HEM DAY. Le Manifeste des Seize

DAY, Hem (pseud de Marcel Dieu) (1902-1969)KROPOTKINE, Petr Alekseevitch (1842-1921) MALATESTA, Errico (1853-1932)GRAVE, Jean (1854/10/16 - 1939/12/08). Auteur, éditeur et conférencier anarchiste. Pseud. : Jehan LE VAGRETCHERKESOFF, Warlaam Dzon AslanovicKEEL, Thomas H.Guerre mondiale (1914-1918) : Manifeste des Seize polémique, controverse

Sous cette appellation, on a désigné, dans le mouvement anarchiste, une déclaration datée du 28 février 1916 qui fut publiée pour la première fois dans le quotidien syndicaliste La Bataille, le 14 avril 1916. Le n°16 des Publications de La Révolte et des Temps Nouveaux, du 15 octobre 1922, a reproduit in-extenso la dite déclaration, signée de quinze noms seulement ; cela provient de ce que Hussein dey, le seizième signataire supposé, n’était, en réalité, que la localité (Algérie) habitée par l’un des signataires : Orfila. Ainsi, le trop fameux Manifeste des Seize aurait du se dénommer, à plus juste titre, le Manifeste des Quinze. Mais ce serait commettre une nouvelle erreur de ne voir en cette déclaration qu’une adhésion de quinze anarchistes. Les événements de l’époque firent que, lorsque cette déclaration fut communiquée à la presse française et étrangère, quinze camarades seulement approuvèrent le texte, pressé que l’on était de le publier ; dans le numéro du 14 avril 1916 de la Libre Fédération, périodique communiste-anarchiste, paraissant à Lausanne, une bonne centaine d’adhésions nouvelles venaient s’ajouter aux précédentes ; elle émanaient de camarades français italiens (les plus nombreux), quelques uns de Suisse, d’Angleterre, de Belgique et du Portugal. Certaines étaient suivies de ces deux mots curieux : « Aux Armées » ; une même, dont l’adresse était : 7, rue de la Halle, au Havre était illisible.

Telle est l’histoire de cette déclaration appelée à soulever des polémiques violentes et à faire surgir des antagonismes qui, en 1933, persistent. Pour mieux situer ce Manifeste dans le cadre de l’évolution sociale du début du XXe siècle, on peut s’autoriser à le comparer, sur des plans différents, au Manifeste des 93 intellectuels allemands, qui, lui aussi, donna naissance à de nombreux commentaires, et dire que le premier fut au mouvement anarchiste ce que le second fut au monde « intellectuel ».
Le Manifeste des Seize - nous continuerons à le désigner ainsi - eut une répercussion considérable, qui se manifesta d’une façon véhémente dans toute l’action du mouvement anarchiste d’après guerre. L’oubli est loin de s’en être emparé, pour l’envelopper d’indifférence ou le remiser au musée des erreurs de doctrine ou de tactique envers un idéal. J’ignore si les générations de demain lui attribueront encore la même importance ; quoi qu’il en soit, et on le contestera difficilement, ce fut pour le mouvement anarchiste, une manifestation fort regrettable. Elle fut cause de divisions et de fractionnements dont le mouvement tout entier dut subir les contre-coups.
Le mouvement anarchiste, avant 1914, était loin de rallier des masses organisées et disciplinées comme celles des partis politiques et des organisations ouvrières. Si des défections se produisirent parmi les adeptes de l’idéal anarchiste, on doit reconnaître en toute bonne foi que, proportionnellement, elles furent cependant minimes. Et l’on peut affirmer, sans prétention aucune, que l’idéal anarchiste reste ce qu’il n’a jamais cessé d’être, sans être affaibli par des compétitions dont la variabilité est incompatible, et pour le moins contestable, avec la défense de son idéologie et de ses principes.
Dès le début de la guerre, quelques militants anarchistes, réfugiés en Angleterre, poursuivaient leur propagande dans Freedom, le journal anarchiste-communiste de Londres, fondé en 1886, par Kropotkine et Charlotte M. Wilson. Les trente-neuf années d’existence de ce journal en faisaient le doyen de la presse anarchiste du monde entier. Dans les numéros d’octobre, de novembre et de décembre 1914, une controverse animée s’engagea au sujet de la guerre. On y trouva une contribution pro-guerriste de Kropotkine, Tcherkesoff et Jean Grave d’une part, et celle des anti-guerristes : Malatesta et une grande partie des anarchistes anglais d’autre part. Kropotkine n’admettait guère que l’on pût avoir une idée opposée à celle défendue par les pro-guerristes et, logique avec lui-même, il mettait en exécution un point de vue jadis exprimé : qu’en cas de conflit entre la France et l’Allemagne, il prendrait position pour la France, qu’il trouvait plus évoluée et dont il craignait que la défaite n’entraînat une réaction internationale.
A quelques amis, lors d’un passage à Paris, en 1913, je pense, Kropotkine avait déclaré :

« Et la guerre ? J’ai dit lors d’un précédent passage à Paris, à un moment où il était question de guerre aussi, que je regrettais d’avoir 62 ans et de ne pouvoir prendre un fusil pour défendre la France dans le cas où elle serait envahie ou menacée d’invasion par l’Allemagne. Je n’ai pas changé d’opinion sur ce point. Je n’admets pas qu’un pays soit violenté par un autre, et je défendrai la France contre n’importe quel pays d’ailleurs : Russie, Angleterre, Japon, aussi bien que contre l’Allemagne ».

C’était là une profession de foi francophile doublée de romantisme révolutionnaire qui, si elle cadrait peu avec les écrits de l’auteur de La Conquête du Pain et des Paroles d’un Révolté, pouvait s’harmoniser avec celui de La Grande Révolution. Mais, en ce cas, que devenait la fameuse insurrection en cas de guerre prônée pas le mouvement anarchiste révolutionnaire ?
Cette polémique entre les interventionnistes et les anti-guerristes provoqua bientôt une rupture dans le groupe de Freedom. Et, dépassant la mesure que se doit de garder une controverse courtoise, Tcherkesoff

« alla même jusqu’à injurier grossièrement Keel en personne, parce que ce militant refusait de céder aux injonctions de la demi-douzaine (tout au plus) de Kropotkiniens qui voulaient mettre le journal au service de la guerre ».

Pour dissiper la mauvaise impression produite par cette rupture violente, les anarchistes réfugiés à Londres, à cette époque, et les camarades anglais éditèrent en langue anglaise, française et allemande, un manifeste signé par trente-six camarades, intitulé : « L’Internationale Anarchiste et la Guerre ».
Voici le texte de ce Manifeste :