L’Agriculteur

L’AGRICULTEUR
L’Agriculteur. Journal du dimanche
Ce journal ne se présente pas comme anarchiste, et d’ailleurs il précise : "Une propagande trop ouverte serait imprudente et vaine". Il n’en est pas moins intéressant.
Il révèle l’image que certains milieux socialistes de l’époque se font du paysan, lequel représente la majorité de la population française, et traduit une volonté sérieuse pour atteindre cette classe de la société.
Il entend répondre aux besoins de ses lecteurs. En dépit de ses objectifs politiques, il contiendra des conseils pratiques concernant le travail quotidien, les relations sociales, puisqu’il abordera même le droit prtique. Il ouvrira sur le monde en montrant l’impact des nouvelles inventions. Il distraira aussi avec un feuilleton.
Le journal fonctionnera grâce au travail bénévole de ses rédacteurs et sera prêté aux agriculteurs par les abonnés qui auront souscrit dans ce but.

Voici plus de dix-huit ans que les paysans gouvernent la France – par délégation.
Nous respectons en droit le suffrage universel. Le peuple est et doit être souverain. Mais, au sortir d’un long abaissement, le peuple, ignorant et crédule, pauvre et dépendant, privé de tout moyen de juger les faits et les hommes, ne pouvait qu’abdiquer, en abaissant avec lui sous le même joug, par la force du nombre, la partie éclairée de la nation.
A partir de l’établissement du suffrage universel, la tâche de la démocratie était évidente : éclairer le peuple, et particulièrement celui des campagnes, plus ignorant et plus nombreux.
De grands obstacles sans doute se dont opposés tout d’abord à l’accomplissement de cette tâche. Mais depuis que les doits imprescriptibles de la parole et de la pensée ont repris quelque autorité, c’est vers les campagnes qu’auraient dû se tourner tous les efforts de la démocratie, puisque c’est là, on le sait trop bien, que se trouve le noeud d’une situation si lourde à tout ce qui pense et si funeste à l’honneur et à la prospérité réelle du pays.
On l’a vu tout récemment, – et cet exemple a été assez éclatant pour dissiper toute ilusion, – le mouvement démocratique des villes ne s’étend pas aux campagnes. Tout rayonnement s’arrête à ces ténèbres ; et d’ailleurs, il faut bien s’en rendre compte, la lutte des opinions, tant de voix diverses, ne peuvent que troubler des esprits incultes. Nous parlons un langage qu’ils ne comprennent pas.
C’est pour cela que l’envoi des journaux de Paris dans les villages n’a aucune utilité, et produit bien plutôt un effet contraire à celui qu’on attend.
Quant aux journaux de province, utiles dans les villes et les petites villes, ils sont aussi peu propres à faire de la propagande au village que ceux de Paris, dont ils reproduisent le langage et les préoccupations.
Les questions de personne n’intéressent pas plus le paysan que les questions de parti. La langue politique et la langue lettrée sont pleines d’allusions et de finesses qu’il n’entend pas. Il ne sait ni l’histoire de nos luttes récentes ni sa propre histoire. Il est, comme tout être humain, préoccupé de ce qui le touche ; seulement, le cercle des choses qui le touchent est très étroit. Privé d’éducation morale et intellectuelle, il croit n’avoir que des intérêts matériels, et ceux-là même il les connaît mal. Comme il n’a aucune base pour asseoir son jugement, il s’en rapporte forcément à la routine, au pouvoir, à la peur de tomber dans un mal pire. Sa politique suit les cours du marché.
Il est donc nécessaire d’écrire pour le paysan un journal spécial, qui lui parle surtout de ses intérêts, mais en s’efforçant d’en agrandir le cercle. Une propagande trop ouverte serait imprudente et vaine : le paysan est prévenu par la calomnie, et sa défiance est justifiée par son ignorance. Pour tourner ses préventions et son parti pris, il faut mettre de côté les noms et les mots, ne le conduire à l’idée que par le chemin des faits ; ne l’entretenir tout d’abord, dans un langage simple mais pur, que de ce qui le touche et l’intéresse déjà. Si l’on parvient à le sortir de son apathie, à éveiller en lui la pensée, à étendre son horison ; si on l’amène à la volonté de connaître ses propres affaires et d’y voir clair, on aura fait déjà plus de la moitié de la tâche, et l’idée républicaine seule en profitera.
Ce n’est point par la violence qu’on gagne les esprits. Pour se faire entendre du paysan, il faut tenir compte de ses préjugés, de ses goûts, de sa nature. Il faut, en un mot, composer le journal pour ses lecteurs. La politique n’occupant dans leurs préoccupations tout au plus qu’une seconde place, l’Agriculteur consacrera ses premières colonnes au bulletin agricole de la semaine, contenant les nouvelles générales des récoltes et des marchés, et des conseils sur les travaux de la ferme, suivant la saison. Viendra ensuite le bulletin politique, rendant compte des faits principaux avec impartialité ; mais toutefois en signalant les conséquences de ces faits au point de vue des intérêts populaires. Puis, une page d’histoire de France, non la vieille histoire des faits et gestes des rois ; mais celle du peuple. Des articles de science appliquée aux usages de la vie ; les grandes inventions et leurs conséquences ; un chapitre de droit usuel ; des biographies ; des préceptes d’hygiène ; des faits divers avec leur moralité ; un feuilleton dont le sujet sera pris dans le milieu populaire, achèveront de remplir les colonnes de l’Agriculteur.
Ainsi approprié aux goûts et aux besoins de ses lecteurs, ce journal doit réussir. Mais, dans ses commencements, il ne peut compter que sur la démocratie. Le paysan n’existe pas encore comme abonné, il faut lui apprendre à le devenir. Il est donc nécessaire qu’on s’abonne pour lui et qu’on lui prête le journal, afin de lui inspirer le désir de le lire. A cette oeuvre de salut commun, les fondateurs consacrent gratuitement leur travail ; aux démocrates de le rendre possible par l’abonnement et les souscriptions. Le moyen le plus légitime et le plus sûr de triompher des vices et des incohérences du régime actuel est d’éclairer les masses populaires.
PAUL LACOMBE - J. TOUSSAINT - ÉLYSÉE [sic] RECLUS

ANDRÉ LÉO.

S’adresser à Madame ANDRÉ LÉO, 92, rue Nollet (Batignolles-Paris)

Il porte des signatures significatives : Paul Lacombe, J. Toussaint, Elisée Reclus et André Léo. Ce dernier nom est celui adopté par Mme de Champceix. C’est d’ailleurs auprès d’elle que le lecteur est invité à se procurer le journal.
Paul Lacombe, qui sera l’exécuteur testamentaire d’André Léo, est né à Cahors en 1834. Ancien élève de l’École des Chartes et auteur de précis d’histoire élémentaire, il publiera un projet de paix universelle, un mémoire proposant un tribunal d’Arbitrage international. Il sera plus tard nommé inspecteur général des bibliothèques et des Archives.
Ce prospectus révèle aussi la préoccupation permanente d’Elisée Reclus pour toucher le monde rural, à l’intention duquel il écrira plus tard une brochure.