1892 Homestead : « Que les ennemis du peuple soient terrifiés ! » Alexandre Berkman et la propagande par le fait

CZOLGOSZ, LeonGOLDMAN, Emma (1869-1940)BERKMAN, Alexander (1870-1936)propagande par le faitGrève de Homestead (1892), Pennsylvanie
« Chaque détail de ce jour est clairement gravé dans mon esprit. C’est le 6 juillet 1892. Nous sommes tranquillement assis à l’arrière de notre petit apparement – Fedya et moi – quand soudain la Fille [1] entre. Son pas naturellement rapide et énergique sonne plus résolu que d’habitude. Comme je me tourne vers elle, je suis frappé par la lueur particulière de ses yeux et la coloration plus vive. « Avez-vous lu cela ? » crie-t-elle, agitant le journal à moitié ouvert. « Qu’est-ce que c’est ? » « Homestad. On a tiré sur les grévistes. Les Pinkertons ont tué des femmes et des enfants. »

[…]
Je prends le journal en main. Dans un état croissant d’excitation, je lis le compte rendu saisissant de l’horrible lutte, la grève de Homestead, ou, plus justement, du lockout. Le rapport donne les détails de la conspiration de la Société Carnegie pour écraser l’Association réunie des travailleurs du fer et de l’acier [2] : Henry Clay Frick, implacablement hostile à l’égard des travailleurs a été choisi dans ce dessein ; ses préparatifs militaires secrets pendant qu’il prolonge intentionnellement les négociations de paix avec le syndicat ; la fortification de l’aciérie de Homestead ; l’érection d’une haute barrière, entourée de fils barbelés et percée de trous pour les tireurs d’élite ; l’embauchage d’une armée de voyous, les Pinkertons ; la tentative de les faire entrer furtivement durant la nuit ; et finalement le terrible carnage.

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La grande bataille a été menée. Jamais auparavant, de toute leur histoire, les travailleurs américains n’ont emporté une victoire aussi insigne. Par la force des armes, les ouvriers de Homstead ont contraint trois cents envahisseurs Pinkertons à se rendre, à se rendre de la manière la plus humble, la plus ignominieuse. Quelle défaite humiliante pour les autorités constituées ! Les janissaires Pinkertons ne représentent-ils pas l’autorité organisée, écrasant éternellement le travailleur dans l’intérêt des exploiteurs ? Et bien ! que les ennemis du Peuple soient terrifiés de ce réveil inattendu.[…]
Je ne pouvais demeurer indifférent plus longtemps. L’affaire était pressante. Les travailleurs de Homestead avaient défié leur oppresseur. Ils se réveillaient. Mais les ouvriers des aciéries étaient encore seulement aveuglément rebelles. Seule la vision de l’Anarchie pouvait inculquer au mécontentement un dessein consciemment révolutionnaire ; elle seule pouvait donner des ailes aux aspirations des travailleurs.
[…] Le temps des discours était passé. A travers le pays les ouvriers faisaient écho au défi des hommes de Homestead. […] Mais, sur les rives du Monongahela, se faisait entendre le puissant cri d’appel du sang des victimes de Mammon. Sa clameur est puissante. C’est la clameur du Peuple. Ah, le Peuple ! Le Peuple, grand, mystérieux, et pourtant si proche et si réel. [3] »

Alexandre Berkman estime que le temps est arrivé pour une « propagande par le fait ». Il pénètre dans le bureau de Frick, lui tire dessus et le manque. Il écopera 22 années de prison.
Les événements de Homestead, en Pennsylvanie, sont un moment majeur de l’histoire ouvrière américaine. L’écrasement impitoyable de cette protestation par la milice que le Gouverneur de l’Etat a envoyé à la demande d’un patron a muselé le mouvement pendant quarante années. Ce n’est que dans les années 1930 que les ouvriers des aciéries regagneront leurs droits de libre association et de liberté de parole.
***
Cinq ans plus tard, en 1901, le Président des États-Unis est assassiné par un polonais, Léon Czolgosz, qui se dit anarchiste. Berkman, de sa prison, condamne cette action, ce qui scandalise fortement Emma Goldman.
Les conditions de la prison l’ont-elles fait renier son geste ? A-t-il évolué ?
En 1926, Alexandre Berkman est invité par la Fédération anachiste juive de New York à écrire un manuel d’introduction à l’anarchisme. C’est en 1929 qu’il est publié à New York, sous le titre Maintenant et après. La Révolution russe est passée par là [4].

« […] beaucoup d’anarchistes qui, à un moment donné, croyaient à la violence comme moyen de propagande ont changé leur opinion sur ce point et n’approuvent plus de telles méthodes. Il y eut un temps, par exemple, où les anarchistes préconisaient des actes individuels de violence, connus comme « propagande par le fait ». Ils n’attendaient pas que de tels actes changent le gouvernement et le capitalisme en société anarchiste ni ne pensaient-ils que se débarrasser d’un despote abolirait le despotisme. Non, le terrorisme était considéré comme un moyen de venger un tort fait au peuple, d’inspirer la crainte à l’ennemi et d’attirer l’attention sur le mal contre lequel est dirigé l’acte de terreur. Mais la plupart des anarchistes aujourd’hui ne croient plus dans la « propagande par le fait » et n’encouragent pas les actions de cette nature. L’expérience leur a appris que si de telles méthodes ont pu être justifiées et utiles dans le passé, les conditions de vie modernes les rendent inutiles et même nuisibles à la diffusion de leurs idées. Mais leurs conceptions demeurent les mêmes, ce qui signifie que ce n’est pas l’anarchisme qui a façonné leur attitude à l’égard de la violence. Cela prouve que ce ne sont pas certaines idées ou « ismes » qui mènent à la violence, mais que d’autres causes l’engendrent. Il faut donc regarder quelque part pour trouver l’explication appropriée. »

Vers la fin de sa vie, Berkman écrit à Emma Goldman pour expliquer sa position à propos de Czolgosz :
Lettre de Berkman à Emma Goldman fin novembre 1928 :

« En ce qui concerne Léon [Czolgosz], je sais très bien que dans la lettre que je t’avais envoyée de prison je t’ai dit que je comprenais les raisons qui le contraignaient à agir, mais que l’utilité sociale de cet acte, c’était une autre affaire. Je tiens la même opinion à présent. C’est pour cela que nous ne condamnons pas de tels actes, car nous en comprenons les motifs. Ce qui ne signifie pas que nous ne pouvons pas nous former une opinion sur leur utilité et leur effet social. Bien sûr, nul ne peut vraiment prévoir leur « utilité », mais cela c’est déjà une considération philosophique, et ce n’est pas la question ici. D’un autre côté, je maintiens toujours le point de vue que j’avais autrefois, qu’un acte terroriste doit prendre en considération l’effet produit sur le public – pas celui sur les camarades, comme tu le dis. (Il en est de même quant à ma remarque [sur l’efficacité] de l’exemple [personnel]) Il y avait en Russie ces « bezmotivniki » qui croyaient dans la terreur « sans motivation », sur la base de principes généraux. Je n’ai jamais sympathisé avec une telle attitude, quoique je ne puis condamner même cela. Aussi je pense que mon acte, pas parce que c’était le mien, mais parce qu’il était facile à comprendre pour la plupart des gens, fut plus utile que celui de Léon. Je maintiens qu’aux États-Unis, en particulier, les actes économiques pouvaient être mieux compris des masses que les actes politiques. Quoique maintenant, d’une manière générale, je ne suis pas favorable aux tactiques terroristes, excepté dans des conditions exceptionnelles. … Je ne suis pas d’accord sur le fait que les actes de violence n’accomplissent rien. Le terrorisme des révolutionnaires russes a éclairé le monde entier sur le despotisme des Tsars.[…] Quant à ce que tu dis au sujet des camarades et de leur approbation, cela m’est indifférent. Mon attitude a toujours été, et elle est encore, que celui qui prône une idée, particulièrement un idéal sublime, doit essayer de vivre en consonance avec celle-ci, au moins autant qu’il est possible, par égard pour cet idéal, et pour qu’il progresse dans les esprits de ceux qu’on exhorte. C’est-à-dire le peuple en général.[…] La vie, les œuvre et la mort de certaines personnes ont toujours exercé un plus grand effet que leur prédication. Ça c’est historique. Je ne sous-entends pas que ma vie a toujours été en accord avec cela. Bien sûr que non. Je parle de ce que je crois sur ce point. Pour le reste, on fait des erreurs, naturellement. Mais la question ici est celle de l’attitude juste. Que les camarades puissent « apprécier » ou non n’entre pas en ligne de compte. On doit agir et vivre selon SON PROPRE jugement. Mais ce qui est important, c’est quel est ce jugement. »

[1Berkman, écrivant en prison, désigne Emma Goldman par ce terme

[2Le syndicat des travailleurs des aciéries.

[3Alexandre Berkman, Prison Memoires of an Anarchist, Chap. 1

[4What Is Communist anarchism, New York : Dover, 1972, p. 177