Émile MASSON. Cœurs d’autrefois et d’aujourd’hui

Tiré de Poèmes pacifistes XXI

littérature : poésieGuerre mondiale (1914-1918 )pacifismeMASSON, Émile (1869-1923)

 [1]

I
Coeurs d’autrefois,
Battiez-vous donc moins fort que les cœurs d’aujourd’hui ?
J’ai parcouru vos chemins,
il en est de larges comme nos avenues ;
il en est de sentiers de chèvres.
Les premiers aujourd’hui sont envahis par l’herbe ;
les traces de pas sont effacées ;
seuls les sentiers battus sont gris comme autrefois : gris ?
sur les traces d’autrefois marchent ceux d’aujourd’hui
cœurs d’autrefois,
Quand l’ami ou l’amant, quant l’amante ou l’amie
était parti, était loin !
Quand le courrier c’était la malle-poste, le coche, la diligence !
Quand le courrier c’était le postillon brûlant les relais…
Oh, cœurs d’autrefois !
Je souffre de vos angoisses, de vos folles impatiences,
de vos frénésies de savoir…
Quelles nouvelles ? Quelles nouvelles ?
Est-il mort ? Respire-t-elle encore ?
ô mon enfant ! ô ma bien-aimée !
Comme la terre est immense !
Comme ma voix est faible !
Comme mon cœur est misérable !
Et comme le ciel est vide !
Comme les plus dévoués autour de moi ne peuvent rien !
Ces montagnes ! ces mers ! ces plaines et ces champs !
- ohé, nautonnier sans boussole !
Le coup de vent qui chavire le navire !
Oh, dieu ! mourir, mourir de désespoir, d’inquiétude !
Ne pouvoir le joindre à temps !
- Sonne donc, cor du postillon !
- Place, gamin ! Hue donc, rosses !
Saute donc, vent maudit, et larguez l’amarre !
Cœurs d’autrefois !
Quand le courrier, bride abattue…
Quand la monture du courrier
- bave et sueurs et sang –
s’abattait au seuil enfin !
Un pli ! vite ! ah, mon dieu, il est mort !
Elle est morte ! Souffrances atroces…
Il y a un mois qu’il n’est plus…
Un mois qu’elle dort sous la terre…
Et moi je n’en savais rien encore !
Oh, ciel maudit, tu brillais, ciel vide !
Oh, terre maudite, tu chantais, terre immense !
Ciel et terre, vous saviez la vérité,
et je ne pouvais pas la savoir !
II
Cœurs d’aujourd’hui,
battez-vous ? Aimez-vous ?
- La Terre est petite comme un jouet d’enfant ;
Et vous vous riez du ciel ;
En un clin d’œil la pensée fait le tour du monde.
Ce que je dis ici à cette minute,
Dans une minute à l’autre bout du monde
mon frère l’entend et le redit,
et me répond dans une minute.
Mamans, vos fils ! Amantes, vos amants !
Qu’est-ce que donc qui vous sépare les uns des autres ?
Qu’est-ce donc qui peut vous désunir ?
Cœurs d’aujourd’hui,
Vous riez des océans et des tempêtes ;
et toutes les foudres du ciel sont vos esclaves ;
et vos moindres souhaits de battre l’un près de l’autre,
non seulement les foudres n’y font plus obstacles,
mais elles les réalisent !
Qu’est-ce que le temps, l’attente, pour vous ?
Qu’est-ce que l’espace, la distance, pour vous ?
Rien ! non ; plus rien !
Vous pouvez vous entendre et vous pouvez vous voir
à travers le monde entier.
A travers le chaos du monde
Vous vous prenez les mains,
Vous vous donnez des baisers.
Cœurs d’aujourd’hui
riches et maîtres de toutes les forces de la nature,
vous pouvez endormir toutes les douleurs,
vous pouvez guérir toutes les plaies,
prévenir les maux, les catastrophes :
créer le miracle !
Vous êtes maîtres du ciel et de la terre,
et de ce qui est caché sous la terre
et de ce qui est caché dans le ciel et l’avenir.
Vous possédez la Vérité,
Et nul ne peut vous la ravir !
III
Cœurs d’autrefois,
Cœurs enchaînés qui vous rêviez des ailes !
Votre ignorance, votre impuissance !
Vos religions, vos magies, vos martyres !
Votre impatience des temps à venir !
Cœurs d’autrefois qui vous rêviez des ailes
pour vous rejoindre en un seul cœur :
votre sublime jalousie des cœurs d’aujourd’hui,
Prométhées rêvant de Prospéros :
Communautés, Fraternités !..
Cœurs d’autrefois, les temps sont révolus ; voici,
Voici les cœurs d’aujourd’hui :
la Guerre !
la terre jonchée de millions de cadavres ;
des millions de cadavres cachés sous la terre ;
la Mensonge et la Haine qui soufflent à plein ciel ;
des millions de cadavres cachés dans le ciel ;
des millions de cadavres cachés dans l’avenir..
En un clin d’œil
Le Mensonge et la Haine font le tour du monde.
Toutes les foudres de la nature et les sciences de l’Homme
Contre l’Homme sont dressées,
Contre l’Amour !
Toutes les foudres et toutes les sciences
Aux mains de quelques milliers de monstres
Qui dominent des troupeaux de millions de lâches !

14 juillet 1919.

[1* Envoi de Marielle Giraud , auteure avec Didier Giraud de la biographie d’Emile Masson