MASSON, Émile. "Sous le Tocsin"

Extrait du roman pacifiste , L’anneau de rubis, écrit en 1920, qui met en scène les amours d’une jeune bretonne et d’un jeune poète allemand pendant la Grande Guerre, tous deux révolutionnaires et pacifistes.

Littérature. RomanciersGIRAUD, Mariellepacifismelittérature : romansMASSON, Émile (1869-1923)

Le samedi Ier août 1914, à cinq heures de l’après-midi – dans le resplendissement des cieux, et de leur fille, la Terre ; dans leur resplendissement de Certitude…

Car les fruits sont là. Car les fleurs sont là. Voici les crêtes fleuries des plus hautes montagnes, et les profondeurs fécondes des plus creuses vallées. Voici les solitudes, et voici les multitudes, voici les multitudes et les solitudes enchantées des champs bornés. Voici la terre entière sous les cieux couronnée de gloire : gloire des moissons ; gloire des fruits ; gloire des fleurs ; gloire de la lumière.
Voici la terre et les cieux retentissants de l’Hosannah des créatures, des petits de Bête et des petits de l’Homme.
Et les poissons eux-mêmes, du sein des eaux transparentes, illuminent l’air des arcs-en-ciel de leur béatitude…
Ce samedi Ier août à cinq heures de l’après midi…
Une petite nuée comme la paume de la main d’un homme
Monte de la terre, et annonce « le jour de la grande tuerie ».
Le premier ébranlement sourd ;
Le premier frémissement sonore.
Le premier tremblement du premier sanglot.
Le premier sanglot.
Le lent, lourd, balancement du bourdon,
Bourdon-larme de bronze ;
Bourdon-larme de fonte ;
Ou bourdon- larme d’acier
Larme-lingot de toutes les larmes figées en un bloc, des hommes, des femmes, et des enfants.
Le premier sanglot.
Le premier essor funèbre de la pointe du premier clocher.
Le premier coup d’aile noire.
Le premier froufroutement des ailes noires qui monstrueusement s’enflent, s’élargissent, dans la gloire de la lumière ; l’éteignent, la brisent en une averse de sang, qui durera
QUATRE ANNEES , NUIT ET JOUR.
La première goutte lourde de douleurs ;
La première larme de douleur coulant,
Tombant sur la face du pauvre monde ;
La première chute sourde de la première larme massive des clochers du monde ;
Et puis la seconde.
Et puis la troisième…
Et puis, peu à peu, les frémissement croisés, les ébranlements mêlés, les tremblements confondus, les sanglots voyageurs qui se rencontrent dans l’espace, d’un clocher à l’autre, du dernier des misérables petits clochers perdus au fond des plus sauvages campagnes, - au premier des plus magnifiques clochers des plus somptueuses cathédrales des cités.
L’envol, la montée dans la gloire infinie du ciel, des ailes sonores ;
l’escalade hideuse des chauves-souris lentes, lourdes, qui rejoignent leurs ailes velues, et les entrecroisent et les entrecousent l’une à l’autre, étendant sur le monde le linceul ininterrompu, sans couture, - des derniers hameaux aux premières cités.
L’universel, illimité ébranlement, tremblement, frémissement sourd, lent, lourd, du glas, du tocsin, de la masse-sanglot.
Le Jour de la grande tuerie !
Alors le ricanement sadique : grincez, sabres, épées et coutelas !
Ah ah ! jusqu’ici on tuait dans l’ombre et dans la nuit, on saignant goutte à goutte enfants, femmes, hommes, dans un chuchotement, un palpitement d’oiseaux de nuit.
Un peu de terre sur la fosse. Tout est dit ;
Mais voici : maintenant, larmes au clair ! Pardieu, on va saigner au grand jour, au plein soleil ! Masques levés, à merci, sans merci, gloire à ieu !
Allons, allons ! Hosannah ! Dieu le veult ! Faces humaines, fronts, crânes, yeux, mâchoires ; et vo,s gorges, poitrines, flancs, ventres ! Et vous, membres, bras, jambes, mains et pieds ! Allons, allons ! Prépares-vous ! dépouillez-vous ! Voici le Jour de la grande tuerie !
On va vous saigner, artères, veines, cœurs ! on va vous crever, yeux, poumons, et reins, et viscères de tout genre. Pas de quartier ! allons, allons ! apprêtez-vous à gicler votre sang, votre vie, votre âme !
Ohé, femmes ! enfants ! hommes ! Entendez ricaner le fer ! entendez grincer le feu ! On forge. On affûte. On aiguise. On appointe. On martèle.
Revolvers, fusils, carabines, canons et mitrailleuses ; et lance-bombes, et lance-gaz ! Qu’on fourbisse ! Que brillent, étincèlent, éblouissent leurs âmes, à ces splendides créatures là !
Car elles ont des âmes, si les hommes n’en ont pas ! :
Du dernier village à la première métropole, où il y a un homme, il y a un assassin. Ou bien un qu’on va assassiner.
Là où il y a un homme, qu’il affûte, aiguise, aiguise, fourbisse le moindre bout d’acier sur quoi il peut mettre la main ;
Sa belle main d’homme !
Sa main intelligente ; sa main divine ; sa miraculeuse main qui va accomplir des miracles d’égorgement et de destruction !
Ah, ah, pardieu !gloire à Dieu ! Hosannah, au plus haut des cieux !
Il y a de par le monde entier, des casernes, des armées, des multitudes d’hommes jeunes et forts, et sains, et purs.
Qu’ils aiguisent, qu’ils affûtent ; qu’ils appointent, qu’ils forgent ; qu’ils martèlent ; qu’ils fourbissent ! ah ah ! grince le bon fer ; ricane le bon feu !
On va tuer, on va s’entretuer ! au clair soleil, à cœur joie. Quatre étés durant ! ou dans la nuit : quatre hivers durant ! On va « se bouffer la gueule » ! oui, la gueule, mes amis, ou le groin, hein, les cochons ! – La GUEULE… et autre chose ! Et autre chose itou, que je n’ose vous dire ! je n’ose dire tout !
Allons enfants de la Patrie ! Petits Enfants de toutes les Patries !
Vos têtes, vos gorges, vos ventres, vos membres, on va crever, dépecer, saigner tout ça !
Et vous, femmes, jeunes filles ou vieilles, faites-en autant. Allons, déculottez-vous, et vivement hein ? Préparez-vous qu’on vous la-foute, - puis qu’on vous saigne, qu’on vous crève, - oh, nom de dieu ; hisse ! ô volupté !…
Quant à vous, hommes, ça va sans dire, hein ? En joue, nom de dieu ! et visez bien !
C’est la Guerre. Par trente nations du monde, sous le tocsin, s’étire hideusement, s’éveille la Bête, et un souffle monte, un craquement formidable, ouragan où la lumière de l’Esprit vacille, disparaît.
La Bête pousse un hurlement de joie, car le festin est prêt : des millions de corps de belle chair humaine, de divine, de miraculeuse chair humaine, lui sont promis ; des millions de beaux corps humains, tremblants de vie, frémissants d’amour, vont lui être servis, tous vifs, palpitant de vie, ardents d’amour.. [1]

[1Envoi de Marielle Giraud, auteure avec Didier Giraud de la biographie d’Emile Masson