Cédric Guérin

Chapitre I Le mouvement anarchiste au début des années cinquante

Pour comprendre l’évolution de la pensée des anarchistes et l’action qui en découle en ce début des années cinquante, il faut se plonger dans le contexte particulier et général de cette époque. En effet, les événements du siècle et plus précisément le seconde guerre mondiale avec l’explosion des fascismes ont semblé laissé les militants démunis. En outre, la tournure prise par l’affrontement entre les deux blocs et l’éventualité d’un troisième conflit mondial ne laissent guère d’optimisme pour une amélioration de la situation. Néanmoins, l’esprit de la fin de guerre reste plus ou moins affiché dans le but de créer un grand rassemblement des anarchistes et d’effacer les divisions d’avant-guerre. C’est en tout cas ce que laisse présager la ferme volonté affichée par les libertaires. Appréhender la pensée anarchiste de ce milieu du XXème siècle suppose donc une définition assez large de ce qu’est un mouvement et de ce qui le constitue (courants, tendances, hommes d’influence…). En effet, par son originalité et son caractère universel, le milieu anarchiste nous amène à ne pas l’étudier comme n’importe quelle formation politique et sociale. En outre, le principe de liberté, principe fondateur et fondamental de l’idéologie, nous invite à ne pas enfermer dans un cadre trop strict un mouvement qui se caractérise notamment par ses nombreuses tendances qui amènent logiquement des points de vue différents, sur les plans tactiques et organisationnels. En effet, peut-on, à l’aube des années cinquante, voir dans l’état général du mouvement les prémices d’une crise ? Si oui, quels sont les enjeux qui nous permettent de définir les problèmes à venir ? L’enjeu de ce chapitre sera donc dans un premier temps d’appréhender toutes les composantes d’un mouvement qui en regorge, puis d’analyser les événements qui vont secouer la Fédération anarchiste et tout le milieu libertaire au début des années cinquante. Cette analyse permettra de comprendre toutes les divisions qui vont symboliser le mouvement tout au long de la période étudiée.

A) Panorama du mouvement 1950-1953

 

Même fastidieux, ce panorama du mouvement semble primordial à une bonne compréhension de ce qu’est le mouvement libertaire de l’époque et surtout de ce qui le compose. En effet, le milieu anarchiste est un monde éclectique, représentant de nombreuses tendances et conceptions. C’est pourquoi il s’agit de connaître les forces en présence à l’aube des années cinquante, qui vont dans une certaine mesure conditionner l’évolution des groupes. A travers ce constat du mouvement et de ses composantes, on pourra plus facilement définir les différentes théories et conceptions de l’anarchisme, et par cette voie définir le sens à donner à notre axe d’étude.

Forces et tendances

 

Il semble que la reconstruction du mouvement mobilisa plus les anciens de la FAF que ceux de l’UA, au moins pour la région parisienne. Elle est toutefois lente à se créer et beaucoup de ceux qui participeront aux débats de création resteront sur les marges par méfiance. Néanmoins, les débats sur l’organisation à donner au mouvement restent vifs à la fédération. On peut ainsi discerner deux groupes d’importance : d’une part les partisans d’une certaine organisation, où on trouve pour les plus connus les noms de Robert Joulin, Henri Bouyé, Maurice Joyeux, Georges Fontenis, Suzy Chevet, Georges Vincey, Aristide et Paul Lapeyre, Maurice Laisant, Giliane Berneri, Renée Lamberet, Solange Dumont, Roger Caron, Henri Oriol et Paul Chery. D’autre part, un courant incarné par l’équipe de Ce qu’il faut dire (Louis Louvet et Simone Larcher) qui pense qu’ “ …à défaut d’une unité organique impossible à réaliser et au surplus peu souhaitable ” , c’est à une simple “ Entente ” qu’il convenait d’aboutir. Cela aboutit à la constitution d’un comité de coordination “ …afin de mettre un terme aux discussions sans issue sur l’unité organique. ” Le choix d’une entente amène d’emblée à une distinction avec l’organisation, qui dans cette période d’immédiat après-guerre, a une connotation négative dans les milieux anarchistes.

Le congrès de Paris voit donc la coexistence d’une Fédération anarchiste et d’un Mouvement libertaire plus large. A Dijon, en septembre 1946, Fontenis succède à Henri Bouyé au poste de secrétaire général. D’autres figures connues (re)viennent à l’organisation et/ou à son journal : Louis Mercier Vega, Gaston Leval, André Prudhommeaux, puis Lois Louvet, Georges Brassens, Armand Robin, Fernand Planche, Denise Glaser, Saïl Mohammed… Certains des militants de la Fédération anarchiste se retrouvent à la Fédération syndicaliste française (FSF), devenant Confédération du travail (CNT) le 4 mai 1946, mais les tensions entre militants auraient causé l’affaiblissement de l’organisation syndicale qui s’aggravera avec la naissance/scission de la CGT Force-Ouvrière. Des militants anarchistes, FA ou non, s’investissent aussi beaucoup dans le mouvement ajiste, les auberges de jeunesse. Plus loin, ancienne revue de Marc Pierrot qui représentait les survivants du Manifeste des seize , reparaît comme revue “ théorique ” de la FA pour deux numéros, cette même année, puis sera remplacée plus tard, toujours dans cette démarche, par Etudes Anarchistes (novembre 1948 à juin 1952).

Dès cette époque, les problématiques qui touchent encore de nos jours le mouvement libertaire (vote en congrès, liberté d’adhésion syndicale, organisation) sont au cœur des discussions. Le Libertaire, lui, fait une large place au combat syndical et le mouvement multiplie les tournées de conférences qui, plus que les tracts ou les affiches, semble alors le mode dominant de propagande anarchiste. Les divergences autour de l’individualisme et des luttes de classe sont importantes.

Définir ces divergences d’ordre théorique, philosophique et tactique, c’est comprendre pour une partie substantielle les problèmes qui peuvent diviser les anarchistes. Ainsi, dès avant 1950, la lecture des différents titres de périodiques anarchistes nous permet de voir la grande diversité d’un mouvement libertaire en reconstruction : le Combat Syndicaliste, Défense de l’Homme, le Libertaire, les Nouvelles Pacifistes, l’Ordre Social…En effet, le milieu anarchiste se présente comme un milieu très éclectique où n’importe quelle divergence (sur un point donné) peut amener des tensions ; c’est pourquoi une présentation des composantes idéologiques s’avère nécessaire. On peut, à l’instar de Maurice Joyeux, voir trois courants constitutifs du mouvement anarchiste : l’individualisme anarchisme, le communisme anarchisme et à un degré moindre le syndicalisme. Faut-il pour autant y voir une fédération des trois principaux courants de l’anarchie, qui nie tout assimilation avec les autres ? Si, à première vue, ces trois tendances du mouvement libertaire réunissent à elles seules un grand nombre des anarchistes en France, la définition des différentes tendances, des nombreux clivages existants et de l’anarchisme même nous incite à ne pas souscrire à cette thèse, mais bien plus à appréhender cette étude sans se laisser enfermer dans des “ catégories ” ou des “ étiquettes ”.

Le courant individualiste, qui avait alors peu de rapport avec les théories de Charles-Auguste Bontemps, est une tendance représentée à l’époque par Georges Vincey et avec des nuances par A.Arru : “ C’était une pensée qui se réclamait de l’individualisme anarchiste américain, qui admet le choix collectif mais qui propose l’action et la responsabilité individuelle pour accomplir l’acte déterminé collectivement. ” C’est par excellence l’anarchisme de forte personnalité et il nous faut noter le rôle important joué par Vincey, à Paris, dans sa spécialité l’économie, et Arru à Marseille. On peut aussi souligner la position particulière qu’occupent les individualistes au sein du mouvement. Cette position est due en grande partie à la définition même de ce “ courant ” : tenter de définir l’anarchisme individualiste s’avère malaisé car “ on ne trouve guère deux individualistes défendant les mêmes théories, tant sur les principes fondamentaux de la philosophie que sur l’économie politique. ”

Le théoricien individualiste par excellence est Max Stirner, philosophe allemand du XIXème siècle (1806-1856), dont l’œuvre principale est L’unique et sa propriété. Pour les figures marquantes françaises, on peut avancer deux noms, ceux d’Emile Armand et de C-A Bontemps. E. Armand a représenté tout au long de la première moitié du siècle le courant anarchiste individualiste dont il esquisse une définition dans l’Encyclopédie Anarchiste : “ N’est pas individualiste anarchiste tout unité ou association qui veut imposer à un individu ou à une collectivité humaine une conception unilatérale de la vie, économique, intellectuelle, éthique ou autre ; voilà la pierre de touche de l’individualisme anarchiste. ”

En effet, le refus de toute autorité, et donc de toute organisation jugée aliénante et autoritaire, est une caractéristique essentielle de l’individualisme. C’est ce qui leur donne cette position particulière, mais aussi ce qui amènera un Joyeux (entres autres) à critiquer cette attitude jugée néfaste pour le développement du mouvement : “ C’est d’ailleurs parfois plus un état d’esprit qu’une théorie, et nombreux sont ceux de nos camarades qui s’en sont rendus compte. ”

Si le courant individualiste peut être plus ou moins considéré en marge, ce serait faire fausse route que d’ignorer une tendance qui peut ramener nombre d’individus à l’anarchisme en 1950. Henri Arvon lui confère ainsi une place de choix dans le changement radical de la vie politique de la seconde moitié du siècle : “ …il n’en reste pas moins que la vie politique et sociale, apparemment vide de tensions idéologiques, est sous-tendue par un nouvel antagonisme dont l’intensité et l’urgence vont croissant. ” Il y voit l’affrontement nouveau de deux acteurs, celui “ …de l’individu jaloux de son autonomie et de sa particularité et allergique aux délices mortels de la servitude étatique.. ” contre “ …la société bureaucratique, totalitaire et concentrationnaire… ” Il y perçoit même une des raisons au retour gagnant du drapeau noir lors des événements de mai juin 1968 : “ Or, de ces deux aspects, c’est curieusement l’anarchisme individualiste, discrédité pourtant pendant longtemps par le souvenir de la propagande par le fait qui s’y rattachait et à laquelle il avait en effet fourni la plupart des acteurs, qui s’est révélé à notre époque le plus riche en promesses. Considéré souvent comme une sorte d’antidote aux poisons de l’ère industrielle, c’est lui qui semble représenter de plus en plus , aux yeux des contemporains, l’anarchisme authentique. ”

La deuxième tendance qui caractérise la pensée anarchiste est représentée par l’anarchisme communisme, inspiré par les pensées de Joseph Proudhon, Michel Bakounine, Pierre Kropotkine Jean Grave, Sébastien Faure et Pierre Besnard. Le communisme libertaire, ainsi dénommé par Eugène Varlin, est selon Kropotkine le fruit d’une lutte intestine entre marxisme et anarchisme, entre l’esprit autoritaire et l’esprit libertaire : “ Ce fut le conflit nécessaire entre les principes de fédéralisme et les principes de centralisation, entre la commune libre et le gouvernement paternel de l’état, […] un conflit entre l’esprit latin et l’esprit allemand. ” Ainsi, dans les années 1879-1880, la plupart des compagnons se déclarent partisans du communisme anarchiste dans lequel ils voient : “ …la synthèse des deux buts poursuivis par l’humanité à travers les âges : la liberté économique et la liberté politique. ” Leur lutte s’exprime sur deux aspects, l’un négatif, l’autre positif, lutte contre l’autorité dans sa triple manifestation, politique, économique et morale, lutte pour la liberté, “ le dernier terme, le but suprême de tout développement humain. ”

Le communisme anarchiste, s’il n’a pas perdu ses caractéristiques principales, a néanmoins évolué tout au long de la première moitié du vingtième siècle et aboutit “ …à une sorte de fusion des théories sociales des anarchistes. ” Comme le souligne Maurice Joyeux, le communisme anarchiste est lui-même divisé en différentes chapelles, ce qui lui confère des appellations et des formes de pensées diverses : “ Mais on peut dire que, de 1920 à nos jours, les tentatives de désagrégation de notre mouvement ont été menées sous le prétexte d’efficacité, sur l’ambiguïté voulue par certains du terme “ communisme libertaire ”, ce qui explique que plusieurs d’entre nous qui sommes réellement communistes libertaires dans le sens où l’entendaient Varlin, Bakounine, Kropotkine, Faure et quelques autres, en ont été réduits à se proclamer “ socialistes libertaires ”. ”

Elément indissociable du mouvement, le communisme libertaire peut rassembler sous son étiquette des personnages aussi différents que Henri Bouyé, Maurice Joyeux ou Georges Fontenis. Rassembler sous une même étiquette mais non assembler car c’est ici que réside toute l’originalité de la pensée anarchiste : elle nous apparaît de façon chaotique au hasard des événements et de l’action. En effet, comme l’individualisme, le communisme libertaire est une notion, un courant qu’on ne peut, à part quelques principes fondamentaux, encadrer strictement ; s’il y eut des anarchistes, il n’y eut pas à proprement parler de doctrine anarchiste, chacun se jugeant autorisé, sur tel ou tel point théorique ou tactique, à adopter une position personnelle fort différente de celle des autres compagnons.

 

La présentation de l’individualisme anarchiste et du communisme libertaire présente en elle-même les pièges à éviter pour étudier l’évolution de la pensée anarchiste. Elle ne nous encourage pas à aborder le mouvement de l’après-guerre dans un cadre strict, mais notamment en terme de courants ou de tendances. En effet, en 1950, on peut trouver de réelles différences dans les composantes du mouvement. A cette époque, une tendance anarcho-syndicaliste agite la Fédération. Si la composante syndicaliste du mouvement lui a donné ses plus belles heures, et qu’en ce sens elle jouit d’un prestige indéniable, force est de constater qu’elle ne représente plus au milieu du siècle la solution privilégiée des anarchistes pour une transformation rapide de la société. Un courant pacifiste et antimilitariste existe toujours à travers les réflexions d’un Louis Lecoin. Fortement teinté d’humanisme, cette tendance n’apparaît pas comme un élément fondamental du mouvement mais il serait réducteur de ne pas aborder une composante qui peut ramener, dans cette période de tensions internationales, nombre de militants à l’anarchisme. On ne peut aussi oublier une composante humaniste libertaire qui tourne autour de nombreux points moraux, pédagogiques, spiritualistes voire éducationnistes. M. Joyeux n’y voit qu’un “ courant en marge ”, en partie responsable du déclin de l’anarchisme : “ De “ grandes âmes ” en quelque sorte. Ils se répandaient dans nos milieux comme dans le public à travers une propagande orale ou écrite. La conférence savamment troussée, “ classique et académique ”, fut son outil principal, Sébastien Faure son modèle. ”

Cette complexité du mouvement et de la pensée anarchistes amèneront Georges Fontenis à voir dans la Fédération de 1949-1950 un ensemble de gens totalement disparate : “Un milieu extrêmement flou, amorphe, dont les composantes expriment la dispersion même : des pacifistes, naturistes, végétariens […], ceux qui ne voient qu’un anticléricalisme quelque peu désuet comme seule activité. Beaucoup de gens curieux, gros liseurs, mais dans un cadre convenu. Un anticonformisme proclamé et apparent cache maints interdits : on se méfie de certains côtés de Bakounine, on repousse “ le marxisme ” sans bien savoir de quoi il s’agit, on passe sous le silence les pages peu glorieuses du mouvement comme le Manifeste des Seize. ”

La pensée anarchiste, telle qu’elle nous apparaît, forte de sa diversité et de son originalité, ne nous invite pas à appréhender cette étude dans un cadre figé mais plutôt, à l’image de Jean Maitron , en terme d’action, d’événements et de mouvement. Dans une période d’après-guerre, forte de transformations et de tensions sociales et politiques, tant au niveau international (guerre froide) qu’au niveau national (instabilité de la IVème République, grèves nombreuses…), les militants paraissent démunis. Les échecs consécutifs des anarchistes, en 1921 en Ukraine, en 1936 en Espagne, ont fait vaciller les théories libertaires. Faut-il y voir pour autant la fin du socialisme utopique, voué à l’échec ? Henri Arvon répond par la négative : “ C’est à partir du moment où l’histoire révèle son impuissance à résoudre les problèmes purement humains que l’anarchisme, qui, d’une manière spontanée et souvent ingénue, situe l’homme en dehors de l’histoire et souvent contre elle, peut redevenir un carrefour de suggestions et de thèmes de réflexions. Or c’est bien ce qui semble se produire dans le dernier quart du XXème siècle face à l’histoire qui a cessé d’être porteuse de progrès et de liberté. ” Ainsi il peut apparaître comme “ une sorte d’ultime espérance ”.

La pensée anarchiste se révèle donc forte de tendances et de combinaisons. Néanmoins, comme toute formation politique ou sociale, le mouvement anarchiste est le reflet des hommes qui la composent et donc, qui l’orientent. C’est pourquoi les parcours, la vie et les pensées de certains militants nous semblent essentiels pour comprendre les différentes orientations qui seront données au mouvement.

Les figures marquantes

 

Présenter le mouvement anarchiste tel qu’il nous apparaît au milieu du siècle, c’est s’intéresser aussi aux hommes qui forment le mouvement d’après-guerre et qui l’influencent. En effet, si il n’y a pas dans cette période de véritable théoricien anarchiste, il serait dangereux d’occulter les forces vives du mouvement et de la pensée. Les différentes luttes de tendances et les différents événements de l’époque amènent certains militants à prendre des positions marquées ; néanmoins, si on ne peut résumer l’histoire de la pensée et du mouvement anarchiste à celle des hommes qui la composent, leur parcours et leur vie peuvent être un utile jalonnement à la compréhension des formes de pensées qui vont éclater tout au long de ces vingt années.

Cette liste ne se veut pas exhaustive mais semble assez complète pour comprendre ce que sont les hommes qui vont façonné le mouvement tout au long des années cinquante. Il convient aussi de ne pas parler pour ces hommes de “ figures principales ” ou de “ figures majeures ”, car s’ils représentent dans une certaine mesure des “ modèles ” (sociologiquement et idéologiquement), l’esprit anarchiste et l’étique libertaire sont des remparts à toute hégémonie d’un quelconque leaderisme dans le mouvement. La plupart des informations récoltées ont été fournies par le Dictionnaire bibliographique du mouvement ouvrier, établi sous la direction de Jean Maitron.

Raymond Beaulaton, fils de militants socialistes, est né le 12 octobre 1912. Ouvrier ajusteur, il adhéra au mouvement syndical en 1937 et participa aux activités de soutien à la Révolution espagnole. Il fonda le 12 juillet 1940 un des premiers groupes de “ résistance antinazi ” de l’ouest, milita à la CGT clandestine, et à travers plusieurs réseaux participa à des actions de résistance. Il fut l’un des fondateurs de la Confédération générale du travail en 1947. Il assurait le secrétariat général de la Fédération des travailleurs. Présent dès la reconstitution du mouvement en 1944, il participa à l’Entente anarchiste, crée en 1952. Sa présence dans ce rassemblement fut effective et nous verrons plus loin l’importance de ces réflexions à cette période. En novembre 1956, il fut un des créateurs de l’Alliance ouvrière anarchiste (AOA), expression de langue française du Mouvement anarchiste international, se voulant un “ instrument de liaison, d’information et de coordination […] des individualités et des groupes locaux, régionaux et affinitaires qui gardent leur complète liberté d’action et une autonomie complète. ” Si l’influence de Raymond Beaulaton n’est pas directement perceptible au travers des écrits des années cinquante, son activisme et sa participation aux différents rassemblements du mouvement après les incidents des années cinquante en font un personnage important de ce début des années cinquante.

Partant de la même génération, Henri Bouyé apparaît comme une figure marquante et toujours active du mouvement. Né le 18 octobre 1912, il fut trésorier de la Fédération anarchiste de langue française, constituée lors du congrès de Toulouse les 15 et 16 août 1936. Après la guerre, Bouyé est secrétaire de la Fédération anarchiste qu’il quitte en 1948. Il créa en 1967, l’Union fédérale anarchiste, laquelle fit reparaître Le Libertaire dont le numéro un sortit en janvier1968.

Individualiste reconnu, Charles-Auguste Bontemps fait partie lui aussi de cette “ génération d’avant-guerre ”, fortement marquée par les différentes luttes idéologiques sur l’organisation. Né en 1893, il fut tour à tour comptable, correcteur d’imprimerie, orateur et enfin journaliste libertaire. Orphelin de père dès l’âge de sept ans, il vécut pauvrement avec sa mère et ses sœurs. Il gagna la capitale avant 1914 où il trouva à s’employer ici et là comme comptable jusqu’à l’épreuve de la guerre. Comme il était ajourné, il n’eut pas à y participer du moins jusqu’en septembre 1917. “ Récupéré ”, il fut blessé puis démobilisé en avril 1919 et il travailla alors comme correcteur. Dès son arrivée à Paris, il avait participé, au hasard des fréquentations, à différentes réunions ou cénacle à Montmartre ou au Quartier latin et s’était exercé à parler et à écrire des poèmes ou à publier quelques articles. Il fréquentait des milieux de gauche anarchisants et même anarchistes, et pendant la guerre publiait dans Ce qu’il faut dire de Sébastien Faure et de Mauricius des poésies pacifistes. Il assista, à titre d’individuel au premier congrès de l’Union anarchiste qui se tint à Paris en 1920. A ce congrès, et ensuite dans Le Libertaire, Bontemps se déclara contre toute autorité, mais affirma en même temps que la dictature qui “ est un mal, mais un mal nécessaire ” peut seule “ aider à installer un système communiste ” . Mobilisé à Bourges en 1939, il fut libéré peu avant l’invasion et revint à Paris. Pendant l’Occupation, il ne cessa d’appartenir au syndicat des correcteurs de Paris et de la région parisienne. A la Libération, il reprit son activité dans les milieux libertaires. Le 10 décembre 1944, il organisa avec Louis Louvet, une conférence au cours de laquelle fut présenté le mouvement “ Ce qu’il faut dire ” dont

l’organe C.Q.F.D, d’abord intérieur au mouvement anarchiste, devint public en 1946 et porta, à partir de 1947, le sous-titre : “ Organe bimensuel de libre culture et d’action pacifiste. ”

Il participa à Paris au congrès de la Fédération anarchiste. A la suite de la crise du mouvement en 1953, il sera de ceux qui demeurent fidèles à la conception non centralisée du mouvement. Ch-Aug Bontemps collabora également à de très nombreux périodiques, libertaires ou non, dont celui de Louis Lecoin Liberté (1958-1971), Le droit de vivre dont il fut rédacteur en chef, Le Réfractaire, La Raison…C’est au Club du Faubourg qu’il fréquenta pendant plus de cinquante ans et dans un certain nombre d’études parues en brochures parmi lesquelles L’Esprit libertaire en 1946, L’Anarchisme et l’évolution en 1956, L’Anarchiste et le réel en 1963, qu’il définit son “ individualisme social ” et manifesta ses préférences pour une évolution vers un “ collectivisme des choses et un individualisme des personnes ”.

Tout aussi important est le rôle de Georges Vincey dans les années cinquante. Si son influence ne s’est pas matérialisée dans les écrits, elle fut palpable dans le fonctionnement même de la nouvelle organisation anarchiste qui naîtra en 1953. Né vers 1900, cet ouvrier serrurier fit ses premières armes vers 1918 aux Jeunesses syndicalistes et collabora notamment au Cri des jeunes, organe mensuel des Jeunes syndicalistes de France qui parut à Lyon de 1920à 1925. Il milita ensuite à l’Union anarchiste puis, à partir de 1936, à la Fédération anarchiste de langue française, organisation rivale de l’UA. Pendant l’occupation allemande, il participa avec Henri Bouyé et Louis Laurent aux réunions clandestines qui permirent aux anarchistes parisiens de maintenir un contact. Il fut également délégué au “ pré-congrès ” tenu à Agen en 1944 et l’un des organisateurs du congrès de reconstitution de Paris. De 1948 à 1952 il fut l’administrateur et le directeur de publication de la revue Etudes anarchistes, publiée à Paris et collabora à l’Anarchiste édité à Malakoff (Seine). Mis à l’écart de la Fédération en 1953, il fut de ceux qui voulurent reconstruire un mouvement dans les plus brefs délais. C’est lui notamment qui fut désigné comme administrateur du Monde libertaire, organe de la nouvelle fédération, poste qu’il occupa d’octobre 1954 à mai 1959, la maladie l’ayant contraint à céder son poste à André Devriendt. Il meurt un an plus tard à Paris, en février 1960.

Individualiste notoire, Georges Vincey n’était pas pour autant un farouche adversaire de l’organisation ; au contraire, il était partisan d’une organisation assez structurée, ce qui peut expliquer son adhésion à l’organisation synthésiste de 1953. Bon orateur, il était un de ceux qui préconisait la propagande orale, notamment à Marseille. Si selon Maurice Joyeux l’individualisme anarchiste de Vincey était un anarchisme de forte personnalité, il n’oublie pas dans ses mémoires de souligner le rôle important que peuvent jouer des individualistes tel Vincey, notamment en louant leurs respect total des principes fondamentaux de la philosophie anarchiste.

Comme Vincey, René Saulière a joué un rôle non négligeable au sein du mouvement anarchiste. Il peut d’ailleurs paraître étonnant que le Dictionnaire bibliographique du mouvement ouvrier n’en fasse pas mention tant sa prestance et son action ont rendu de services à la cause libertaire. René Saulière a connu une enfance difficile qui l’a tout de suite confronté aux réalités cruelles des sociétés modernes : “ Employé de bureau dès l’âge de treize ans, j’avais appris à avoir faim au milieu des repas, à déménager à la cloche de bois, à coucher sur les bancs publics, tout en essayant de jouir de l’existence. ” Il rencontre pour la première fois l’anarchie lors d’une conférence de Sébastien Faure intitulée “ Ton corps est à toi ”. Il apprend la vision sociale des anarchistes et il fréquente “ …un petit noyau d’anars à tendance individualiste dont l’élément le plus remarquable était Serge Grassiot. ” “ Nous abordions beaucoup de thèmes. Ceux habituels à tous les anarchistes contre l’autorité et ses corollaires ; l’État, la justice, les religions, les morales ; mais aussi les problèmes à l’échelle des individus : la liberté sexuelle, le combat contre la jalousie, le nudisme, l’évasion de la société, etc.… Ces discussions n’étaient pas que parlotes, car nous essayions de mettre en pratique la part possible des idées qui nous travaillent. Ce fut de justesse que nous ne partîmes pas au Paraguay pour vivre en communauté. ”

Ce groupe d’individualistes entretenait des relations avec le groupe anarchiste de Bordeaux, d’où sa rencontre avec Aristide Lapeyre. Après 1935 et l’affaire des stérilisations, il participe aux activités du groupe de Bordeaux (activités syndicales, “ aides ” aux libertaires espagnols pendant la révolution). Il fut associé au projet d’école expérimentale d’A. Lapeyre auquel la guerre mis fin.

Le 12 février 1940, avec en poche le livret militaire d’André Arru, réformé définitif, il rejoint Marseille, d’où il tentera l’une des premières initiatives de regroupement du mouvement anarchiste. A la FAF d’après-guerre, René Saulière, qui garde le nom d’Arru, est pour Georges Fontenis l’éternel allié de Lapeyre. Le groupe de Bordeaux de Lapeyre et le groupe de Marseille d’Arru sont les deux bastions des “ Girondins ”, des “ anti-organisationnels ”. En effet, leurs préoccupations paraissent bien loin de “ l’anarchisme-lutte de classe ”.

Maurice Laisant, né en 1909, facteur puis représentant de commerce, s’engagea dans la voie de l’anarchisme sur les traces de ces parents. Il milita activement dans les organisations pacifistes avant la guerre ; en effet, il adhéra dès 1935 et sa fondation dans la Seine à l’Union des Jeunesses pacifistes de France (UJPF) où il fut chargé du recrutement et de la propagande pour la région d’Asnières. C’est à partir de 1939 qu’il commença sa collaboration au Libertaire, journal de l’UA. Après la libération, il présida une réunion organisée à Paris en février 1945, par la Fédération anarchiste et prit part aux travaux de reconstruction du congrès. En 1946, il collabora au journal de Louvet CQFD. Lors du premier congrès de la Confédération générale pacifiste (CGP), tenu à Paris en novembre 1946, il fut délégué comme membre de la commission de propagande. Propagandiste actif, il intervint fréquemment en faveur des objecteurs de conscience et, plus généralement, des pacifistes an nom soit de la Fédération anarchiste soit du “ Cartel international de la paix ” auquel il appartenait. En 1952, Laisant devint secrétaire adjoint de l’association “Les Forces libres de la paix ”. Son influence au sein du mouvement ne trouve son apogée qu’après l’affaire Fontenis en 1953 et la dislocation du mouvement. A partir de cette date, il va occuper une place importante et sera de ceux qui vont porter la nouvelle organisation sur leurs bras (avec ses amis Joyeux et Fayolle). Il fut désigné en 1956 avec Maurice Joyeux comme membre du comité de rédaction du Monde libertaire. Il garda ses fonctions au moins jusqu’en 1960. Le 6 septembre 1959, Maurice Laisant intervint à Bruxelles au congrès international de la Libre pensée. A l’issue du congrès de Nantes de juin 1957, il fut nommé secrétaire général de la FAF, poste qu’il abandonna en 1975.

Né le 15 octobre 1902 à Guise, André Prudhommeaux (on peut le retrouver sous l’appellation d’André Prunier) va être de par ses réflexions un personnage central de la Fédération anarchiste des années cinquante. C’est en faculté que commence son attirance pour la politique. Adhérant à l’alliance défensive des étudiants antifascistes qui tentaient de briser la domination des Camelots du Roy au Quartier Latin, il fréquenta les jeunes militants de la revue communisante Clarté à laquelle il collabora à plusieurs reprises en 1927. Il participa notamment à L’Ouvrier communiste en 1930, dans une entreprise de “ critique radicale du léninisme comme méthode de domination d’une caste politicienne sur les tendances spontanées du prolétariat révolutionnaire d’Occident ”. Il rompt définitivement avec le marxisme après 1930 et son voyage en Allemagne et sa rencontre avec des militants du Kommunistische Arbeiter Partei et de l’Allgemeine Arbeiter Union Deutschlands, où il fait des recherches sur les mouvements révolutionnaires issus du spartakisme. Après sa rencontre, en Hollande, avec Van der Lubbe et Anton Pannekoek, il s’engage complètement dans le militantisme anarchiste comme en témoigne sa participation au congrès de l’Union anarchiste communiste révolutionnaire à Orléans en 1933.

Prudhommeaux fut avec Voline, un des principaux défenseurs de la nouvelle organisation, Terre libre (1934). Fidèle à la tradition de solidarité avec les révolutionnaires persécutés en URSS, Terre libre publia régulièrement des informations sur le répression stalinienne tandis que Prudhommeaux signait en 1935 un appel à l’opinion révolutionnaire mondiale pour les déportés russes avec Sébastien Faure, Robert Louzon, Jacques Mesnil… Mais à partir de1936, les événements espagnols allaient être placés au premier rang par Prudhomeuax et ses amis. Après une activité importante lors de ces événements, il fit paraître L’Espagne nouvelle d’avril 1937 à juillet 1939. Rédacteur-gérant, il fit alterner sa parution avec celle de Terre libre, considérant les deux publications comme complémentaires. Selon Jean Maitron, il fut, “ avec Voline, un de ceux qui exprimèrent avec le plus de force le courant contestataire au sein du mouvement anarchiste français. ”

Devant l’accumulation des défaites et la montée des périls, Prudhommeaux écrivait : “ Le recul est trop général depuis juillet 1936 pour nous laisser une chance de pouvoir combattre efficacement pour notre propre cause. Quant à nous faire crever la peau pour la capitalisme, trop des nôtres sont déjà tombés en Espagne ou ailleurs. ” Pour l’historien, ces réflexions ne peuvent que renforcer les analyses sur l’état d’esprit de certains militants en 1945 face aux différentes tragédies du siècle. A la fin de l ‘année 1946, André Prudhommeaux reprend place au sein du mouvement anarchiste en participant à la rédaction du Libertaire, en réunissant et animant un groupe de jeunes étudiants puis dans diverse comités de relations internationales anarchistes. Sa participation à la revue Preuves va lui être vivement reprochée dans le mouvement anarchiste, sa collaboration au Libertaire lui étant dorénavant refusée. Il appartient au noyau de militants qui les premiers s’opposèrent à la mainmise de la tendance de Georges Fontenis sur la FA. Considéré comme un des principaux animateurs de l’Entente anarchiste, il s’efforça avec d’autres militants

à regrouper les différentes familles de pensée anarchiste dans une nouvelle fédération.

Dans cette nouvelle configuration, Prudhommeaux fut secrétaire aux relations internationales en 1956 et son mandat fut renouvelé au congrès de Nantes en juin 1957. Il représenta la FA au congrès anarchiste international de Londres de 1958. Collaborateurs de nombreux périodiques libertaires indépendants comme l’Unique, Contre Courant ou Défense de l’homme, il avait également fondé le journal bimensuel Pages libres en 1956. Ce furent les pays de l’Est qui occupèrent le centre de ses préoccupations dans les années cinquante, en particulier la révolution hongroise de 1956 dont il écrivit qu’elle était “ une révolution inverse de celle d’octobre 1917. Insurrection universellement individualiste de la société civile contre l’État, des citoyens contre les Pouvoirs, des vérités contre le Dogme, de l’initiative privée contre le Monopole totalitaire, des

libres contractants contre le mythe rousseauiste du Contrat social et du peuple souverain ; le tout sans théorie, sans phrase, sans tradition doctrinale d’aucune sorte. ” Son activité fut beaucoup moins évidente au cours des années soixante en raison de la maladie. Néanmoins, ce militant laisse de par ses actions et son parcours une idée de l’évolution des débats anarchistes. Marginal parmi les plus marginaux, l’œuvre multiforme, mais encore dispersée, du plus libéral des libertaires, reste encore à découvrir.

Militant et conférencier anarchiste, syndicaliste (CGT-SR), pacifiste et libre penseur : voilà comment on pourrait résumer et présenter le personnage d’Aristide Lapeyre (1899-1974). Venu aux thèses libertaires dès l’âge de dix-huit ans, ce militant a eu une grosse activité durant toutes les années qui ont précédé la seconde guerre mondiale. Dans les années 1920, après un court séjour à Bordeaux, il partit pour Paris, où il rencontra un militant anarchiste qui lui fit fréquenter “ La Ruche ”, l’école expérimentale fondée par Sébastien Faure. Dès la fin de l’occupation il participa à la reconstruction du mouvement libertaire et recommença les tournées de conférences pour la Fédération anarchiste, la CNT et la Libre pensée dont il fut longtemps l’un des orateurs nationaux. Une quarantaine, par exemple, de Lille à Saint-Gaudens, de Vannes à Marseille pour le premier semestre 1948. Il collabora aussi à de nombreuses publications, notamment à Ce qu’il faut dire (1944-1949), à Contre courant et à Demain, revue mensuelle des Jeunesses libertaires, éditée à Bordeaux en 1945-1946. Il participa courant 1953 à la reconstitution du mouvement et à la sortie de son nouveau périodique. Il eut également pendant onze ans, de la mi-1956 à la mi-1967, la responsabilité de l’édition du Bulletin intérieur de la FA. En 1968, il sera un des délégués de la FA au congrès de Carrare en Italie.

Militant antireligieux et anticlérical, au moment de la transformation de la CFTC en CFDT, il exposa dans une série d’articles publiés par La Raison, mensuel de la Libre Pensée, sa conviction que cette “déconfessionalisation” ne constituait nullement une rupture idéologique avec la doctrine sociale de l’Eglise, mais seulement une adaptation de l’action du cléricalisme sur la société. Il appela vivement les syndicalistes, les libres penseurs et les anticléricaux à la plus grande vigilance.

On peut décrire Aristide Lapeyre comme un anarchiste révolutionnaire pragmatique qui repoussait l’activisme inconstant, privilégiant l’action soutenue, persévérante, tenace. Pour lui la formation des individus était particulièrement importante, d’où sa tentative d’école expérimentale, sa volonté de faire fonctionner, quel que soit le nombre d’auditeurs, l’école rationaliste “ Fransisco Ferrer ” organisée pendant un quart de siècle, un soir par semaine, par le groupe anarchiste de Bordeaux, et sa participation au combat pour la défense de la laïcité traditionnelle. Il appuyait en effet ceux pour lesquels l’enseignement laïque “…ne doit contenir aucun dogmatisme, ni de religion, ni d’État, ni de Parti, respectant ainsi la liberté de pensée et la liberté de conscience. ”

Son cadet de deux ans, Paul, fut lui aussi un militant reconnu. Comme son frère, il fut profondément impliqué par la question de la révolution espagnole et fit à ce sujet nombre de conférences. Néanmoins, il a joui d’un prestige moindre que son aîné même si c’est lui qui représenta le groupe de Bordeaux au congrès de Paris d’octobre 1945. Il participa également au congrès constitutif de la CNT- section française de l’Association internationale des travailleurs, continuatrice de la CGT-SR et toujours inspirée par Pierre Besnard. Il fut de ceux exclus de la Fédération en 1952 et il poursuivit par de nombreuses conférences son action militante, notamment dans le cadre de la Libre pensée. Il fit également e nombreux exposés à l’Ecole rationaliste “ Fransisco Ferrer ”. La maladie l’obligera à cesser son activité militante vers 1970.

Maurice Joyeux représente un cas beaucoup plus sensible. Ce militant anarchiste va être un des personnages principaux de la période qui nous intéresse. Son premier contact avec l’anarchisme s’effectue en 1927 à l’occasion de la campagne en faveur de Sacco et Vanzetti. Mais pendant plusieurs années, il ne choisit pas définitivement entre ses sympathies anarchistes et son estime pour la majorité communiste de la CGTU. Il déserta pendant la seconde guerre mondiale et fut condamné à trois ans de prison ; il fut incarcéré au fort de Montluc à Lyon d’où il réussit à s’évader.

Après la libération, Maurice Joyeux assista au congrès libertaire de juillet 1945. Membre du comité national de la Fédération anarchiste, il entreprit à maintes reprises des tournées de conférences ; collaborateur du Libertaire, il en assuma la gérance à partir d’août 1947 et ce jusqu’en 1949. En décembre 1950, il perdit ses postes de responsabilité à la FA et au journal à la suite de dissensions qui tenaient plus aux personnes qu’à l’idéologie. pour s’être opposé à la “ ligne Fontenis ”, il sera de ceux exclus en 1952. Protagoniste de la reconstitution ne 1953, il entra au congrès de Vichy en 1956 au comité de rédaction du Monde libertaire ; le congrès de Trélazé en 1960 le reconduit dans ses fonctions. Maurice Joyeux est aussi membre de “l’Association pour l’étude et la diffusion des philosophies rationalistes ” constituée en vue d’éviter une nouvelle prise en main de la Fédération. Hostile à la guerre d’Algérie, comme tous les anarchistes, Maurice Joyeux l’était aussi à la guerre d’indépendance, n’y voyant qu’une révolution bourgeoise. Au point de vue syndical, il a milité activement à la CGT-Force ouvrière où se retrouvent la majorité des anarchistes syndiqués. Il a mis l’accent depuis 1947 sur la notion de “ grève gestionnaire ” dont il est possible de résumer ainsi le contenu : seul l’égalité économique supprime les classes au sein de l’entreprise ; elle justifie donc la prise en main par les travailleurs des moyens de production et d’échange.

Lorqu’une grève éclate dans une ou plusieurs grandes entreprises, voire à l’échelon régional ou national, les exemples de 1936 (et de 1968 plus tard) permettent d’affirmer que c’est seulement durant une courte période de deux à trois semaines que tout est possible : “ C’est l’instant où, de grève revendicative, de grève de refus, la grève doit devenir expropriatrice puis gestionnaire. C’est l’instant où les usines doivent se remettre à tourner sans leur direction et sous le contrôle des organisations syndicales, des comités d’entreprises, des conseils d’ouvriers, la manière importe peu. C’est l’instance de la chance révolutionnaire. ”

Au sein de la Fédération anarchiste, Maurice Joyeux anime le groupe “ Louise Michel ” qui publie La Rue, revue trimestrielle culturelle. M. Joyeux est un personnage incontournable du milieu anarchiste et pour l’historien, une source de premier ordre de par ses écrits théoriques et ses mémoires personnelles.

Ce panorama d’ensemble des personnalités nous paraîtrait incomplet si nous ne faisions pas mention d’un homme qui a profondément marqué son époque et les militants anarchistes. Nous parlons ici de Sébastien Faure (1858-1942). S’il n’est pas en prise directe avec la période qui nous intéresse, son prestige et son aura dans le milieu anarchiste en font une référence essentielle pour les anarchistes d’après-guerre.

Sébastien Faure ne fut pas à proprement parler un théoricien de l’anarchisme, mais surtout par l’écrit et par la parole, un vulgarisateur. C’est par ses conférences qu’il acquit une audience nationale. Sur le plan doctrinal, S. Faure intervint lorsque certains militants, à la suite des Russes exilés, Archinov et Makhno notamment qui considéraient que la très insuffisance structuration du mouvement expliquait pour une grande part ses défaites face aux bolcheviks, conseillèrent aux militants français de discipliner l’Union anarchiste sur le plan de la théorie et de l’action. Faure prit ses distances à l’automne de 1928 et préconisa “ la synthèse anarchiste, opposant le resserrement de tous les éléments libertaires au groupement par tendance unique ” . Il milita alors à l’AFA (Association des Fédéralistes anarchistes) et collabora à la Voix libertaire. Il prônait ainsi non la synthèse des théories anarcho-syndicaliste, communiste libertaire, et individualiste anarchiste, mais la coexistence dans une même organisation de tous ceux qui se réclament, sous quelque forme que ce soit, de l’idéal anarchiste. Il laisse à sa mort un prestige indéniable qui finit de le consacrer parmi les figures emblématiques du mouvement anarchiste.

Les différents parcours des militants nous permettent de tirer quelques conclusions sur l’état d’esprit de ces derniers. Les hommes qui reconstruisent le mouvement après 1945 ont pour la plupart déjà une certaine expérience du “ milieu ” et de la tradition anarchiste. En s’attardant sur leur âge, on remarque que pour une très forte majorité, les militants ont tous entre quarante et cinquante ans. Même si les effectifs anarchistes de l’immédiat après-guerre devaient compter quelques jeunes (notamment avec l’apport des Auberges de jeunesses ou comme le confirme la fondation du Cercle libertaire des étudiants en février 1948), il est intéressant de constater cette prédominance des hommes d’expérience ; en effet, ces derniers peuvent, face aux jeunes générations, servir d’exemples, mais aussi effrayer dans la mesure où ils arrivent en cette fin des années quarante avec certaines certitudes sur les orientations idéologiques et tactiques à donner au mouvement et sur les causes des échecs anarchistes antérieurs à 1939 !

Il est tout aussi intéressant de remarquer que pour la plupart, ces hommes ont été très influencés par deux événements : la victoire des bolcheviks en 1917 et la guerre d’Espagne. Ces deux aspects ont renforcé une caractéristique commune à tous les anarchistes d’avant-guerre :le rejet inconditionnel du marxisme et de toutes les formes qu’il a pu prendre. En effet, la révolution bolchevique a discrédité terriblement l’idéal anarchiste tandis que les événements de 1921 d’une part, et de 1936 à 1939 d’autre part, ont définitivement consacré le divorce entre les deux théories. D’un autre côté, la victoire et l’établissement du régime franquiste en Espagne amène nombre de militants ibériques à s’exiler. En France, ces derniers ne restent pas inactifs et reprennent leurs activités, parfois aux côtés des libertaires français. Cet aspect est important dans la mesure où les espagnols, forts d’un prestige immense dans les milieux libertaires, s’évertuent d’une part à “ imposer ” ou plutôt faire connaître les idées qui leur ont permis d’avoir une action décisive, et cette influence se ressent aussi dans les diverses motions de soutien et d’aide des groupes anarchistes (et plus particulièrement de la FA) aux exilés ou à ceux des libertaires espagnols qui résistent à Franco. D’un point de vue sociologique et de recrutement, leur influence est largement décelable. Mimmo Pucciarelli apporte des éléments de renseignements sur cette question. L’exemple de Romain, venu à l’anarchisme en 1951, est significatif. Son premier “ contact ” avec l’anarchisme s’opère par une rencontre avec des réfugiés espagnols.

D’un point de vue sociologique, l’énumération des “ figures marquantes ” montrent l’appartenance de quelques-uns à la “ classe ouvrière ” : Beaulaton, Vincey. Les autres figures ne sont pas strictement “ classable ” en raison de nombreux changements de profession. On peut peut-être les mettre dans les prémices de la classe moyenne qui se formera après la Libération.

Si l’action proprement dite est plus ou moins mise de côté à la fin des années quarante (si l’on excepte les tournées de conférences), les problèmes d’ordre théorique et tactique ne vont en prendre que plus de valeurs. Si après 1945 l’heure était à la réconciliation et à l’unité, la question de l’efficacité des théories anarchistes va faire vaciller cette unité de façade et mettre en danger la présence même de l’anarchisme en France.

B) Les anarchistes et l’implosion du mouvement

 

On a vu précédemment les différentes conceptions que l’on pouvait avoir de la théorie anarchiste. Ce sont justement ces différences d’idées, de vues et d’appréciations qui vont dès 1950 sclérosé le mouvement “ officiel ”. Devant les difficultés que connaît la pensée anarchiste pour se faire une place, notamment face à l’évident succès du communisme, la question d’une efficacité plus grande va revenir en force et engendrer un phénomène récurent dans les organisations libertaires : la cristallisation des tendances. C’est au début de l’année 1950 que se constitue un groupe clandestin au sein de la Fédération, l’Organisation Pensée Bataille (OPB), dont le père est Georges Fontenis. Crée dans le but de promouvoir l’anarchisme social révolutionnaire et de doter l’anarchisme français d’une réelle structure, l’OPB traduit bien le malaise dans lequel le mouvement s’engouffre : “ Ce malaise et cette indigence suscitent une réaction qui va aboutir à l’émergence d’un courant dit “ communiste libertaire ” ou de retour à “ l’anarchisme social et révolutionnaire ” issu du courant ouvrier antiautoritaire de la Première Internationale. ”

Durant deux années, les cohabitations de tendances vont se faire sans trop de difficultés, bien aidé par le Libertaire dont le prestige reste assez haut, chacun essayant de promouvoir au sein de l’organisation ses conceptions. Il faut aussi souligner que la fin de cette unité en 1950 serait la fin du mouvement dans son état actuel. Néanmoins, plusieurs événements vont précipité la sclérose du mouvement et la lutte entre les tendances. C’est pourquoi nous allons nous attacher à éclairer les raisons d’une crise inévitable pour ensuite l’analyser plus profondément afin de mieux comprendre l’implosion du mouvement et le choc ressenti par les militants.

 

Prémices d’une crise

 

Après le congrès de Bordeaux de juin 1952, une première scission se produit au sein de la Fédération anarchiste. Plusieurs militants sont exclus ou quittent d’eux-mêmes la Fédération. Le congrès de Paris de 1950 avait institué le système de vote dans l’organisation, résultat d’une lutte importante entre les militants. C’est au congrès de Bordeaux que Fontenis, qui tenait dès lors l’organisation bien en main, demanda qu’à l’avenir on votât par mandats, ce qui était contraire à toute la tradition anarchiste. Il obtint cependant une majorité de 103 voix contre 45, mais les opposants déclarèrent solennellement qu’ils ne reconnaissaient aucune valeur à cette décision et une première scission en résulta en octobre ; en outre des exclusionsfurent prononcées à l’encontre de Joyeux, Aristide et Paul Lapeyre, Fayolle, Arru, Vincey, etc.

Les militants qui ne se retrouvent pas dans la nouvelle orientation idéologique de l’organisation vont se réunir et il en ressort la sortie de l’Entente anarchiste, Bulletin de relation, d’information, de coordination, et d’étude organisationnelle du mouvement anarchiste. Le premier numéro est daté du 30 octobre 1952. Emanant du congrès du Mans du 11 octobre 1952, elle est “ un organe destiné à mettre en contact, en dehors de tout exclusivisme, les fédérations, groupes et individus, se réclamant de l’anarchisme. ” Le congrès du Mans rassemble seize participants, quatre membres du groupe du Mans, cinq du groupe d’Angers, un du groupe de Saintes, deux de Paris et quatre isolés dont Hem Day et un militant espagnol. Réunie notamment autour de Raymond Beaulaton, Georges Vincey, Tessier, Louis Louvet, André Prudhommeaux ou Fernand Robert, l’Entente anarchiste apparaît clairement comme une tentative de sauvegarde d’un certain anarchisme, “ opposé ” à l’anarchisme-lutte de classe symbolisé par Fontenis et ses acolytes.

Dès le premier numéro, c’est à Raymond Beaulaton qu’il revient de fixer le débat et le sens des critiques : “ Venons en directement au fait. L’unité anarchiste du lendemain de la guerre fut vite brisée. Il y a deux ans, au congrès de Paris, le système de consultation par le vote fut institué. En deux ans, cette unité fut détruite. ” Il reproche ainsi aux gens du quai de Valmy leur tendance et leur attitude autoritaires, au nom de la loi de la majorité, qui selon Beaulaton n’a rien à voir avec l’anarchisme. Naturellement, il est d’abord question de la critique de la Fédération anarchiste et de son orientation. Pour Georges Vincey, elles sont sans aucun doute autoritaires : “ Ce sont des méthodes d’autorité que le LIB diffuse dans le public etpratique dans son organisation. ”

Si la critique de la déviation autoritaire de la FA est le principal fait de ralliement, on peut ressentir dès le premier numéro un état d’esprit qui va longtemps coller à la peau des anarchistes français. Cet état d’esprit se caractérise ainsi sous une double forme : d’une part un rejet inconditionnel de l’ennemi marxiste, d’autre part des questions sur le rôle des anciens et de l’évolution idéologique de l’anarchisme. C’est Fernand Robert qui attaque le premier : “ Le LIB est devenu un journal marxiste. En continuant à le soutenir, tout en reconnaissant qu’il ne nous plaît pas, vous faîtes une mauvaise action contre votre idéal anarchiste. Vous donnez la main à vos ennemis dans la pensée. Même si la FA disparaît, même si le LIB disparaît, l’anarchie y gagnera. Le marxisme ne représente plus rien. Il faut le mettre bas ; je pense la même chose des dirigeants actuels de la FA. L’ennemi se glisse partout. ”

On peut donc tirer une première conclusion de cette scission : le retour d’un antimarxisme virulent dans le milieu anarchiste. D’un autre côté, Chopin, un militant du groupe du Mans, signale une pensée qui va marquer les anarchistes (on pourra le vérifier plus tard avec les événements des années cinquante et soixante) : “ Un camarade signalait que le mal venait de l’abandon des vieux militants. Si les anciens étaient restés nous n’aurions pas vu s’instituer le système du vote. ” Après ce qu’il vient de se passer, il est désormais clair que les anarchistes exclus ou partants qui se réunissent auront un regard très attentif à toute tentative de prise en main sur une organisation anarchiste.

Au delà des critiques, plusieurs propositions sont approuvées dès la première réunion ; celles de Louvet tout d’abord, déclarant qu’il n’y a plus d’organisation anarchiste, qu’il faut la refaire et propose qu’il soit fait une sorte d’association autour du groupe du Mans. Ensuite, c’est celle de Vincey qui veut un “ bulletin idéologique qui serait diffusé le plus possible. ” Enfin, François Robert propose que ceux qui enverront des articles au bulletin payent au nombre de feuilles que leur prose prendra. Dans l’immédiat, cette assemblée d’anarchistes se révèle très importante et marque les trois points principaux qui vont servir à définir idéologiquement cette association.

“ 1°- Affirmation qu’être anarchiste, c’est reconnaître que l’individu est à la base de la Société. Que l’expression de l ‘anarchisme se conçoit à travers la Liberté.

2°- Les anarchistes doivent se soutenir dans leur lutte contre l’autorité, dans tous leurs efforts, initiatives individuelles ou collectives, et envisager une organisation adéquate rejetant la loi majoritaire.

3°- Les anarchistes réunis au Mans envisagent que le prochain congrès de la FA soit ouvert à TOUS les anarchistes. ”

Sans déclarer une rupture définitive avec l’organisation nationale, les anarchistes réunis au Mans ne cachent pas leurs désaccords avec cette dernière, tant d’un point de vue tactique et organisationnel en rejetant le vote, que d’un point de vue idéologique où un rassemblement de tous les anarchistes est souhaité. Bien sûr, ces revendications, dans le climat assez tendu entre les deux camps, apparaissent plus comme une volonté de défiance que d’un besoin de réconciliation, étant donné qu’ils s’attaquent à des points fondamentaux de l’œuvre de Fontenis, tels le vote ou l’unité entre libertaires. S’il n’est pas encore consommé, le divorce semble bien inéluctable.

En outre, les anarchistes du Mans vont chercher des appuis étrangers à leur action, étant donné que l’organisation nationale ne leur est plus favorable. C’est dans ce sens de discréditation de l’œuvre de Fontenis et de la nouvelle orientation du Libertaire qu’il faut comprendre la lettre des italiens du GAR (Groppi anarchici reuniti) qui expliquent leur motivation “ parce que le camarade Fontenis, monopolisant la représentation de la FA, et par des accords, alimente et continue à donner vie aux Groupes anarchistes d’action prolétarienne, mouvement d’essence marxiste que nous dénonçons. ” Pour comprendre la place particulière des GAAP au sein du mouvement anarchiste italien, il faudra se référer à l’étude de ses relations avec la Fédération communiste libertaire dans la sous-partie qui suivra.

Plus loin, Louis Louvet n’hésite plus dans ces condamnations et ses avertissements : “ Toutes solutions nettes étant préférable à la confusion actuelle ” et délivre les objectifs de l’Entente : "Déclarons : formellement n’avoir point l’intention d’organiser un mouvement tendant à supplanter l’actuelle FA, mais celle de fédérer, dans l’attente de son prochain congrès, les groupements œuvrant sur le plan antiautoritaire (…) avec l’espoir, la situation une fois éclairée, d’une prise de contact générale. ” Si son intention première est de ne pas affecter encore plus le mouvement, ses menaces se font plus vives au cas où une solution ne saurait être trouvée, car la prochaine confrontation “ ayant pour but soit une fusion générale, soit la constitution d’un mouvement anarchiste assez cohérent, dont ferait partie la FA ; soit deux mouvements distincts, si malheureusement l’entente ne pouvait s’établir. ”

La parution du deuxième numéro le 30 novembre 1952 nous renseigne un peu plus sur l’évolution de la situation. D’entrée de jeu, la brochure se signale par une allusion assez longue concernant Sébastien Faure, l’apôtre de la synthèse et du rassemblement entre les anarchistes. De plus, une base d’entente est élaborée d’où il ressort une définition de l’anarchisme : “ L’anarchisme est moins un système qu’une position philosophique de laquelle doit sortir une éthique dont l’application a pour but de libérer l’homme de toutes les oppressions nées de l’application autoritaire de l’éthique actuelle. ” Ce nouveau numéro semble aller plus loin dans la volonté de défiance et de rupture envers Fontenis. René Guillot, dans son article “ Contre toute organisation ”, fustige la nouvelle orientation et la nouvelle forme de la fédération : “ De par quel

privilège quelqu’un peut-il prétendre orienter un mouvement libertaire ? Une fédération (soi-disant anarchiste) se divise en groupes majoritaires…et minoritaires ! Il y a aussi un Comité national (Comité central, Comité de parti). Tout s’excuse : c’est l’OR-GA-NI-SA-TION ! ” Son auteur poursuit sa critique de la FA tout en en marquant son point de vue personnel : “ Tous les efforts, s’ils sont antiautoritaires, ne se contredisent point. Un pont commun relie individualisme et collectivisme. Il nous est aisé de le franchir si nous sommes tolérants, c’est à dire libertaires. Toute organisation ne peut être tolérante, ni libertaire. Obligatoirement, quels que soient ses composants, elle sera centraliste, totalitaire, elle imposera, elle décidera, elle O-RIEN-TE-RA. ”

Si on peut ici reconnaître facilement le discours d’un individualiste, ces paroles nous semblent démontrer assez bien l’état d’esprit dans lequel se trouvent les anarchistes au lendemain du “ putsch ” de Bordeaux et relancent ainsi la problématique utilisée par Jean Maitron dans un de ses chapitres, à savoir y a-t-il incompatibilité entre la philosophie anarchiste et l’organisation ? Plus tard, c’est Charles Auguste Bontemps qui, devant l’urgence apparente de la situation, semble verser dans la nostalgie et vouloir repartir sur des bases saines : “ Pourquoi ne pas créer ou reprendre la vieille Union anarchiste en y apportant des vues neuves ? Il est certes regrettable, comme on l’a dit, que les “ vieux ” aient abandonné la FA. A qui la faute ? Il y a vingt ans que je répète que certaines positions de principes, trop sommaires, ne collent pas au siècle. ” Ce réflexe traduit le malaise qui sclérose le mouvement et qui le menace de mort.

Le deuxième numéro marque aussi l’apparition de Maurice Joyeux dans les colonnes de la brochure. Ce dernier ne va pas tarder à exprimer le fond de sa pensée et accuser l’action des nouveaux dirigeants de la FA. Devant l’effondrement qualitatif et surtout quantitatif du mouvement, il lance un cri d’alarme et apporte quelques précisons sur la direction de ces accusations : “ Ces faits incontestables, que même les hommes du quai de Valmy, malgré leurs remontades, se voient obligés de reconnaître, en en rejetant la faute sur les “ vieux ”, peuvent s’expliquer par bien des raisons plausibles mais il n’en est pas de plus irréfutables, de mieux contestables, que celle-ci : la Fédération et son journal sont dans les mains d’un clan dont la préoccupation majeure n’a rien à voir avec l’Anarchie. ” Il voit dans l’effondrement la conséquence logique des querelles qui ont suivies la fin de la guerre : “ Au lendemain de la “ libération ”, notre mouvement avait vu renaître les vieilles querelles de tendances qui l’ont empoisonnées au cours de son histoire ” , et trouve en Fontenis le bouc émissaire, celui par qui tout est arrivé.

Le quatrième numéro de L’Entente va marquer une certaine rupture dans le discours envers la FA. Si celle-ci est toujours vivement critiquée, il n’en reste pas moins que les anarchistes de l’Entente esquissent un futur rassemblement devant l’impossibilité d’une réconciliation. C’est Fernand Robert qui le premier va exhorter les compagnons à réagir : “ On a fait “ Ce qu’il faut dire ”. Il faut dire maintenant ce qu’il faut faire. C’est très simple en vérité : il faut créer un moyen d’expression publique anarchiste. Il faut penser dès aujourd’hui au Journal. C’est à la naissance d’un “ LIBERTAIRE ” traitant de l’anarchisme qu’il faut travailler ! ” Dans le dernier numéro du mouvement, Raymond Beaulaton lui aussi rêve d’une nouvelle organisation qui supplanterait la FA. Néanmoins, s’il ne croit pas à sa création, il pense que l’Entente pourrait servir de support à cette nouvelle organisation : “ …l’Anarchie ne peut être viable que par l’Entente de tous les anarchistes conservant le plein emploi de leur affinités particulières, soit en individuel ayant simplement un lien commun, un moyen de coopération au gré des circonstances ou de leur volonté. Ce lien, l’Entente anarchiste peut le créer sans organisation. ” Digne du plus bel esprit synthésiste, cette réflexion n’en traduit pas moins une certaine crainte vis à vis d’une nouvelle organisation anarchiste.

L’expérience de l’Entente anarchiste prend fin au cinquième numéro en février 1953 et après que certains de ses militants aient décidés de rejoindre la nouvelle Fédération anarchiste. Même si l’expérience fut assez courte (environ un an et demi), son apport nous semble important. Les différentes réactions et réflexions de la brochure témoignent d’un profond malaise chez les militants et d’une véritable peur de la fin du mouvement. En outre, l’aspect antimarxiste des articles semblent condamner tout rapprochement entre les deux théories et démontre chez les anarchistes une véritable psychose face aux intrusions éventuelles de l’ennemi héréditaire. L’action de l’Entente peut donc se résumer sous un double aspect. Tout d’abord une entreprise de discréditation de la nouvelle orientation de la FA et du communisme libertaire. En effet, il n’est pas une publication où on ne trouve de critiques envers le travail de Fontenis. Deuxièmement, et c’est peut-être le point le plus important, les anarchistes du Mans se sont attachés à redonner vie à un mouvement. Cette entreprise est passée d’abord par un rapprochement avec les groupes anarchistes déjà existants et opposés eux aussi à la nouvelle orientation. C’est pourquoi dès le deuxième numéro, c’est à dire un mois après la réunion du Mans, l’Entente s’est associé aux deux parutions de Contre courant et de l’Unique. C’est aussi dans ce sens qu’il faut voir les échanges avec les groupes étrangers et notamment les GAR d’Italie et l’appel à l’unité de tous les anarchistes.

Néanmoins, on peut s’étonner des jugements des militants sur ce qu’a représenté ce mouvement, et plus particulièrement de celui de Maurice Joyeux qui semble oublier certaines choses dans ses mémoires : “ Entouré de quelques ahuris, Louvet provoquera une réunion au Mans où il créera l’Entente anarchiste à laquelle personne n’adhérera et qui n’eut aucune influence sur la marche des événements. ” Si l’observation de Fontenis sur l’expérience de L’Entente est tout aussi virulente, ce serait prendre un raccourci facile que d’affirmer son inutilité. Car face au développement des idées communistes libertaires au sein de la FA et l’effacement de certains militants qui préfèrent alors rester dans l’ombre, l’EA reste présente pour dénoncer la déviation “ marxiste ” et prôner le rassemblement.

La crise de 1953, la Fédération communiste libertaire et les anarchistes

 

Comme nous l’avons vu, c’est au début de l’année 1950 que se constitue l’OPB, organisme secret dont le but est de faire triompher l’anarchisme social au sein de la Fédération anarchiste. L’histoire et l’activité de l’OPB vont profondément marquer le mouvement anarchiste et le conditionner pour le reste de l’aventure. Il nous faut ici redoubler de vigilance pour appréhender le phénomène OPB ; en effet, l’étude de la tendance communiste libertaire du début des années cinquante reste bizarrement sous silence ou à peine entrevue chez la plupart des historiens du mouvement. Simple hasard ou pure coïncidence ? A vrai dire, la condamnation totale de l’OPB par les militants anarchistes et (aussi par les historiens de l’anarchisme) ne reconnaissant pas dans cette orientation une connotation anarchiste a laissée des traces (il suffit d’évoquer le sujet avec un militant pour voir surgir des accès de colère !) De plus, les témoignages, souvent dénués de compte rendus exacts, ne facilitent pas la tâche pour une étude sérieuse de ce phénomène.

“ Synthèse de l’anarchisme et d’un certain léninisme ” pour Maitron, la tendance communiste libertaire nous a laissé à travers l’ouvrage de Georges Fontenis nombre de documents qu’il est intéressant d’étudier pour comprendre les nouvelles formes que peut prendre la théorie libertaire. Nous pourrons ainsi voir que certains arguments théoriques des communistes libertaires seront à bien des égards ceux qui resurgiront tout au long de la période et notamment en 1968.

Si Georges Fontenis explique l’apparition de l’OPB par le malaise dont souffre la FA et le mouvement, il n’oublie pas de souligner une cause sociologique de sa création : “ L’accroissement du recrutement des jeunes, surtout dans la classe ouvrière mais aussi chez les intellectuels, est en train de modifier la composition idéologique de la FA ; moins de petits entrepreneurs et de forains, davantage d’ouvriers, de techniciens, d’enseignants. ”

Cette constatation laisse la place à une hypothèse de taille ,et que Arvon semble aussi déceler, le changement de la composition sociologique et donc idéologique des groupes anarchistes. D’après les propos de Fontenis, on peut sentir l’émergence d’une classe qui sera qualifiée plus tard de moyenne d’un côté, et celle de la jeunesse de l’autre. Ces deux aspects semblent prendre une importance relative lorsqu’il sera question de l’appartenance sociale des anarchistes.

Néanmoins, il nous semble qu’il ne faut pas chercher dans cette différence sociologique la cause profonde de l’OPB. Fontenis souligne dans son ouvrage les erreurs des historiens du mouvement libertaire sur la date de l’intronisation du vote dans les congrès ; en effet, il faut selon lui remonter au congrès de 1950 pour dater son intronisation. Cet événement est pour lui la première marque d’affaiblissement de la tradition girondine dans le mouvement : “ Le fait que cette décision soit obtenue par l’accord général des délégués des groupes, selon l’ancienne forme de consultation, est révélateur d’un esprit nouveau et d’un affaiblissement des traditions “ girondines ”. ” Mais plus que la perte de vitesse des girondins, l’intronisation du vote marque une certaine cassure avec la tradition anarchiste. C’est cette rupture avec l’esprit de solidarité entre anarchistes que l’on peut aussi constater à la lecture des statuts de l’OPB. Le premier but que se fixe l’organisation est très clair : “ L’organisation régie par les présents statuts rassemble des militants de l’anarchisme social en vue de travailler à la réalisation du but suivant : transformer les mouvements anarchistes le plus possible dans le sens d’organisations efficaces et sérieuses défendant un corps de doctrine cohérent. ”

Organe secret, la tactique de l’OPB est l’entrisme, c’est à dire l’accaparement de l’organisation existante par l’intérieur et son orientation dans un sens communiste libertaire : “ Dans les mouvements anarchistes, les militants OPB doivent viser d’abord à répandre leur programme, à acquérir l’influence par la base. ” Les militants sont recrutés par cooptation et à la majorité des deux tiers. Sa structure se répartit dans une assemblée générale qui élit un responsable du Plan, un responsable au Contrôle et un conseiller, qui forment à eux trois le Bureau de l’organisation “ … chargé de mettre au point les meilleurs propres à l’exécution du Plan décidé par l’assemblée générale. ” A l’origine de l’organisation, hormis Georges Fontenis, on peut pour les plus importants les noms de Blanchard, Devancon, Ninn, Caron, Moine et Joulin. L’OPB est constitué des groupes Paris-Est, Paris 18ème et 19ème, Renault Billancourt et du groupe Krondstadt qui apparaît comme le groupe le pus solide de l’organisation. Enfin, les trois fonctions occupées témoignent de l’influence de certains militants : un secrétaire, dit responsable au Plan (Fontenis), un secrétaire-Adjoint dit conseiller (Caron) et le trésorier (Joulin). C’est au cours des deux années qui séparent le congrès de Paris et celui de Bordeaux que l’OPB va s’assurer la mainmise sur l’organisation.

Ce n’est seulement qu’en juin 1953 qu’apparaît une “ Déclaration de principes ” du mouvement communiste libertaire, fortement inspirée du Manifeste du communisme libertaire de mai 1953, après que la tendance du même nom se soit définitivement emparée de la FA. Cette résolution fut approuvée au congrès de Paris de mai 1953 et nous renseigne davantage sur les buts réels du mouvement, rompant avec une certaine tradition anarchiste en donnant un caractère marxiste-léniniste à la théorie : “ L’organisation spécifique des militants du communisme libertaire se considère l’avant-garde, la minorité consciente et agissante dans son idéologie et son action les aspirations du prolétariat ” afin que “ la révolution soit rendue possible pour édifier la société communiste libertaire. ” Si l’exposé de l’anarchisme communiste qui y est fait se démarque essentiellement par son côté “ anarchisme-lutte de classe ”, la question de la révolution y est affirmée : “ Mais le passage de la société de classes à la société communiste sans classe ne peut être réalisée que par la Révolution, par l’acte révolutionnaire brisant et liquidant tous les aspects du pouvoir… ” Mais devant l’inéducation des masses, qui n’ont pas encore pris conscience de leur asservissement, l’organisation communiste libertaire a un rôle prépondérant à jouer : “ La révolution n’est possible que dans certaines conditions objectives (…) et lorsque les masses, orientées et rendues de plus en plus conscientes de la nécessité révolutionnaire par l’organisation communiste libertaire, sont devenues capables de réaliser la liquidation de la structure de classes".

Tout en condamnant la dictature du prolétariat, le manifeste se prononce pour le pouvoir ouvrier direct et sa dictature à l’encontre des courants et organisations “ qui s’opposent plus ou moins ouvertement à la gestion ouvrière, à l’exercice du pouvoir par les organisations de masse. ” D’ailleurs, on peut voir aussi dans ce manifeste une volonté de défiance face aux anarchistes exclus ou quittant la Fédération : “ Face aux “ humanistes ” anarchistes que nous nommions entre nous les “ vaseux ”, il y avait une volonté de provocation. Le Manifeste utilise le vocabulaire proscrit chez les marxistes : parti, ligne politique, discipline. On se sert du terme “ dictature du prolétariat ” pour faire une tête de paragraphe, même si on nie ensuite le principe dans le texte. On ne craint pas d’affirmer que les autres tendances n’ont qu’un lien vague avec l’anarchisme dont notre courant constitue le seul représentant. ” Les principes internes nous permettent de mieux cerner la volonté des militants communistes libertaires et de mieux comprendre leur volonté de “ déscléroser ” le mouvement. Si l’unité idéologique est préconisée, c’est aussi le cas de l’action, de la propagande et de la forme à donner au mouvement. Ainsi, il doit y avoir “ unité de programmes et unité de tactique définis par les congrès et référenda, la position majoritaire étant l’expression de l’organisation à défaut d’unanimité. ”

L’intronisation du vote, avec la préférence majoritaire, est donc reconnue en dépit d’une tradition anarchiste contre les formes de consultation et en faveur d’une plus grande efficacité. Enfin, l’action collective et le fédéralisme apparaissent comme deux principes fondamentaux de l’organisation. Ces deux facteurs mettent en lumière une réelle volonté d’efficacité qui se traduit aussi dans les formes de structures des groupes et le rejet plus ou moins apparent des individualistes. En effet, le groupe est “ l’organisme fondamental ” mais “ ne peut être considéré comme groupe qu’une organisation ayant au moins trois membres. ” Ce qui peut paraître le plus représentatif et le plus surprenant, c’est une certaine discipline à respecter dans le cadre d’une action toujours plus efficace et cohérente ; ainsi, pour être considérée comme un groupe, il faut que l’organisation fournisse “ des rapports d’activités au moins tous les trois mois au comité de sa région et par son intermédiaire au comité national ”, le but étant une fédération de régions regroupant les différents groupes. Il nous faut également souligner l’importance prépondérante du Comité national, composé de six membres : un secrétaire général, un secrétaire d’organisation, un état de trésorerie, un secrétaire de propagande, un secrétaire de relations internationales et enfin un secrétaire de relations extérieures.

On peut remarquer le rejet de la Franc-maçonnerie : “ Le congrès reconnaissant unanimement que les buts poursuivis par ne organisation secrète telle que la FM sont incompatibles avec ceux poursuivis par l’organisation anarchiste révolutionnaire. ” Enfin, l’adoption du troisième front révèle une volonté de s’inscrire dans les luttes de l’époque et de définir les rapports des anarchistes avec les problèmes de décolonisation :

“ 1- Le troisième front est l’expression révolutionnaire dans la période actuelle, où le phénomène impérialiste se manifeste en deux blocs antagonistes, de l’Internationale prolétarien.

2- Suivant les conditions, et les pays, la représentation de notre positon “ 3ème front ” devra tenir compte du mouvement de fait des masses populaires à condition que ces mouvements aient un contenu révolutionnaire de classe.

En ce qui concerne le mouvement des peuples coloniaux, la position adoptée est celle de soutien critique, en fonction de ce qui est défini ci-dessus.” Au niveau international, les militants du communisme libertaire vont essayer de se rapprocher de certains mouvements étrangers et de former à court terme une Internationale (communiste) libertaire. C’est dans ce sens qu’il faut voir les relations entre l’organisation communiste libertaire et les GAAP, Gruppi anarchici di azione proletaria. En effet, le mouvement italien se retrouve totalement divisé après le congrès d’Ancône et la création des GAAP. Ces derniers critiquent le faible niveau idéologique du mouvement anarchiste, sentimentalement lié à “ l’expérience perdue ” (sur le plan révolutionnaire) de la Résistance antifasciste, phénomène resté interne à la société bourgeoise. Ils indiquent une issue à la crise de l’anarchisme, avec la formule : “ On n’entre, ni ne reste dans l’histoire si on ne représente à une réalité de classe. ” Leurs positions rappellent celles des plateformistes russes de 1926, mais la FAI juge ces gens trop marxistes. Par leur culte de l’efficacité et leur classicisme, les GAAP présentent de nombreux points communs avec l’organisation communiste libertaire française.

En ce qui concerne le nom à donner à l’organisation, les participants au congrès ne purent se mettre d’accord et l’on décida un référendum. Finalement, ce fut en décembre 1953, une Fédération communiste libertaire qui remplaça la Fédération anarchiste française. La FCL conservait le local et le journal. Surtout, dès novembre 1953, Georges Fontenis n’hésitait plus à cacher sa pensée profonde : “ La doctrine communiste libertaire est plus réellement basée sur le matérialisme dialectique que ne le sont les positions politiques du marxisme. ” La FCL va survivre jusque 1956 et sa participation aux élections législatives de janvier de la même année. En effet, en février 1955, certains songèrent à une possible participation à des élections municipales, et l’organe intérieur de la Fédération, Le Lien, fit état d’une motion unanimement acceptée qui posait la question suivante : “La bataille électorale étant devenue une forme de lutte de classe, ne pourrions-nous pas envisager cette question comme une question de tactique liée aux circonstances et aux faits du combat social ? ” Effectivement, l’ordre du jour du congrès de printemps comportait “ le problème de la participation électorale ” et, dans Le Lien d’avril, un article de neuf pages signé F. (Fontenis ?) intitulé “ Pour le praticisme révolutionnaire ” affirmait : “ Nous pouvons participer aux luttes électorales, (…), nous occuperons alors non des postes de législateurs mais d’agitateurs. Nous voyons là une forme d’agitation qu’on ne peut négliger. ” La discussion s’engagea dans les groupes et le congrès de mai accepta à une assez forte majorité une participation conditionnelle (lorsque existent des conditions réelles pour l’élection de représentants ouvriers révolutionnaires). Dans la pratique une telle participation se réalisa à l’élection du 2 janvier 1956 et la FCL présenta dix candidats.

Au delà de l’échec lors de ces élections, la FCL, en abattant un tabou anarchiste, s’est aliéné le soutien de nombre de militants encore très sensibles à la question du vote et des participations électorales. Jean Maitron y voit la cause essentielle (avec le rapprochement entre la FCL et André Marty) de sa chute. Le Libertaire cessait de paraître en juillet 1956, ce qui traduisait concrètement l’échec de l’expérience. Néanmoins, comme le souligne Fontenis, il ne faudrait pas oublier la grande activité des militants contre la guerre d’Algérie. Georges Fontenis y voit d’ailleurs la cause essentielle de la disparition de la FCL, tant cette dernière eut droit à tout l’attention des autorités en place.

Parfois oubliée, souvent caricaturée, l’expérience FCL témoigne pourtant à la fois d’un profond malaise au sein du mouvement anarchiste et d’une réelle volonté de sortir le mouvement de son immobilisme. Il semble néanmoins que cette dernière suscite un regain d’intérêt à notre époque, notamment à travers les études d’Alexandre Skirda et de Philippe Dubacq. Si pour ce dernier, l’évolution de la Fédération communiste libertaire relève “ d’une fuite en avant sous la pression des événements et en fonction des ambitions de la FCL ” , il n’en oublie pas les acquis théoriques et tactiques qu’a pu engendrer cette expérience et tient à relativiser l’étiquette marxiste qui colle à la peau de la FCL : “ L’adoption du matérialisme historique et dialectique comme méthode d’analyse, autre acquis théorique de la FCL, permettrait de parler sans hésitation d’influence marxiste. Mais cette adoption ne sera affirmée qu’après la sortie du Manifeste, à travers deux articles de G. Fontenis parus dans les rubriques “ Problèmes essentiels ” des Libertaire de novembre et de décembre 1953. Le manifeste se pare seulement d’un matérialisme opposé à l’idéalisme (…), le matérialisme commun à l’ensemble du courant anarchiste-communiste, qui cependant se défend de tout déterminisme historique ou économique, par opposition aux marxistes. En aucun cas ce matérialisme n’est identifié au système d’analyse marxiste, des conceptions idéalistes telle que “ l’éthique ” et “ la morale ” devant corriger pour les anarchistes les attitudes découlant du “ mécanisme historique ”. ”

Dans une analyse plus “ tactique ” donc plus tendancielle, A. Skirda voit dans l’organisation communiste libertaire “ une tentative extrême de promouvoir l’anarchisme social sur le devant des batailles ouvrières, le souci d’efficacité passant avant le respect d’une certaine tradition libertaire. ” Pour Georges Fontenis, la cause de l’échec de la FCL est à rechercher ailleurs, dans la peur du contact et de la confrontation des anarchistes : “ Si on excepte un Berneri pour les italiens, un Ridel-Mercier pour la France, un Juan Peiro et un Orobon-Fernandez pour l’Espagne, la plupart de ceux qui parlent ou écrivent ont simplifié à dessein la pensée de Marx pour n’avoir pas à en tenir compte. C’est aussi bien le cas d’un Joyeux, spécialiste des âneries antimarxistes, que d’un Lepoil ou d’un Lapeyre. Ils sont parfois rejoints par des transfuges de la social-démocratie, médiocres comme un Beaulaton, respectables comme un Domela-Nieuwenhuis. ”

Enfin, le témoignage laissé par Guy Bourgeois dans sa “ Préface à la réédition du manifeste ” nous donne une fois de plus des renseignements sur les relations entre marxisme et anarchisme au sein de la FCL : “Avec étonnement, nous découvrions aussi que l’analyse matérialiste telle que les marxistes la conçoivent ne constituait pas du tout une divergence aux yeux du courant libertaire de la première Internationale, que la frontière entre marxisme et anarchisme n’était pas toujours très nette. ” Il poursuit et regrette l’assimilation parfois trop facile faite par les militants libertaires de l’époque : “ Les autres tendances de la FA ressentaient l’agressivité de nos démarches. Rapidement, on se demanda si nous n’étions point des agents du Bolchevisme infiltrés, on le chuchota, on le dit et bien des années plus tard, on l’écrivit. ”

Au delà d’un problème idéologique entre marxisme et anarchisme, Maurice Joyeux voit dans l’expérience de la FCL un problème de fond pour les militants libertaires : l’intellectualisme. Selon lui, le communisme libertaire relève surtout de motivations d’intellectuels qui ne peuvent que dénaturer le mouvement anarchiste : “ Ce problème, c’est celui des intellectuels, plutôt de l’intellectualisme au sein d’une fédération de tradition ouvrière, (…), pour Fontenis, la Fédération anarchiste était composée de deux éléments valables : les syndicalistes et les communistes. Les premiers relevaient des ouvriers, les seconds des intellectuels, et nous devions nous partager la tâche. ”

On remarque assez facilement que les jugements sont très différents selon la position des observateurs. Néanmoins, la Fédération communiste libertaire représente la première tentative d’assimilation d’une partie des écrits marxistes dans la théorie libertaire. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler les relations assez fortes qui lieront un peu plus tard Georges Fontenis et Daniel Guérin, chantre(s) du “ marxisme libertaire”.

Plusieurs conclusions s’imposent alors ; premièrement la rupture définitive entre anarchistes et marxistes, notamment dans l’esprit des militants exclus ou quittant la FA. De plus, l’expérience communiste libertaire, si elle se finit par un échec, laisse derrière elle pour nombre de militants assez jeunes un héritage idéologique et tactique. En outre, si la FCL a implosé par la bureaucratisation grandissante de l’organisation, il n’empêche que ses militants croient toujours dans les possibilités du communisme libertaire. Ce sera le cas de l’équipe de Noir et Rouge qui alimentera à partir de 1956 les théories anarchistes-communistes. Enfin, la FCL a fait exploser le mouvement anarchiste et la fédération, tout en créant un véritable choc chez les militants de base. En 1953, les anarchistes qui ne se reconnaissent pas dans la nouvelle orientation vont tenter de se réunir et de reconstruire un mouvement qui a failli mourir.