Une interview d’Alex Prichard

Trad. Ronald Creagh d’après l’édition anglaise originale.

politiquedocument original spécialement rédigé pour le site "Recherche sur l’anarchisme"EstoniePRICHARD, Alex

 
Dr Alex Prichard
PhD (Loughborough University)

N.B.- Lors d’un colloque de haut niveau tenu en Estonie, après le dîner du soir, les participants eurent droit à une conférence de Mme Keit Pentus-Rosimannusl, Ministre des Affaires étrangères . Chose surprenante, l’oratrice s’en prit à un texte d’Alex Prichard, paru dans un ouvrage édité par Ruth Kinna, Continuum Companion to Anarchism. Cela donna lieu à un échange par twitter avec A. Prichard ; un quotidien du pays alla jusqu’à qualifier Prichard de « muse anarchiste » de la ministre. Dans un pays secoué, lui aussi, par une crise de confiance dans les institutions politiques, un journaliste, Ahto Lobjakas, suscita la présente interview :
Q : J’interprète votre chapitre comme visant à instituer une « anarchisation » des relations internationales qui impliquerait une plus large diversité des acteurs collectifs et une plus grande représentativité que celle qui se limite à des gouvernements et à des diplomates. Si c’est bien le cas, ce texte est totalement rejeté par la ministre des Affaires étrangères d’Estonie : il juxtapose « ordre » et « anarchie, » ce qui est un argument fallacieux et qui justifie celle-ci sur le plan rhétorique. Pouvez-vous, s’il vous plaît, développer ce que vous entendiez quand vous avez tweeté que le ministre des Affaires étrangères avait « mésinterprété » votre pensée ?
Alex Prichard : En premier lieu, je n’ai rien à ajouter sur la question de savoir si le ministre a bien ou mal interprété ma pensée. Et je ne veux certainement pas honorer son discours en lui répondant point par point. Mais permettez-moi de répéter mes principales affirmations pour que les lecteurs décident si je suis ou non « un guide » convenable pour un ministre des Affaires étrangères.
Au cours des huit dernières années, une énorme pression a été exercée sur les universitaires pour qu’ils démontrent « l’impact » de leur travail dans les domaines politiques, communautaires et dans le monde des affaires. Tout gouvernement veut savoir s’il en a pour son argent ; essentiellement, il commercialise TOUTE recherche, quel que soit son contenu, comme il commercialise l’enseignement en introduisant des frais d’inscription, en nommant les étudiants « des clients », etc. La plus grande partie du travail universitaire est critique au sujet de la politique gouvernementale (y compris sur cette question) mais les gouvernements ne changent guère à la suite de ces argumentations, et votre gouvernement a même licencié son expert en matière de drogues, David Nutt, quand il a conseillé de décriminaliser l’ecstasy. Aussi la plupart des universitaires de mon domaine sont systématiquement écartés, rarement persécutés, et si leur recherche ne correspond pas directement aux besoins du gouvernement ou des affaires, la plupart du temps on leur dit qu’ils ne sont pas fonctionnels ou qu’ils cherchent leur propre satisfaction. Il n’y a nul besoin d’être anarchiste pour voir qu’une telle situation est perverse.
En tant qu’anarchiste, écrivant dans une matière qui, je croyais, n’offrait aucun bénéfice concret aux politiciens ou à l’industrie, vous n’imaginez pas combien j’ai été surpris de voir mon travail discuté à une conférence de haut niveau en Estonie, dans un discours d’après dîner tenu par, je vous le donne en mille, une ministre des Affaires étrangères. Elle a discuté facilement de mon texte le plus populaire (d’après le nombre de visites sur academia.edu), texte qui n’est pas aussi académique que mes autres écrits. L’orage médiatique qui a suivi est devenu grotesque. Mais j’espère qu’il soulèvera des questions qui n’auraient pas autrement été examinées dans les médias grand public et dans les débats de société à propos des objectifs et des limites du champ d’action en ce qui concerne le gouvernement, le pouvoir du peuple et la politique étrangère. Je serais flatté si mon travail universitaire faisait partie de ces conversations, mais il est peu probable que cela soit le cas. D’habitude, les gens n’ont ni le temps ni un penchant pour les publications universitaires. Il est aussi très difficile, et même impossible, de contrôler la manière dont les gens interprètent ou comprennent cela. Mais je pense que j’ai le devoir de corriger des interprétations si ma réputation est en jeu.
Q. Les incursions opportunistes des politiciens au sein de l’université semblent n’être qu’une manifestation d’un problème plus large, celui de devoir rendre des comptes.
A.P. Comment demander des comptes aux politiques ? J’ai vu des propositions diverses, comme la Charte 12, mais je pense que la seule manière de réaliser cela est par un rééquilibrage fondamental des pouvoirs des groupes dans la société. Aussi longtemps qu’une femme ou un homme d’État ne traite qu’avec des groupes de pression, ils peuvent facilement s’en défaire. Un rééquilibrage plus rigoureux des pouvoirs publics est nécessaire pour que le pouvoir de gouverner soit efficacement contrebalancé par celui d’autres groupes de la société. L’examen et la révision de la constitution de l’Islande sont un pas dans la bonne direction, les constitutions de Occupy sont aussi de bons modèles, mais aucune n’a changé grand chose . Les anarchistes ont des propositions plus radicales.
Q. : De toute évidence, en tant que théoricien anarchiste des relations internationales, vous n’argumentez pas en faveur d’une dissolution systématique de l’ordre mondial, mais vous présentez des arguments substantiels complexes sur la manière dont le monde fonctionne et comment il devrait fonctionner.
A.P. : Commençons par les fondamentaux : les anarchistes argumentent que l’État n’est pas la même chose qu’un pays. Un État est une assemblée de personnes qui agissent plus ou moins selon leurs propres intérêts et gouvernent les autres (avec plus ou moins de succès). Le gouvernement (pour utiliser un terme plus approprié) n’inclut pas l’armée, la justice ou n’importe quel autre groupe. Les forces de police, les armées, etc. sont relativement autonomes (comme peut vous le dire toute personne qui a vécu sous un coup d’État ou a vu la police tuer des innocents) ; l’art du gouvernement consiste donc à retenir des groupes particuliers dans des constellations spécifiques pour que les gouvernements puissent faire ce qu’ils ont envie de faire. Un tel cadre implique de laisser d’autres groupes faire comme ils l’entendent aussi longtemps qu’ils financent ou soutiennent le gouvernement, par exemple les grosses entreprises dans les sociétés capitalistes. Charles Tilly a soutenu que l’histoire de la formation de l’État est comme un « racket ». Les gouvernements (ou les monarchies, ou le soviet suprême, etc.) vous imposent afin de vous protéger des menaces internes et externes qu’ils ont eux-mêmes créés. La politique « étrangère » est une prolongation de la politique intérieure. Les gouvernements essayent de se tailler des zones d’influence et de contrôle. Classer quelque chose comme une menace « extérieure » justifie (et met en place) un appareil de sécurité « intérieur » pour lequel nous devons ensuite payer, sous la menace d’emprisonnement. La force n’est donc pas une caractéristique de la politique internationale, elle l’est aussi de la politique intérieure. Nous utilisons l’éthique pour justifier ce que nous faisons dans l’un et l’autre domaine, nous en arrivons à des systèmes raffinés pour expliquer que ce que nous faisons sur un terrain n’est pas la même chose que sur un autre, etc.
Fondamentalement, tout cela est de l’anarchie, parce qu’il n’existe pas de limite à l’autorité. Les groupes ont les rôles qu’ils ont par le consentement volontaire ou involontaire d’autres groupes, d’autres États ou Dieu sait quoi. Mais ce consentement n’est pas simplement d’ordre pratique. Je n’agis pas comme on me le demande à cause de la menace de la prison. Je crois souvent à une justification morale des règles qui gouvernent les relations entre les gens et les groupes dans une société donnée. Contester ces principes moraux suit et provoque le changement social, ce qu’on peut caractériser comme une reconfiguration des relations des groupes.
Jusque là, tout cela est très politique. Mais le capitalisme (avec le système patriarcal et la suprématie blanche) est la clé du processus qui structure aujourd’hui les sociétés modernes. Le capitalisme est fondamentalement l’exploitation du groupe crucial des exclus, – la classe des travailleurs. La classe ouvrière est le seul groupe auquel les États résistent systématiquement chaque fois qu’elle essaie de s’organiser en collectif autonome. Il en est ainsi parce que si les travailleurs contrôlaient leur propre travail, les États ne pourraient pas en extraire le surplus pour pouvoir se maintenir (les États ne produisent pas, ils se contentent de dépenser et de vendre des dettes – quoique ce soit moins le cas en Estonie), grâce à l’imposition sur les entreprises, qui sont à la première étape de l’extraction du surplus puisqu’ils emploient directement les travailleurs. C’est pour cela que le conflit des classes et l’équilibre des forces sont un enjeu important « à l’intérieur » et « entre » des pays.
En somme, l’anarchie n’est pas une condition sociale qui existe seulement entre les États « quelque part, » elle persiste aussi entre les groupes d’un même pays. Toute politique « intérieure » et « internationale » est une politique intra/inter groupes. Il n’y a pas de distinction intérieur/extérieur. L’anarchie n’est pas l’opposé de l’ordre. Elle est un type d’ordre. De même qu’un ordre aléatoire est tout de même un ordre, un ordre hiérarchique est rangé, l’anarchie est un ordre sans meneur. En fin de compte, à la suite de Proudhon, j’affirme que la société est essentiellement ingouvernable. On ne peut que gérer les relations de groupe. La force ou le pouvoir est ce qui maintient la société, le pouvoir moral aussi bien que matériel, l’obligation aussi bien que le consensus.
La société actuelle est en partie structurée par des principes : la propriété de soi-même, le profit, la hiérarchie, la souveraineté, et ainsi de suite. Le discours à la mode encourage chaque personne à courir après la richesse et la puissance. Ainsi les riches et les puissants deviennent des objets de nos désirs et non plus de notre oppression. Les anarchistes croient que nous devrions structurer les relations entre groupes selon des principes comme l’aide mutuelle, un fédéralisme asymétrique comme principe institutionnel, le socialisme comme principe économique, la recherche d’un consensus plutôt qu’une démocratie directe, qui implique le pouvoir d’une majorité sur la minorité, l’antimilitarisme, la non domination comme critère moral, et l’anarchie (l’absence de chefs). L’anarchie, ou le principe de non-domination poussé jusqu’à sa conclusion logique, peut beaucoup plus contribuer à l’épanouissement humain que l’aspiration à devenir riche et puissant. Je donne un cours chaque année à Exeter. La ministre des Affaires étrangères y est la bienvenue. Peut-être pourrons-nous y continuer le débat !
Q. Quel est votre point de vue sur le défi qu’une Russie insurgée et agressive pose à l’ordre international et à l’ordre européen en particulier ? Y a-t-il une réponse véritable « anarchiste » ?
A.P. : Il me semble que Poutine utilise la politique étrangère pour consolider son pouvoir à l’intérieur du pays aussi bien que sur la sphère d’influence externe. C’est aussi ce que fait l’Union Européenne. Mais l’Union Européenne aime se penser comme une instance (unique) de pouvoir normatif qui, plutôt que d’envahir les pays, exporte ses propres valeurs. C’est pour cela qu’il a été si compliqué de répondre à Poutine sans force militaire et que les politiques doivent systématiquement défendre les valeurs de « l’Ouest » afin de galvaniser le public contre la Russie. Comme la Russie, l’Union Européenne utilise sa politique étrangère pour défendre un projet politique à l’intérieur de ses frontières. Après tout, l’Union Européenne est en crise, aussi n’y a-t-il rien de mieux qu’un ennemi commun pour réaliser le sentiment d’appartenance à une même communauté. La stratégie de politique étrangère renforce simplement les structures de pouvoir du statu quoi, ce dont j’ai parlé tout-à-l ‘heure. Aussi la critique anarchiste consiste à soutenir les mouvements pour une démocratie radicale, l’anticapitalisme etc., à essayer de changer les termes du débat plutôt que de poser sa candidature et défendre les structures d’un gouvernement et d’un pouvoir qui maintiennent le statu quo.