de netteté, où les dons de la fortune sont le plus inégalement répartis, où l’extrême richesse coudoie avec le plus d’insolence l’extrême misère ». M. Mougeolle, il est vrai, pense atténuer la portée anti-sociale de son enseignement, en ajoutant qu’il y a une bonne et une mauvaise différenciation : d’après lui, « les inégalités naturelles, celles qui proviennent, non des privilèges attachés à telle ou telle naissance, mais des aptitudes propres et des qualités individuelles, s’accusent de plus en plus sous l’action de la concurrence pacifique ; alors vont en s’abaissant les barrières élevées entre les castes pendant, que, sous l’influence des croisements répétés et de la sélection sans cesse agissante, on voit s’affaiblir les inégalités artificielles, imposées, conséquence d’une époque de conquête et de spoliation. » Mais distinguer entre le naturel et l’artificiel, entre la bonne et la mauvaise différenciation, me parait bien difficile, et notre auteur lui-même s’y trompe étrangement : jamais lord du Royaume-Uni n’a prétendu posséder ses immenses domaines de par sa vertu personnelle ; tous, au contraire, se targuent de devoir ces richesses à leur filiation plus ou moins directe et authentique des envahisseurs normands ou angevins. Ce sont donc précisément les effets d’une différenciation mauvaise et artificielle, « conséquence d’une époque de conquête et de spoliation », que M. Mougeolle admire en Angleterre. Nous ne saurions lui en vouloir beaucoup, car, en comparant le régime anglais en la différenciation « naturelle », telle que nous la voyons se produire dans les États démocratiques, la France, par exemple, ou les États-Unis de l’Amérique du Nord, il nous faut trop vite reconnaître que la « sélection toujours agissante » des coups de bourse et de la spéculation effrénée ne se montre en rien supérieure au principe de l’hérédité.
Mais, pour abonder dans le sens de Herbert Spencer, reflété par l’auteur de la Statique des Civilisations et des Problèmes de l’Histoire, supposons quelque part l’existence d’un pays d’Utopie où les dons de la fortune soient proportionnés au mérite des postulants, où les représentants de l’extrême richesse soient de vrais modèles de vertu, de talents, de sagesse, tandis que l’extrême misère, « coudoyée » dédaigneusement par cette élite de l’humanité, serait réservée aux seuls lâches, imbéciles et fainéants… En quoi l’organisation sociale de cette nation imaginaire serait-elle plus progressive que celle d’un autre pays dont je ne garantis pas non plus l’existence, où tous les citoyens étant doués, presque au même degré, d’intelligence, d’énergie, de vertu, il n’existerait pas de différenciation marquée, de grandes inégalités de condition ?
Tandis que les sociologismes discutent à perte de vue sur l’universalité d’un critérium que, pour notre part, nous renvoyons à son vrai terrain, les études biologiques, les biologistes, à leurs risques et périls, s’occupent de certaines questionne de science sociale, dont les frontières coïncident ou plutôt se confondent avec celles qu’ils ont coutume de traiter. Ces recherches ayant été dirigées par une méthode rigoureuse, les résultats obtenus ont bien leur importance par rapport à la théorie et aux caractéristiques du progrès dans la nature et dans l’histoire. En résumant ce que leurs travaux renferment de plus instructif et de moins contestable au sujet de l’évolution des limites sociales, voici ce que nous pouvons établir :
L’association ou la coopération, c’est-à-dire le concours de forces plus ou moins individualisées et tendant vers un but commun, apparaît avec les premiers organismes polycellulaires, presque au début même de la série biologique[12].
Aux divers degrés de l’échelle morphologique, cette coopération au travail coordonné d’individus nombreux s’obligent par des procédés naturels différents :
Au degré inférieur (celui des premiers organismes polycellulaires), par le critérium mécanique, c’est-à-dire par des liens, membranes, soudures, adhérences ou communication de cavité, etc.
Au degré intermédiaire (jusqu’aux bions inclusivement), par la nécessité physiologique résultant de la différenciation, et de l’impossibilité, pour chaque membre isolé de la communauté, d’exister sans le travail de ses co-associés.
Au degré supérieur (les dèmes débutant par les groupes conjugaux, polygames, polyandres ou monogames), par l’attrait sexuel, qui est une impulsion voulue par les êtres qui contractent l’union ; ce lien, à son début même, n’est déjà ni mécanique, ni exclusivement physiologique, mais psychologique à un certain degré[13]. À mesure que le dème se perfectionne sans sortir encore du domaine de la biologie animale, la prédominance de cet élément psychologique l’accentue toujours davantage, le penchant sexuel cédant de plus en plus sa place à l’affection mutuelle, aux soins prodigués en commun à la progéniture, à la solidarité de plus en plus consciente des penchants et des intérêts, etc.
Le perfectionnement ou le progrès du lien social, débutant dans la série sociologique par la coercition pure et simple, s’achemine donc vers le caractère de plus en plus psychologique et libre des unions contractées. Dans cette marche ascendante, la différenciation ne caractérise que l’étape intermédiaire : au degré inférieur, elle ne parait pas encore ; au degré supérieur, elle a perdu pour nous tout intérêt ; comme la masse dans la série organique, elle n’est plus en rapport permanent et stable avec le progrès. Et, puisque, de nos jours, le langage téléologique ou anthropomorphique n’est un piège pour personne, qu’il ne soit permis d’exprimer ma pensée plus nettement en ces termes : La nature, ayant besoin de la solidarité des êtres, sans laquelle elle ne pourrait réaliser les formes supérieures du devenir, habitue d’abord ces êtres à la vie commune par la coercition ; elle les assouplit ensuite par la différenciation ; enfin, lorsqu’elle les juge mûrs pour une collaboration volontaire à son travail, elle relâche tous les liens de contrainte et de subordination, et l’œuvre la plus importante au point de vue biologique, la reproduction des êtres, se trouve ainsi confiée aux instincts et aux penchants les plus personnels et les plus arbitraires.
Le progrès sociologique est donc en raison inverse de la coercition déployée, de la contrainte ou de l’autorité, et en raison directe du rôle de la volonté, de la liberté, de l’anarchie. Proudhon, dans son langage absolutiste et métaphysique, l’avait d’ailleurs démontré.
À notre sens, la supériorité des groupements naturels du troisième degré, c’est-à-dire des dèmes anarchiques, ne saurait être sérieusement contestée : en premier lieu, les individus (bions) qui contractent ces sortes d’unions sont plus parfaits que les organes ou les cellules, membres constituants des groupements subordonnés (différenciés) et imposés (coercitifs) ; 2° le but réalisé par ces unions, la conservation des espèces, est plus vaste, plus général, plus important que les résultats obtenus par les deux autres modes de groupement, c’est-à-dire la formation et la conservation d’individus isolés ; 3° ces unions sont les seules voulues par les contractants.

CHAPITRE II

LE PROGRÈS DANS L’HISTOIRE

Analogie des groupements organiques el des groupements historiques. — L’histoire représente l’évolution sociologique abstraite subordonnée à l’action cosmique du milieu. — Despotisme et anarchie. — Esclavage, servage, salariat. — Les trois périodes du lien social.
Le progrès sociologique, tel que nous l’avons défini dans le précédent chapitre, joue sans doute un rôle important dans l’histoire, mais il est loin de l’expliquer tout entière. L’énigme que le sphinx accroupi au seuil des âges pose depuis de si longues années, reste toujours sans réponse : pas un des Œdipes de la sociologie moderne n’a pu nous dire pourquoi l’histoire commença par toute autre chose que ces groupements anarchiques et volontaires, manifestement les plus parfaits et auxquels l’évolution biologique avait déjà abouti par les unions sexuelles. Rien n’est plus facile à comprendre que l’oppression des faibles par le fort — la vie animale nous offre continuellement ce drame — mais comment se rendre compte de l’oppression des forts par le faible, des masses innombrables par une minorité infime, bien souvent un seul être abruti et chétif ? Ce spectacle qui se retrouve invariablement au début des annales de toutes les nations, et qui est sans exemple dans la nature, l’homme seul excepté, semble un paradoxe éternel et comme la moquerie d’une divinité railleuse et méchante. Depuis que l’humanité sait chanter et écrire, elle n’a cessé de maudire le despotisme, mais pas un prophète, pas un barde n’a su en expliquer la genèse. Quand J.-J. Rousseau s’écrie : « L’homme a été créé pour être libre, et pourtant nous le voyons partout dans les chaînes ! » quand, du haut de sa grandeur olympienne, Gœthe laisse tomber ces paroles : Der Mensch ist nicht geboren frei zu sein ! (l’homme n’est pas né pour être libre !), le rhéteur et le poète restent également en dehors de l’esprit scientitique et de la réalité. Étant donné le milieu ambiant et son aptitude a s’y adapter, l’homme est fait pour s’y développer de son mieux ; et, d’un autre côté, la liberté n’est point une chimère, puisqu’un grand nombre de peuplades médiocrement dotées par la nature sont parvenues à la réaliser, parfois à un degré que les nations historiques, anciennes et modernes, auraient raison de leur envier.
L’unique théorie des origines du despotisme qui présente quelque apparence scientifique, est, à ma connaissance, celle de Herbert Spencer. Il attribue les différentes destinées des nations, par rapport à la liberté, aux tendances, tantôt militaristes, tantôt économistes, qui, à une phase reculée de leur préhistoire, s’accentuaient déjà chez les diverses peuplades. Pourtant, il n’est pas difficile de voir que cette hypothèse à pour base une conception a priori, reposant à son tour sur une appréciation exagérée de la violence de l’élément guerrier dans l’histoire. La guerre n’est qu’un épisode, un cas particulier de l’universelle lutte pour l’existence. Les pyramides de Giseh, les murailles de Babylone, les digues de la baie de Hangtcheou, et tant d’autres merveilleuses créations de ce que Herbert Spencer entend par économisme, représentent plus de sang et de larmes, plus de souffrances et d’iniquités que tous les champs de bataille du globe, depuis Kadech jusqu’à Sedan et Plewna. À toutes les époques et chez les peuples les plus divers, on pourrait trouver des communautés formées par la guerre et pour la guerre, et où le despotisme, l’élément coercitif, n’apparaît qu’en proportion minimale. Telles étaient, par exemple les républiques cosaques d’Ukraine au XVIIe siècle, et, plus récemment, les Monténégrins ; tels sont encore les Sikhs du Pandjah et plusieurs tribus montagnardes du Caucase, de l’Abyssinie, etc. Les Kabyles, un des peuples les plus braves de la terre, sont aussi l’un des plus libres, si ce n’est le plus libre entre tous ceux qui vivent ou ont vécu sur le globe. Voici ce qu’en dit M. E. Renan, que l’on ne soupçonne point de tendresse de parti pris pour le principe anarchique :
« Le monde berbère[14] nous offre ce spectacle singulier d’un ordre social très réel, maintenu sans une ombre de gouvernement distinct du peuple lui-même. C’est l’idéal de la démocratie, le gouvernement direct, tel que l’ont rêvé nos utopistes… Rien de plus éloigné de l’avilissant despotisme de l’Orient, de ce culte de la force considérée comme manifestation de la volonté divine… La forme monarchique est, dans cette race, une rare exception et, quand on la rencontre, on peut être sûr que la population qui la subit n’est pas constituée d’une manière normale.
« Cette organisation politique si simple repose sur un esprit de solidarité qui dépasse tout ce qu’on a pu constater jusqu’ici dans une société vivante ou ayant vécu. Les institutions d’assistance mutuelle sont, dans la société kabyle, poussées à un point qui nous étonne ; la coutume renferme des dispositions pénales contre ceux qui voudraient se soustraire aux obligations de ce que nous appellerions la charité et la générosité. Le pauvre est nourri, en partie, par la communauté… Si un particulier veut tuer une bête, il est tenu d’en aviser l’amin, afin que les malades et les femmes enceintes puissent se procurer de la viande. L’étranger, dès qu’il entre dans le village, à sa part dans le bien commun[15] ».
Un autre auteur non moins compétent[16] ajoute à ce tableau : « Le travail n’est pas considéré comme dégradant chez les Berbères en général et tout le monde s’y livre ; aussi cette société ne comporte-t-elle pas cette distinction choquante entre nobles qui ne font rien et serfs qui les nourrissent. » Voici, pour en finir, le témoignage de M. C. Devaux[17] : « Si un individu se trouve dans l’impossibilité de cultiver son petit patrimoine faute d’animaux nécessaires, de reconstruire sa maison faute d’argent, la djemâa (assemblés communale analogue à la Landsgemeinde de la Suisse allemande), décide qu’une corvée générale aura lieu. Nul ne peut en être exempt. »
Les Kabyles, de même que les Touareg, ces hommes belliqueux qui donnent aux combats la meilleure part de leur existence, jouissent donc de la plus entière liberté : ils ignorent si complètement les équivoques bienfaits de la différenciation sociale, qu’ils ne se divisent même pas en travailleurs et en fainéants ; les riches ne s’y distinguent pas des pauvres[18]. D’autre part, nombre de peuples livrés au despotisme depuis de longs siècles, poussent le mépris de la guerre jusqu’à ne plus savoir se défendre : tels sont les Chinois ; telle a été la Venise des doges.
Certes, les exemples sont assez nombreux où les origines du despotisme peuvent être rattachées à une guerre de conquête. Mais, pour peu que l’œuvre fondée par le glaive présente quelque durée, on en vient à se demander si le militarisme n’est pas une cause d’asservissement plus apparente que réelle. Tous les empires édifiés exclusivement sur les victoires et la violence n’ont eu qu’une existence éphémère et n’ont jamais été despotiques dans le vrai sens du mot. Les chefs mongols, conquérants de la Chine, se sont, à grande hâte, nationalisés chinois en adoptant les lois, les mœurs, la langue même des vaincus. Les Turcs, qui s’abattirent comme des bêtes de proie sur les civilisations expirantes de Byzance et du Khalifat, détruisaient, rançonnaient, égorgeaient, mais ils n’ont réussi, en somme, qu’à établir un despotisme tout à fait superficiel, daignant à peine se mêler de l’administration des peuples conquis. En Égypte, la situation des fellah a été tolérable jusqu’à Méhémet-Ali, qui, oublieux des traditions tartares et turkmènes, a voulu se poser en restaurateur de la civilisation pharaonique.
Nous avons vu que, dans la nature, c’est-à-dire dans la série biologique, la liberté peut servir de mesure au progrès du lien social. Si l’histoire a l’unique tâche de montrer, sous des vêtements nouveaux, les transformations graduelles de l’évolution organique, nous ne pouvons qu’y constater les mêmes phases ascendantes :
I. Période inférieure. — Celle des groupements imposés, basés sur la coercition, analogues aux colonies rudimentaires de cellules réunies par un lien extérieur ou mécanique.
II. Période intermédiaire. — Celle des groupements subordonnés, bases sur la différenciation, sur une division du travail de plus en plus spécialisée et intime.
III. Période supérieure. – Celle des groupements coordonnés, basés sur les penchants personnels et sur la communauté de plus en plus consciente des intérêts.
Un des lieux communs les plus rebattus répète, en effet, que la vraie civilisation se reconnaît à la liberté. Pourtant, si nous appliquons directement à l’histoire le critérium de la « coercition décroissante », le seul qu’on puisse abstraire des enseignements de la biologie, nous sommes bientôt complètement déroutés. Pour en revenir, par exemple, à l’anarchie des Kabyles du Djurdjura, ce peuple, qui compte à peine parmi les demi-civilisés, jouit — on ne saurait le nier — d’une constitution sociale bien supérieure, au point de vue sociologique, à celle dont se contentent la plupart de ses conquérants français. Nul ne songe pourtant la disputer à ceux-ci l’honneur d’occuper l’un des premiers rangs parmi les nations policées du globe. Et ce n’est pas là, malheureusement, une anomalie fortuite. Les peuples libres sont assez nombreux dans les diverses régions du globe[19] ; mais tous, sans exception, appartiennent bien plus au domaine de l’ethnographie qu’à celui de l’histoire : en fait de science, d’art, d’industrie, plusieurs d’entre eux n’ont pas encore dépassé l’âge de pierre. Et parmi les nations célèbres, pourrait-on en citer une seule, qui, à une période quelconque de son évolution, n’ait subi le despotisme le plus dégradant, poussé parfois jusqu’à la déification des fonctions coercitives, une seule qui, dans sa constitution politique et sociale la plus avancée, n’ait conservé des empreintes indélébiles de ce passé ? « Les peuples heureux n’ont pas d’histoire ! » Cet aphorisme, en contradiction flagrante avec celui que nous avons cité plus haut, impliquerait d’ailleurs que la civilisation serait incompatible avec la liberté, élément essentiel, non seulement du bonheur, mais aussi du simple bien-être matériel.
Cette appréciation pessimiste se retrouve, il me semble, au fond des doctrines sociales les plus accréditées des temps modernes : les évolutionnistes, avec Herbert Spencer, affirment que la différenciation, c’est-à-dire l’inégalité des intelligences, des conditions, des fortunes, est un indice certain des progrès de la civilisation[20] ; les économistes malthusiens, en fait de libertés, ne connaissent que celle de la concurrence, c’est-à-dire le droit du vainqueur d’user et d’abuser de la dépouille du vaincu ; pour les penseurs esthétiques, dont M. E. Renan est un brillant exemple, le développement extraordinaire des richesses matérielles et intellectuelles, fruit d’une civilisation très avancée, constitue une compensation acceptable de cette perte du bonheur et de la liberté qui en est la rançon fatale ; de farouches révolutionnaires ne se plaignent, en somme, que de l’insuffisance de cette compensation.
Et cependant, si, battant en retraite à la vue de cet accord, inconscient parfois, des écoles et des partis les plus opposés, nous voulions accepter la doctrine si souvent décriée de l’homme sorti libre des mains de la nature, mais réduit aussitôt en esclavage par l’histoire et la société, nous nous retrouverions en face d’une confusion non moins inextricable. Ces Oua-Ganda des rives du Victoria Nyanza, dont un M’tesa fait abattre les têtes pour se distraire, ces nègres du Dahomey qui, tous les ans, périssent par milliers en des supplices atroces pour la plus grande gloire de leur principicule et de leur bon dieu Serpent, ces misérables qui poussent la folie de la servitude jusqu’à se suicider sur la tombe du souverain défunt pour être ses esclaves dans un monde meilleur, — n’ont certes pas été corrompus par le raffinement des mœurs, par le progrès d’arts ou de sciences dont ils ne connaissent pas le premier mot ! Sir John Lubbock, dans son ouvrage sur les civilisations primitives, a rassemblé, avec une prodigalité véritablement anglaise, de nombreux exemples, progrès à démontrer au vieux Jean-Jacques lui-même, que son « homme de la nature » n’est pas l’aimable athlète simple et fier, bon, mais jaloux de son indépendance, imaginé par le futur philosophe sous les ombrages des Charmettes. Si la liberté, comme l’ont rêvée nos utopistes, se retrouve chez quelques rustiques tribus du Djurdjura, le despotisme le plus effréné, tel que l’admiraient Bossuet, de Maistre et les poètes du Mahabharata, n’est pas non plus étranger à nombre de sauvages fort arriérés en civilisation.
Tout en admettant que, au point de vue de la science actuelle, la liberté est la seule caractéristique possible de la civilisation, nous ne saurions passer sous silence une considération importante : l’évolution sociale est partout subordonnée à la nécessité organique. Or, nécessairement, celle-ci impose à l’homme sa part de coopération, d’efforts synchroniques, tendant vers un but qui ne lui est pas strictement personnel, mais qui intéresse la communauté. Dans certains milieux, cette coordination est simple et facile ; l’utilité de l’œuvre exigée de chacun est immédiate et directement comprise de la moyenne des individus. Aussi, et sous toutes les latitudes habitables, l’homme, dans ces milieux, arrive-t-il sans peine à réaliser « ces groupements anarchiques » bien supérieurs aux formes coercitives et subordonnées, et que les plus avancés d’entre les Européens pourraient envier aux tribus berbères de l’Afrique. On comprend que l’histoire se désintéresse de ces peuples : occupant des milieux aussi privilégiés, ils ont résolu à peu de frais d’intelligence, d’énergie et de culture, le problème fondamental de nos annales ; plus heureux peut-être que les autres nations, ils n’ont, par cela même, rien à léguer à la postérité.
Mais il y a d’autres milieux — et l’histoire s’attache de préférence à ceux-là — qui ne deviennent habitables que par une coordination savante et compliquée de forces nombreuses et hétérogènes, concourant vers une fin dont la grande majorité des intéressés ne comprend même pas la portée. Ici, le degré nécessaire de solidarité ne pouvant être obtenu d’emblée d’un concours spontané et libre, on voit le groupement humain débuter par une des formes sociologiques les plus grossières, analogue à ces colonies rudimentaires de plastides, de cellules que réunit un lien imposé, extérieur et mécanique : je veux parler du despotisme à outrance. Une fois introduit dans l’histoire par cette action spécifique d’un milieu réfractaire aux efforts « anarchiques » de ses occupants, le despotisme prospère et s’épanouit ; plus tard, se survivant en vertu de la force acquise, il ne recule que pas à pas, et après des combats acharnés, devant les progrès nécessaires de la sociabilité. Plus la lutte fut terrible, plus le triomphe est glorieux et l’on comprendra sans peine que, dans tous les temps, les milieux de cette nature soient devenus les privilégiés de l’histoire, celle-ci ayant la mission d’enregistrer les victoires de l’homme sur les brutalités cosmologiques de toute nature.
Nous sommes loin, on le voit, de ce fatalisme géographique qu’on reproche souvent à la théorie déterministe du milieu dans l’histoire. Ce n’est point dans le milieu même, mais dans le rapport entre le milieu et l’aptitude de ses habitants à fournir volontairement la part de coopération et de solidarité imposée à chacun par la nature, qu’il faut chercher la raison d’être des institutions primordiales d’un peuple et de leurs transformations successives. Aussi, la valeur historique de tel ou tel milieu géographique — en supposant même qu’il soit physiquement immuable — peut-elle et doit-elle varier suivant la mesure où ses occupants possèdent ou acquièrent cette aptitude à la solidarité et à la coopération volontaires.
Que le despotisme, sous n’importe quel climat, et à n’importe quelle phase de la barbarie ou de la civilisation, que le despotisme, dis-je, revête la forme absolutiste, militariste ou sacerdotale, l’homme ne peut être opprimé que par l’impossibilité où il se trouve de fournir de son propre fonds et en connaissance de cause, la somme de solidarité exigée de lui par le milieu. Prêtre, guerrier ou roi, jamais despote ne fut, dans l’histoire, autre chose que le symbole vivant, la personnification de cette impuissance des opprimés : être inconscient, il ne domine pas plus ses sujets par la force ou par la ruse, que le drapeau ne fascine les combattants par l’éclat de ses couleurs.
Mais, si l’histoire suit son cours normal, l’équilibre s’établit de plus en plus entre le milieu et les aptitudes anarchiques de ses occupants ; peu à peu se manifeste le progrès, c’est-à-dire cette transformation du lien social constatée déjà dans la série biologique, et qui monte de la coercition à l’anarchie, de la solidarité imposée à la solidarité voulue. Quant à la distinction établie par Herbert Spencer entre le militarisme produisant l’oppression et l’économisme conduisant nécessairement à la liberté, elle n’explique rien, à mon sens, et ne rend même pas un compte fidèle des faits. C’est par suite surtout de « considérations économiques » que le vilain du moyen âge subissait le brigand féodal ; c’est par l’épée du mercenaire, par la force des armes, que le marchand de Carthage ou de Venise s’imposait au « peuple maigre ». La guerre, je l’ai déjà dit, n’est pas l’acte le plus sanglant de la corvée historique ; il ne répugne pas plus à la moyenne des hommes de mourir en Spartiates sous les flèches des ennemis, que d’expirer, misérables fellah, sous le fouet d’un conducteur de travaux écrasants et inutiles, comme, par exemple, la construction des Pyramides !
Suivons d’un peu plus près la marche du progrès social à travers le temps : nous y distinguons trois périodes principales, trois étapes de l’humanité.
Dans la première, les quatre grandes civilisations égyptienne, assyrienne, hindoue, chinoise, qui, à notre point de vue, constituent toute l’antiquité ou l’époque primaire des formations historiques, sont caractérisées par un développement sans égal du despotisme, par la divinisation des fonctions coercitives. Toutes les quatre ont réalisé le principe autocratique à un degré inconnu plus tard, soit dans les classiques tyrannies, soit dans les monarchies de droit divin de l’Europe féodale et post-féodale. Les plus cruels d’entre les césars de Rome. Louis XI en France, Ivan le Terrible en Russie, approchaient tout au plus à leurs mauvaises heures, de ces despotes orientaux dont les peuples se croyaient un appendice sans valeur, une émanation dégénérée. Bénin et déjà bureaucratique avec les pharaons, militant et féroce en Mésopotamie, sombre et sacerdotal dans l’Inde, patriarcat et méticuleusement académique en Chine, le pouvoir royal est la seule raison d’être de ces antiques sociétés, où l’on distingue à grand’peine des rudiments de gradations et de nuances, presque noyés dans l’esclavage universel et perpétuel. Mais ces gradations et ces nuances préparent le passage de l’esclavage primitif à une différenciation des classes, c’est-à-dire à l’esclavage, perpétuel encore, mais déjà réglementé. L’Inde, à ce point de vue, quand le régime des castes[21] y fut définitivement constitué, nous présente le développement social le plus avancé qui ait été atteint par une civilisation antique : l’esclavage de droit divin, l’asservissement au pouvoir royal n’y est plus le lot commun et indivis de toute la nation ; quoique irrévocable encore, il se trouve régulièrement réparti entre les diverses classes et à des degrés différents. En Égypte, nul mortel n’a de droits que les prérogatives à lui conférées par le caprice du pharaon ; dans l’Inde brahmanique, le pouvoir discrétionnaire du roi et du prêtre est limité par l’impossibilité de faire d’un soudra un vaïcya, et, de ce dernier, un kchatriya.
La seconde époque débute par l’apparition des Phéniciens sur la scène du monde. L’aspect politique de l’histoire se modifie profondément. Dorénavant, on voit s’éclipser les despoties orientales, et la forme fédérative républicaine devenir la règle presque constante. Aux temps « classiques », les monarchies apparaissent comme des épisodes si rares que, de plein droit, nous pouvons les passer sous silence. Le fait dominant est l’oligarchie, c’est-à-dire un despotisme basé sur le hasard de la possession et de la conquête : vainqueur et maître, captif et esclave sont, dans cette période, des mots tellement synonymes qu’entre le militarisme et l’économisme dont parle Spencer, il serait bien difficile de faire un départ tant soit peu équitable. Tantôt les triomphes de l’aristocratie élèvent le cens oligarchique, tantôt les victoires du peuple parviennent à l’abaisser. Mais la plus pure des démocraties classiques, la démocratie athénienne, comme plus tard la commune du popolo magro de Florence, n’a été qu’une oligarchie à peine déguisée. Athènes, dans ses jours glorieux, comptait plus d’esclaves que de citoyens, et la liberté des bourgeois florentins avait pour corrélatif nécessaire l’asservissement des populations rurales de la Toscane.
Le principe oligarchique, celui d’une différenciation politique et sociale basée sur les hasards de la possession ou de la victoire, et que l’on cherchait vainement à perpétuer par l’hérédité, ce principe constituait l’éclat et la misère, la force et la faiblesse des républiques de la période intermédiaire. Chaque progrès nouveau réalisé au sein de ces sociétés avait pour conséquence forcée un écart toujours croissant des conditions ou des fortunes ; l’accroissement du nombre des vaincus et des pauvres conduisait fatalement à cette tyrannie pisistratide ou césarienne qui, tout en étant l’œuvre du progrès, n’en constituait pas moins une réaction, par un retour atavique vers le despotisme de l’antiquité extra-européenne, ou une dissolution, car ou n’avait point encore du principe supérieur à substituer à l’oligarchie.
Il y aurait sans doute quelque distinction à faire entre l’oligarchie punique et classique, d’un côté, et, de l’autre, le féodalisme de l’Europe chrétienne, mais cette diversité est surtout apparente et n’intéresse guère que la forme. Avant et après le triomphe de la Croix et la chute de l’empire d’Occident, le principe est essentiellement le même. Vue d’un peu haut, la féodalité, comme l’oligarchie, est le droit du vainqueur ou du possesseur sur la personne ou la chose du vaincu, celui qui ne possède pas. Si l’oligarchie avait pour contre-partie l’esclavage, la féodalité entraînait non moins fatalement le servage, et, entre ces deux servitudes, je ne vois qu’une différence de mots. Encore pourrait-on soutenir qu’en plein moyen âge, les points culminants de l’histoire sont représentés, non par l’Europe continentale et féodale, mais par les oligarchies municipales italiennes, qui, au XVe siècle, possédaient des esclaves (schiavi) tartares, slaves et russes.
Pour constater la permanence et la sériation du progrès dans les trois divisions généralement admises de l’histoire universelle, on nous dit que le travailleur esclave, dans les despoties orientales et les oligarchies classiques, a passé ensuite par le servage du moyen âge, pour devenir salarié à l’époque moderne.
La situation d’un salarié, d’un manœuvre de nos grandes villes, peut être, de fait, plus misérable que celle de son ancêtre serf ou vilain ; il n’en existe pas moins, entre le plus malheureux de nos prolétaires et le mieux partagé des serfs ou des esclaves, une différence capitale et facile à formuler. Le salariat ne constitue pour le patron aucun droit légal sur la personne du dépossédé, du vaincu de la concurrence vitale, et ne lui concède sur le travail de celui-ci que le droit cédé par un semblant d’achat. Mais le seigneur féodal exerçait un droit permanent et gratuit sur le travail du serf ou vilain, et, sur sa personne, un droit de juridiction plus étendu que celui d’un maître sur l’esclave au temps des Antonins[22].
Du reste, l’antiquité classique n’a point connu le mot esclave, et l’institution des servi glebæ (serfs de la glèbe) est de beaucoup antérieures l’âge féodal. Huschke[23] la trouve déjà légalement constituée par la formula censualis d’Auguste ; elle reconnaissait à ces esclaves ruraux certains privilèges étrangers aux esclaves domestiques (tels le droit de mariage et même celui de possession), tout en les astreignant, comme redevance pour la terre par eux cultivée, à un travail déterminé au bénéfice du propriétaire. Par contre, celui-ci avait sur ses colons un droit limité de contrôle et de correction, mais, s’il exigeait plus que la corvée réglementaire, le tribunal devait intervenir. Il serait difficile de préciser quelles étaient, dans l’empire romain, les différences de fait et de droit entre les colons et l’esclave, le serf de la glèbe et le serf domestique : il semble cependant que la destinée du colon fût plus douce, puisque la loi menaçait de servage domestique le servus terræ qui déserterait sa terre. Mais ces différences s’atténuèrent de plus en plus à mesure que les césars païens, s’inspirant de l’aphorisme de Tibère : « Un bon pasteur tond les brebis sans les écorcher », restreignirent le pouvoir discrétionnaire du maître sur les esclaves domestiques. La loi Petronia, du reste, lui interdisait déjà de les livrer ou de les vendre pour le cirque, sauf en cas d’infractions dont la peine devait être confirmée par l’autorité publique. Claude octroie la liberté à tout esclave que le maître abandonne pour cause d’infirmité grave ; un maître ayant tué son esclave était puni comme un meurtrier ordinaire. Sous les Antonins, les esclaves reçurent le droit de plainte pour sévices, nourriture insuffisante, attentats à la pudeur. Hadrien appliqua la loi sur les sicaires aux maîtres qui mutilaient leurs esclaves.
En dépit de l’évidence des faits, on répète encore que le christianisme a adouci le sort des esclaves en les transformant en serfs de la glèbe. Si j’affirmais ici le contraire, on m’accuserait peut-être de paradoxe ou même de calomnie ; je me contente donc de renvoyer le lecteur à l’ouvrage déjà cité de M. Duruy : à partir de la victoire du christianisme, il verra cesser brusquement les bonnes dispositions de la législation romaine à l’égard des esclaves ruraux ou domestiques. La loi Junia Narbonia de Justinien crée à leur émancipation des obstacles insurmontables ; la loi Ælia Sentia limite le nombre de ceux qu’on peut affranchir par testament. Plus l’empire approche de sa fin, plus la confusion augmente ; et, en plein moyen âge, nous trouvons le serf réduit à une situation légale et normale bien inférieure à celle que les césars avaient faite à l’esclave urbain. Ainsi à Rome, depuis les premiers empereurs, il était interdit, dans les ventes d’esclaves, de séparer les proches parents : en Russie, où le servage eut pourtant une forme plus douce que dans l’Europe féodale, une disposition analogue a été introduite seulement dans le cours du siècle actuel. Le pouvoir de vie et de mort, que, sous Hadrien et Marc-Aurèle, le maître romain n’avait plus sur son esclave, les seigneurs féodaux le conservèrent jusqu’à la veille même de la Révolution, sur la canaille taillable et corvéable de leurs domaines. L’acte suivant, daté de 1657 et copié par P. Barker Webb et S. Berthelot[24], dans les archives du couvent de Candelaria, donnera une idée des droits de juridiction et de coercition que les nobles espagnols du XVIIe siècle exerçaient encore sur la personne de leurs vilains : Puisque vous m’avez dit que le site et le sol du bourg d’Adeje, etc., sont votre propriété… je vous confère le droit d’établir dans ce bourg et son enceinte ou territoire, pour l’exécution de la justice, potence, picotte, coutelas, prison, carcan, fouet et autres insignes de la juridiction, horca, picota, cuchillo, carceles, cepo, azote y las demas insignias de juridicion)… Signé : Philippe IV (Yo et rey). Aranjuez, 25 avril. » Ainsi, cent trente ans à peine avant 1789, le droit de vie et de mort sur les serfs, sans compter les carceles, cepo y azote, procédait encore du seul fait de la possession féodale du sol, et, cependant, plus de seize siècles s’étaient écoulés depuis que, dans la Rome païenne, le maître d’esclaves avait perdu le pouvoir suprême de coercition et de juridiction sur leurs personnes.
Ces droits absolus du seigneur féodal se trouvèrent, il est vrai, diminués en mainte occasion par les jacqueries, et, en France surtout, par le pouvoir royal, corrélatif de la féodalité, comme les tyrannies et le césarisme classiques l’avaient été naguère de l’oligarchie républicaine. Mais, en résumé, la féodalité avec le servage ne représente que la contrepartie rurale et agraire des oligarchies de Carthage, d’Athènes ou de Rome, basées sur l’esclavage et limitées aux seuls citoyens de la capitale. Sous la domination romaine, à mesure que la province joue un rôle de plus en plus prépondérant par rapport à la métropole, l’empire, peu à peu, se transforme en société féodale. Or, le féodalisme, basé sur la subordination politique du dépossédé au propriétaire du sol, ne pouvait inaugurer une période nouvelle de l’histoire ; il représente simplement un autre côté de cette même différenciation sociale qui, avec la seconde division de l’histoire, débuta par l’oligarchie des républiques phéniciennes : pas une des civilisations de la deuxième période n’a dépassé cette étape intermédiaire de l’évolution sociologique.
L’aube de la troisième vient à peine de se lever : le progrès à réaliser maintenant, et dont l’expression formelle fut la célèbre déclaration des Droits de l’homme, n’est ni plus ni moins que l’abolition, en principe, de toute différenciation sociale et la proclamation de l’égalité de tous. En dépit de tendances de plus en plus évidentes, le siècle qui s’est écoulé depuis la nuit mémorable du 4 août n’a point définitivement introduit ce principe nouveau dans nos constitutions, fût-ce seulement à titre de fiction politique et juridique. Faire que cette fiction devienne une réalité, telle est, dans la présente phase de l’histoire, l’œuvre capitale en dehors de laquelle il ne saurait y avoir de progrès.
Ces trois divisions de l’époque historique de l’humanité correspondent admirablement, on l’a compris sans doute, aux trois phases ascendantes constatées plus haut pour les transformations de l’évolution organique dans la nature :
1° Les groupements imposés. Notre première période est, en effet, le temps des despoties orientales, des sociétés basées sur la coercition, sur l’asservissement de tous à un représentant symbolique et vivant de la fatalité cosmique, de la force divinisée.
2° Les groupements subordonnés correspondent à l’époque des fédérations oligarchiques et féodales, de la différenciation par la lutte armée ou la concurrence économique, l’asservissement des vaincus, des dépossédés.
3° Les groupements coordonnés. Cette période vient d’être inaugurée et appartient à l’avenir, mais les premiers mots qu’elle a balbutiés sont : Liberté, négation légale de toute coercition ; Égalité, abolition normale de toute différenciation sociale et politique ; Fraternité, coordination solidaire des forces individuelles substituées à la lutte, à la désunion amenées par la concurrence vitale.
L’étude géographique que nous allons entreprendre nous fera retrouver ces trois périodes ; elle permettra d’assigner un titre à chacun des trois actes de ce drame grandiose et sanglant de la marche vers le progrès. L’histoire, si l’on essaye de pénétrer dans son intimité, se montre plus idéaliste qu’on ne le pourrait croire d’après la brutalité de ses procédés, et le dernier mot de toute guerre acharnée — si ce n’est pas la Mort — c’est la Paix.