L’Anti-antitoutiste pour la paix
Cette revue était avant tout une publication pacifiste. Elle a été créée par Jack HENRIQUEZ , qui en était le principal animateur. Celui-ci invitait à venir s’exprimer dans les pages de son journal d’autres pacifistes se réclamant quasiment tous de la frange libertaire. Ainsi, les principaux collaborateurs de la revue étaient, outre J. BADIEN, l’épouse d’HENRIQUEZ (qui elle n’était pas anarchiste) et Hem DAY. La revue bénéficia aussi de la participation de Joseph DE SMET, Eugène RELGIS ou Pierre-Valentin BERTHIER . On trouvait aussi des articles sur des grands personnages pacifistes anarchistes comme Barthélemy de LIGT ou Louis LECOIN. La spécificité idéologique de la revue résidait dans sa croyance en la possibilité d’un pacifisme mondial par la création d’une nouvelle morale qui, par-delà les nations et les différences, serait identique pour tous. Cette morale serait basée sur le respect des autres et, avant toute chose, de la vie humaine : « une morale unique, valable pour les peuples comme pour les individus, défendant de tuer un homme pour quelque motif que ce soit ». Ainsi, selon cette idéologie, « tout acte doit être voulu dans l’intérêt de l’espèce humaine toute entière ». La revue prônait donc la désobéissance civile et la création d’un nouvel ordre mondial. Toutefois, même si ce type de raisonnement le rapproche du libertarisme, Jack HENRIQUEZ ne se proclamait pas anarchiste .
La publication s’est étendue de janvier 1960 à juin 1963. Le but initial de son créateur était de faire paraître quatre numéros par an. Pour lancer sa revue, Jack HENRIQUEZ proposa un abonnement à l’année à un prix avantageux. A partir du troisième numéro, il proposa même en cadeau le livre de Jacques LEJEUNE, Tu ne tueras point. Dès le cinquième numéro, un prix spécifique pour la France apparut, ce qui montre que la revue arrivait à s’exporter. En 1961, la revue fit paraître un numéro supplémentaire spécial mais, à partir de 1962, elle se retrouva dans l’obligation de grouper ses numéros pour réduire les coûts.
Le titre de la revue, L’Anti-antitoutiste pour la paix, est très révélateur de l’état d’esprit de son créateur et de ses animateurs. Ce néologisme a été construit par Jack HENRIQUEZ et choisi comme titre dans le but de signifier que l’ambition du journal était d’aller à l’encontre de la tendance à protester contre tout sans jamais chercher à construire quelque chose de positif. Selon lui, il ne suffit pas de contester, il faut au contraire lutter pour l’accomplissement d’un projet constructif : « si ce nom a été choisi c’est justement parce que tout le monde accepte trop facilement d’agir contre quelque chose, et c’est sans doute là l’un des tics humains qu’il ne convient pas de flatter, cette hantise de détruire, ce désir de nuire au prochain parce qu’il est catholique, protestant, libre penseur, musulman, hindou ou papou, ou même militaire. Il ne faut pas être contre les hommes, pour qu’ils comprennent mieux où est la vérité, la morale que leur conscience accepte ». Pour L’Anti-antitoutiste pour la paix, « la négation de tout ce qui est négatif est une affirmation nette de ce qui est positif ». Cette vision positive et constructive était surtout appliquée à propos du problème du pacifisme : il s’agissait plus de se battre pour la paix que contre la guerre.
La revue se lança ainsi dans différentes actions, par exemple la diffusion de huit cents affiches prônant des principes pacifistes , une pétition de refus de collaboration aux efforts militaires ou encore des appels à manifester pour la paix . De plus, L’Anti-antitoutiste pour la paix va faire paraître dans ses pages de nombreuses annonces pour les autres associations pacifistes de toutes tendances et pour leurs activités . Son but était d’amener le débat et de créer un dialogue entre les différents acteurs du mouvement pacifiste, avec pour objectif premier de déboucher sur l’organisation d’actions concrètes .
Dans cette optique, Jack HENRIQUEZ invita par courrier différentes organisations à se joindre, le samedi 15 octobre 1960, à une réunion privée organisée à son domicile situé à Bruxelles près de la place Meyser. De nombreux groupements pacifistes ont ainsi été invités. L’ordre du jour de cette rencontre était d’essayer de créer une « coordination en vue d’une action commune pour des campagnes périodiques d’affichage pour la paix » et d’organiser des séminaires d’études ou d’autres actions communes non-violentes (cortèges,…) . Marcel DIEU ne pouvant se rendre à la réunion, Jack HENRIQUEZ lui fit parvenir amicalement les « bases d’entente » pour qu’il puisse lui donner son avis avant la rencontre . Par l’adoption de ce texte de base, qui ne connaîtra que de légères modifications, tous les adhérents à l’entente pour une collaboration entre les mouvements pacifistes affirmaient que les principes suivants devaient sans délai être respectés : « le respect de la vie humaine », « le droit à l’objection de conscience, l’urgence capitale de mettre tout en œuvre afin d’éviter une nouvelle guerre » et « la nécessité de tendre à trouver la solution non-violente de tous les conflits entre les états ». Parmi les groupes conviés ayant pris part à cette alliance, on retrouve des groupes tels que le Cercle la Boétie, représenté par Joseph DE SMET, la S.I.A, représentée par Stéphane HUVENNE (absent lors de la première réunion), le groupe Pensée et Action, représenté par Marcel DIEU (absent lui aussi) et enfin l’I.R.G., représentée par Corrado PERISSINO. Outre ces organisations libertaires, on trouve également des groupes pacifistes chrétiens tels que Pax Christi, les Pèlerins d’Emmaüs et le M.I.R. Les Jeunes Gardes Socialistes se joignirent également à l’entente, ainsi que la Fédération nationale des initiatives pour une contribution belge à la détente internationale, ces deux groupes étant représentés par Robert FALONY. Celui-ci n’était pas inconnu des milieux anarchistes pacifistes en raison des dissensions qu’il avait connues avec la S.I.A. lors d’une marche anti-atomique . Bien d’autres groupes représentant de nombreuses mouvances prirent part au mouvement . Toutes les associations qui désiraient participer à la coordination d’actions pour la paix devaient se faire membres en versant une cotisation mensuelle de cinquante francs servant à couvrir les frais d’administration du Bureau de coordination. Les positions et mesures à prendre par l’entente faisaient l’objet d’un vote, pour lequel chaque association avait droit à une voix. Les décisions étaient si possible adoptées à l’unanimité. Lors de la première rencontre du groupe, un texte s’opposant aux fusées Polaris en Belgique fut rédigé pour être diffusé sous forme d’affiches, de placards dans les journaux et de tracts. Un projet d’affiche fut aussi proposé par Jack HENRIQUEZ, affiche sur laquelle figuraient tous les noms des organisations qui acceptaient les bases de l’entente . Les réunions suivantes se passèrent au café « La fleur en papier doré », près de l’Eglise de la Chapelle . Celles-ci avaient lieu tous les deux mois. Lors de la deuxième réunion du 26 décembre 1960, un nouveau projet d’affiche fut mis en chantier , de même qu’à la réunion du mois de février . Nous ne connaissons ni la raison de la rupture de ces travaux, ni la date de fin d’existence du groupe.
Une action importante qui va être très suivie et mise en avant par L’Anti-antitoutiste pour la paix concerne la marche non-violente pour la paix de San Francisco à Moscou. Les différents groupes pacifistes faisant partie de l’entente créée par L’Anti-antitoutiste vont beaucoup s’investir dans cette action, en collaboration avec d’autres groupements. Cette marche non-violente pour la paix avait été lancée le 1er décembre 1960 par le « Committee for Non-violent Action » . Après avoir traversé les États-Unis, treize marcheurs américains prirent l’avion à New York pour se rendre à Londres. Là, ils furent rejoints par des marcheurs européens (Britanniques, Français, Allemands, Norvégiens, Suédois, Finlandais, Hollandais, Belges…). Le voyage devait se poursuivre par la France, mais aucun marcheur ne put mettre le pied sur le sol français, empêchés par les forces de l’ordre, et ce malgré les protestations du Comité de Parrainage français, qui comprenait diverses personnalités (professeurs d’université, pasteurs, écrivains…). Pendant ce temps, cinq marcheurs français et un marcheur algérien poursuivirent la marche vers Paris, puis atteignirent la frontière franco-belge à hauteur du poste-frontière de « Risquons tout », lieu où la marche internationale put reprendre son cours normal le 2 juillet 1961. La traversée de la Belgique se déroulera en douze jours. La marche passa par les villes de Mouscron, Courtrai, Audenarde, Gand, Alost, Bruxelles , Louvain, Tirlemont, Saint-Trond, Liège et Verviers. Après la traversée de la Belgique, les marcheurs partirent pour Bonn, Berlin, Varsovie et enfin Moscou. Deux Belges se joignirent à la marche en Europe : un néerlandophone originaire de Hoboken, Hugo VAN MARCKE, éditeur de De Mensenvriend, et un francophone de Marcinelle, Franz DECOEUR, collaborateur du groupe Emmaüs .
Le soutien de l’entente à cette action fut important et demanda une certaine préparation. Pour coordonner les choses, une réunion fut organisée le 17 mai 1961 au café de l’Horloge. Celle-ci rassembla de nombreuses associations sous les auspices de l’Union Fédérale et de L’Anti-antitoutiste pour la paix. A l’issue de la réunion, un « comité belge d’accueil aux Marcheurs pour la paix » fut créé. C’est Léa PROVO qui s’occupa du secrétariat. C’est elle aussi qui se mit en rapport avec le bureau européen de Londres qui supervisait la marche en Europe. Le comité était composé de nombreuses personnalités telles que les professeurs HALKIN et FLORQUIN de l’université de Liège, Millem PEE des universités de Gand et Liège, les écrivains Jules BOSMANT et ILLECYN, le député de Charleroi Ernest GLINNE, l’ancien Recteur de l’Université de Bruxelles Henri JANNE, le chanoine Jacques LECLERCQ, le Pasteur Mathieu SCHYNS, le président de la Ligue Belge des Droits de l’Homme, Georges ARONSTEIN,… Il semblerait que Hem DAY ait aussi participé à cette action en tant que représentant du groupe Pensée et Action et de l’I.R.G. puisqu’on retrouve une forte correspondance à ce sujet dans ses archives. De plus, on l’aperçoit aux côtés des marcheurs et des membres du comité belge sur des photos prises lors du passage de la marche en Belgique . Le comité national subvenait aux besoins de ses marcheurs et pourvoyait au transport des bagages, des malades ou des blessés. Il gérait aussi les réunions publiques et distribuait des tracts et des pancartes. A cet égard, il est intéressant de constater que l’utilisation de slogans était strictement contrôlée par le comité afin que la manifestation ne puisse être « récupérée », qu’elle ne prenne pas une autre tournure que celle voulue par les marcheurs .
Pour les marcheurs, la course aux armements ne conduisait pas à la sécurité et à la liberté, mais favorisait plutôt le totalitarisme et ne pouvait que mener à la guerre et à la destruction du genre humain. Leur action entendait signifier aux pays du monde entier qu’il fallait renoncer à la force armée et construire une défense basée sur la résistance non-violente. Ils exigeaient un désarmement inconditionnel ainsi qu’un transfert des budgets militaires vers des programmes de lutte contre des fléaux tels que la pauvreté, les maladies, la sous-alimentation, l’ignorance et le chômage .
Cet exemple montre bien la force mobilisatrice que put avoir L’Anti-antitoutiste pour la paix. Cependant, en 1963, la publication s’arrêta pour une raison qui nous est encore inconnue. Jack HENRIQUEZ se sera sans doute tourné vers d’autres groupes pacifistes avec lesquels il avait travaillé.