Chapitre I Evolutions et stagnations de la Fédération anarchiste
Le mouvement anarchiste en 1960 se présente comme un mouvement assez divisé et pessimiste sur les possibilités pour l’anarchisme de sortir de l’ornière. Que ce soit dans la FA, à Noir et Rouge ou à l’AOA, les militants s’accordent pour prévenir d’une grande catastrophe si les militants ne font pas preuve d’ouverture d’esprit. Si Maurice Fayolle a bien senti les dangers qui guettent le mouvement et a bien lancé un débat, celui-ci se termine en “ queue de poisson ” après le ralliement de Fayolle aux thèses de Bontemps. Le chemin paraît encore long jusqu’à une confédération des principales tendances anarchistes. C’est à partir de ces rapports entre les différentes tendances et dans une moindre mesure avec les autres courants révolutionnaires que vont s’établir et se déterminer les nouvelles formes de pensée. Le mouvement va alors se trouver dans une double situation, assez paradoxale : d’un côté une reprise d’élaboration théorique et pratique qui s’accompagne de la création de nombreux groupes, plus ou moins durables, qui redonnent de la vitalité au mouvement, et de l’autre côté, le retour des querelles et des intrigues qui ont marqué les années cinquante et qui vont le menacer à nouveau. Ces manifestations vont se matérialiser dans la pratique par la formation d’une tendance anarchiste communiste au sein de la FA, qui va “ tester ” dans la pratique l’efficacité d’une tendance dans une organisation synthésiste. Nous verrons ensuite les principes idéologiques qui peuvent définir la FA des années soixante, tout en s’attachant à la nouvelle composition de celle-ci.
A) Expériences et échecs de l’Union des groupes anarchistes-communistes
Le congrès de Trélazé, en 1960, avait reconnu la possibilité au sein de la Fédération anarchiste de la constitution d’une tendance organisée. Il va falloir un an pour que cette motion s’inscrive dans la pratique. En effet, c’est au congrès de Montluçon en 1961, qu’une tendance anarchiste communiste se constitue. L’enjeu qui se présente est double : tout d’abord prouver le bien-fondé de l’existence de tendance organisée et ensuite faire cesser les scissions et différentes querelles des années cinquante. C’est que la tendance anarchiste communiste se démarque par ses origines, qui peuvent faire naître des doutes : les GAAR. En effet, les GAAR procèdent à leur dissolution en 1961, sans pour autant cesser mettre fin à l’expérience de Noir et Rouge. Rassurés par la nouvelle orientation de la FA, certains groupes décident d’y adhérer dans un but de constitution d’une organisation monolithique anarchiste révolutionnaire puissante. Cette tendance prend pour nom l’UGAC, l’Union des groupes anarchistes communistes. Même si la Fédération anarchiste ne recense pas encore le soutien de tous les anarchistes, la constitution d’une tendance organisée donne à ses militants un sentiment de représentation important, voire même exclusif.
Nous étudierons en premier lieu cette tendance anarchiste communiste dans ses méthodes idéologiques et tactiques, puis nous verrons les raisons d’un échec retentissant pour ceux qui réclamaient de toute leur voix la constitution de tendance au sein de la FA.
L’Union des groupes anarchistes-communistes
La scission des GAAR intervient entre 1960et 1961. Les GAAR expliquent leur scission par “ de
nouvelles situations qui ont entraîné différentes décisions ” . Cette nouvelle situation est la possibilité de créer une tendance dans la FA et de préparer au “ regroupement efficace ” que prône la revue depuis 1956 : “ Aujourd’hui, précisément sur ce dernier point, le recrutement, l’unité tactique et l’organisation spécifique des GAAR ont subi un échec. (…) Quelques camarades ont jugé que ce “ regroupement efficace ” était faisable, et l’ont réalisé en créant une tendance anarchiste communiste au sein de la FA depuis 1961. Ces mêmes camarades ont jugé que Noir et Rouge ne les satisfaisait pas, et s’en sont donc désintéressés au moins depuis novembre 1960. ”
Les groupes GAAR ayant rejoint la Fédération sont les groupes Kronstadt, Maison-Alfort, Lille, Strasbourg, Mâcon et Grenoble. L’arrivée et la constitution de l’UGAC ne vont pourtant pas se faire dans la plus simple routine. C’est que les réflexions de Noir et Rouge tout au long des quatre années précédentes incitent les militants à une certaine méfiance. Sur de nombreux points idéologiques, les GAAR se sont montrés les héritiers de Fontenis et leur position face à la FA a été toujours critique. La réactualisation de l’anarchisme qu’ils veulent, à travers l’Union, faire passer dans les faits ne peut que se heurter avec une certaine tradition anarchiste, dont la FA représente la place forte. Ainsi, avant même sa contribution aux travaux de la FA, l’UGAC débute sur un échec. C’est d’ailleurs le sentiment que laisse paraître Maurice Joyeux : “ Au congrès d’Angers, tout a donc recommencé. Deux personnes étaient présentes que nous connaissions peu ou mal, Paul et Henri. Tous deux avaient fait partie de l’équipe Fontenis. Allègrement, ils avaient participé à notre expulsion de la FA. Puis, avec l’équipe e Noir et Rouge, ils s’étaient opposés à leurs complices au moment du partage des dépouilles. (…) Le fait est qu’ils demandaient leur réintégration à la Fédération anarchiste…nous assistâmes alors à un scénario typique e nos congrès, et mérite d’être examiné. Certains dont j’étais se montraient méfiants. D’autres, déjà, nous jouaient la grande comédie sentimentale. Le passé était le passé, nous ne craignons plus rien car notre organisation était à l’abri de toute aventure. ”
Le personnage emblématique de cette tendance est Paul Zorkine. Né en 1921 au Monténégro, celui-ci n’était venu à l’anarchisme communiste qu’à l’issue de longues années de luttes et de réflexions. Adhérant des jeunesses communistes de Yougoslavie dans les années qui précèdent la seconde guerre mondiale, il en combat le cours stalinien…. et en est exclu par M. Djilas. Dès lors, il se consacre à la lutte antihitlérienne, notamment en Tchécoslovaquie. A la fin de la guerre, il refuse les offres de responsabilités du Parti communiste yougoslave et choisit alors de militer dans le mouvement anarchiste et plus particulièrement dans le mouvement français, pays où il s’était réfugié. Tout en restant en contact avec les émigrés anarchistes des Balkans, il adhère à la FA, au groupe Kronstadt. Il sera le fer de lance de la résistance communiste libertaire à l’aventure Fontenis et on peut s’étonner du sort que lui réserve Maurice Joyeux : “Personne ne connaissait bien Paul, d’origine bulgare. Il s’avéra tout de suite que sa culture marxiste, pourtant élémentaire, était l’essentiel de son apport éthique. Sa connaissance des auteurs anarchistes se bornait à Malatesta. Pour Henri, disons que Paul, dans le domaine doctrinal, passait pour un génie à côté de lui. ” Ce jugement partial complète celui donné par Roland Biard, qui voit en lui un des leaders charismatiques du renouveau de la pensée anarchiste : “ C’est grâce à Paul que beaucoup d’entre-nous sont venus à l’anarchisme avec la génération d’après-guerre, qu’il a marquée de sa personnalité. ” C’est d’ailleurs ce personnage énigmatique qui est à l’origine de la “ Déclaration des groupes anarchistes communistes ” en 1962. C’est toujours lui, en 1962 au cours d’une conférence, qui dévoile les véritables buts de l’Union : “ le but de l’UGAC n’est plus d’éliminer comme Fontenis ces tendances par des pratiques secrètes et bureaucratiques, mais d’en prendre la tête, de constituer un noyau actif qui dans la pratique comme dans la théorie devrait le supplanter".
L’UGAC avait déjà dès mars afficher ses sentiments synthésistes et leur volonté de créer une véritable tendance : “ - Considérant que les différentes expressions de la philosophie anarchiste restent valables, nous pensons que les anarchistes communistes, les socialistes libertaires, les anarcho-syndicaliste et même les anarchistes individualistes ont tous leur place dans notre Fédération, parce que liés par une éthique commune. - Considérant qu’à l’intérieur de la Fédération anarchiste, chacune de ces tendances a le droit de s’organiser comme bon lui semble pour militer avec la plus grande efficacité pour le triomphe de ses idéaux. ”
L’UGAC se présente comme une tendance organisée, voulant faire paraître un bulletin idéologique et mettre en pratique ses idées : “ Le fait même de se réclamer de l’Anarchisme Communiste implique une mise en commun des forces et la création d’une Organisation, seul moyen tactique, aussi bien vers l’extérieur que pour nous-mêmes, d’appliquer les principes de lutte anarchiste communiste. ” Enfin, l’UGAC montre sa volonté de représentativité exclusive de la tendance : “ La création d’une organisation spécifique de l’anarchisme communiste au sein de la FA rend superflue l’existence de mouvements ou groupes parallèles se réclamant de la même doctrine. Nous appelons fraternellement tous les anarchistes communistes vivants en France à rejoindre l’Union en adhérant. ” C’est pourquoi il faut voir dans l’adhésion des GAAR des raisons tactiques et une tentative de sortir de leur isolement pour unifier l’ensemble du courant dont ils se réclament et ainsi bénéficier du “ canal FA ” pour se faire entendre. Au congrès de Montluçon, Paul Zorkine et Henri Kléber rentrent au Comité de lecture du Monde libertaire. Pour eux, c’est le moyen de ne pas faire passer les articles trop en désaccord avec leurs options et de bénéficier pour leur courant des colonnes du journal dans une très large mesure.
La déclaration est plus complète en août 1962 et se fait plus précise sur les questions de tactiques et d’analyse de la société contemporaine. Si les respect des autres tendances y est affirmé, il ne faut pas perdre de vue que l’unité se fait à travers le refus : “ Nous considérons comme légitime les diverses expressions de l’anarchisme dans la mesure où nous admettons que la lutte pour la disparition de l’État, du droit, de la propriété, du capitalisme libéral ou planifié d’État, des religions, des églises, des partis, moyens économiques, politiques et moraux de l’exploitation de l’homme par l’homme, représentent une finalité commune à tous les anarchistes, nécessaire mais suffisante à l’existence de la Fédération anarchiste. ”
L’union entre la tendance et la FA se fait donc sur des principes destructifs qui peuvent être les signes avant-coureurs d’une possible divergence tactique. En outre, l’analyse qui y est faite est de type économiste : “ L’exploitation de l’homme par l’homme prend plusieurs formes, soit concurrentes, soit conjuguées. A l’exploitation de type capitaliste traditionnel au profit de la bourgeoisie et des possédants s’est ajoutée l’exploitation de type bureaucratique (capitalisme d’État) au profit d’une nouvelle classe de gestionnaire et de détenteurs de l’appareil d’état qui contrôle et dirige l’économie (État-patron) soit partiellement (économie mixte) soit totalement (économie marxiste planifiée). Pourtant, possédants et dirigeants gèrent la société à leur gré et à leur avantage en se réservant la plus-value, soit directement par profit individuel (propriété capitaliste privée), soit indirectement par la répartition inégale du Revenu national (gestion de l’appareil et de la propriété d’État). Les travailleurs sont confinés à leur rôle de producteurs et d’exécutants et ne reçoivent qu’une part minime du revenu général, en fonction du rapport de force dans la conjoncture du moment, c’est à dire de la lutte des classes du prolétariat (ouvriers, paysans, employés) contre la bourgeoisie et la bureaucratie. ”
Ces principes une fois posés, l’UGAC essaye de théoriser ses vues sur la future société libertaire, dans un “ programme vers la société libertaire ” et d’un plan économique d’une “ socialisation sans étatisation ” : “ Le transfert de la propriété privée à la propriété publique doit être opéré directement en confiant la gestion de l’appareil économique aux travailleurs, l’équipement social passant sous le contrôle direct de l’ensemble des consommateurs ” aboutissant à “ une planification par les consommateurs ”, assurant la coordination hors des lois du marché, “ en fonction des besoins réels de la population ”. L’Union en profite pour jeter les bases de ses options autogestionnaires et conseillistes : “ La gestion de la production ne peut être confiée à des dirigeants placés au dessus des producteurs, mais doit être le fait des travailleurs eux-mêmes groupés en conseils ouvriers et paysans sur le plan de l’entreprise, de l’industrie, du secteur économique. La population représentant l’ensemble des consommateurs doit partiellement substituer aux directives d’état, le jeu de ses organismes régionaux, nationaux et supranationaux. Ce n’est qu’ainsi que l’État politique sera liquidée. ”
Ce texte est lourd d’affirmations sur la future société libertaire et sur les moyens pour y parvenir. Ainsi, l’autogestion apparaît comme un passage obligatoire vers une société communiste libertaire où elle amènerait l’abolition du régime du salariat : “ La disparition des classes de revenus peut seule amener la disparition des classes sociales et le passage à une société anarchiste communiste. Dans cette société, l’augmentation de la production jusqu’à l’abondance doit permettre de passer progressivement du régime du salariat à celui de la distribution libre de biens et de services gratuits. ”
L’internationalisme d’un côté et le fédéralisme de l’autre apparaissent en outre comme les deux clefs de voûte de la future organisation géographique. La révolution est considérée comme un passage obligé, d’où une insistance sur les moyens et méthodes de lutte : “ Les anarchistes communistes tendent à la constitution d’une minorité d’avant-garde dont le but est double : - hâter la prise de conscience des masses en sachant que leur éducation ne peut être attendue dans les régimes actuels - préparer l’action révolutionnaire décisive à déclencher en fonction des circonstances jugées favorables de telle ou telle conjoncture. ”
Cette déclaration soulève plusieurs questions. Tout d’abord ne rompt-elle pas avec l’esprit synthésiste de la Fédération anarchiste ? En tout cas, l’anarchisme communiste de l’UGAC apparaît bel et bien comme un anarchisme de moyens, qui n’a rien (ou presque rien) à voir avec l’analyse et l’arbre de Sébastien Faure. Comment le définir ? La réponse se trouve dans la déclaration de l’Union ; celle-ci ne considère pour se revendiquer d’anarchiste que les méthodes révolutionnaires de l’anarchisme, qu’elle applique à une analyse économiste de type marxiste. Est-ce pour autant une analyse influencée par les théories marxistes ? Il faut ici redoubler de vigilance car on ne peut être catégorique. Si les principes de la future société vont indéniablement dans un sens libertaire et condamnent toutes les formes d’autorité, même révolutionnaire (notamment sur la question de la dictature du prolétariat), quelques traits marxisants peuvent apparaître. L’analyse économiste, privilégiant les rapports et la lutte des classes semble confirmer cette impression. La réponse est peut-être ailleurs, dans un essai de synthèse de certains éléments de l’école marxiste à la théorie anarchiste. C’est ce sentiment qui nous semble apparaître à la lecture de la déclaration et l’éloge des conseils. En effet, la déclaration se trouve fort proche du conseillisme du “ marxiste ” Pannekoek (1873-1960), dont l’analyse peut se résumer de cette façon : puisque le parti s’est montré objectivement contre-révolutionnaire dans les pays capitalistes développés, seule la classe ouvrière organisée en conseils peut exercer sa dictature émancipatrice, toute l’activité des révolutionnaires doit tendre vers ce but, ainsi il faut sortir des syndicats, des partis qui prétendent organiser la lutte par en haut.
Ces positions gauchistes sont remises dans une certaine mesure au goût du jour par les groupes anarchistes communistes, mais ne sont pas poussées jusqu’à leur extrême conclusions théoriques. Faut-il alors y voir une peur de la confrontation avec certains militants, la source d’une déviation ou une volonté raisonnée ? Il est clair que la déclaration se rapproche du mythe des conseils, mais tout en gardant sa qualité d’anarchiste dont elle ne semble envisager que le plan économique, l’héritage ouvrier. Cette position aura pour conséquence une réaction et un élargissement du débat, avec les controverses théoriques qu’implique toute discussion idéologique. Néanmoins, on ne peut pas voir au niveau idéologique et éthique la source d’une possible déviation au nom de l’efficacité. On le verra plus tard : c’est Mai 1968 qui remet au goût du jour un penseur jusque là oublié : Pannekoek.
En tout état de cause, la constitution d’une tendance anarchiste communiste au sein de la FA semble plus ou moins réussie dans un premier temps, si l’on se souvient des doutes exprimés en 1962. Néanmoins, des troubles vont resurgir assez rapidement. A qui la faute ? On ne peut se permettre de juger à la hâte cette possible cristallisation car si un esprit de méfiance règne toujours dans la Fédération, la politique et latactique de plus en plus frontiste de l’UGAC vont réveiller certaines rancœurs.
Vers le congrès de 1964
Si la déclaration de la tendance anarchiste communiste, en dépit des doutes rencontrés à sa constitution, semble prendre place au sein de l’organisation officielle ; plusieurs événements, plus ou moins liés à l’UGAC, vont jouer en sa défaveur.
Hasard ou coïncidence, dans le même temps que la déclaration de l’UGAC et son affirmation des principes économistes étaient mis à jour, une deuxième tendance voit le jour en 1962 au sein de la FA : L’Union Anarcho-syndicaliste. L’UAS naît lors d’une réunion à Niort en janvier 1962 et rassemble les groupes de Niort, Saintes, Bordeaux et Nantes qui viennent de rompre avec le CLADO, Comité de liaison et d’action pour la défense ouvrière, majoritairement lambertiste. L’appartenance de nombre de ses militants à la FA en fait une tendance organisée. Il paraît alors évident que son entrée en scène ne peut qu’augmenter les débats sur les implications des tendances et leur rapport à l’organisation. S.Mahé précise cette position en mai 1963 : “ il semble que l’existence de ces unions de tendances qui s’est affirmée depuis deux ans a suscité des réticences et des réserves de la part de camarades soucieux de préserver la FA de féodalités intérieures dont le monopole mutilerait cette diversité de tendance qui est l’originalité et la richesse de notre mouvement ”.
Ainsi, la tactique syndicaliste envisagée ne doit pas entraîner de spécialisation dans la pensée et par ailleurs ne peut être envisagée seule, séparée de l’action communiste libertaire, antimilitariste, athée, fédéraliste et antiautoritaire. Au niveau de l’organisation, il est souhaité que les unions cohabitent au côté des groupes locaux réunissant plusieurs options et que le journal soit celui de la globalité du mouvement. L’UAS entretient des rapports nombreux avec l’UGAC, néanmoins, la création de cette tendance semble bien faire un contrepoids intéressant pour ceux qui craignent les thèses anarchistes communistes.
Le deuxième élément va trouver sa place dans une controverse théorique entre Maurice Joyeux et
l’UGAC. Si elle n’est pas présentée comme telle, la lecture des deux points de vues, qui partent à la base d’une même analyse, semble bien confirmer certaines dispositions d’esprit. Maurice Joyeux apparaît dans les années soixante comme le militant anarchiste ouvrier type. Sa vision strictement économique de la lutte pour l’émancipation se rapproche de celle de l’UGAC, mais ses conclusions ne vont pas exactement dans le même sens. Dès janvier 1962, il prend la défense du mouvement ouvrier, qui garde son rôle primordial dans la future révolution sociale : “ Le mouvement ouvrier révolutionnaire se continue de nos jours. Qu’on m’entende bien ! Le mouvement ouvrier révolutionnaire n’est pas représenté par des partis, des syndicats, par des mouvements, pas même notre Fédération anarchiste, mais par des hommes qui appartenant à ces organisations, entendent rester fidèles au Manifeste des soixante, à l’esprit de l’International ouvrier, qui considère que le but fondamental de toute action reste la Révolution sociale. ” Sa place, comme son rôle, ne peut ainsi pas être remis en question car c’est lui qui se retrouvera au premier rang des révoltés : “ et seul aujourd’hui, le mouvement ouvrier révolutionnaire conserve des perspectives révolutionnaires car il est le seul groupe humain qui n’a pas renoncé à sa fidélité historique, et justement l’histoire nous apprend que le successeur des grandes civilisations n’est pas le résultat d’un cheminement, mais d’une cassure, et seul le mouvement ouvrier révolutionnaire a conservé assez de vitalité pour tenter et peut-être réussir cette cassure. ” C’est pourquoi le syndicalisme révolutionnaire garde toute son utilité, restant indispensable au mouvement anarchiste : “Le mouvement ouvrier révolutionnaire existe aujourd’hui autour du syndicalisme révolutionnaire, de l’anarcho-syndicalisme, d’une école libertaire. Sa place est au milieu des travailleurs, au sein de leur organisation ou tout au moins où il peut élever la voix et continuer son combat. ”
L’auteur se veut plus nuancé et moins catégorique sur la question des rapports de classes. A l’instar de l’UGAC, son analyse est une analyse économiste mais qui n’oublie les formes d’exploitations sous toutes ses aspects : “ Et aujourd’hui nous savons que les classes ne naissent pas seulement des traditionnelles contradictions économiques, que la classe dominante n’est pas enfantée par le régime économique mais que c’est au contraire elle qui enfante des économies multiples et diverses pour les besoins de sa survie. ” Ainsi, “ l’existence d’une classe dominante est le fruit de la structure de certains caractères humains et cette catégorie d’êtres adaptent leur volonté de puissance, l’ont adaptée et l’adapteront dans l’avenir à n’importe quelle forme d’économie dite socialiste. ”
Maurice joyeux donne alors une définition critique de la technocratie naissante, alliage des membres de la classe dirigeante et des éléments des autres classes, soucieux de leur promotion sociale et ayant “ une volonté de puissance ” : “ Et cette alliance se fit sur la continuité des mythes, élément essentiel de la continuité des classes. Les concessions indispensables de part et d’autre à de telles alliances qui sont virtuelles et non pas couchées sur parchemin, se firent sur l’économie, élément accessoire bien que complémentaire, ce qui fut la plus magistrale démonstration de l’enchaînement historique et de la faillite de ses prétentions historiques. ”
Cette démarche montre la primauté de la lutte économique, seule capable de mettre à bas l’existence des classes : “ L’égalité économique est la condition de la disparition des classes et sans égalité économique, toute révolution est révolution de palais, changement de maîtres et marché de dupes. Mais cette théorie est vraie dans la mesure où, comme d’autres courants anarchistes l’ont proclamé et en particulier le courant individualiste, cette égalité économique amène un changement dans le rapport des hommes les uns envers les autres, ce qui n’est pas forcément vrai car l’égalité peut laisser subsister des classes de fonction et la volonté de puissance des hommes peut fort bien se continuer même à travers l’égalité économique, par la création d’une classe de fonctionnaires, de gens instruits, de gens cultivés qui trouvent la possibilités d’assurer leur domination, d’exercer leur autorité sans que celle-ci soit sanctionné par des avantages économiques. ” Ainsi, il se montre plus nuancé dans ses propos et prévient des dangers humains et déviationnistes de l’abolition du salariat et d’une vision trop économique de la situation.
Ces thèses sur le mouvement ouvrier et ses perspectives révolutionnaires ne créent pas de réelle controverse (sinon théorique), mais soulignent les différences de conceptions qui peuvent exister au sein même de la Fédération anarchiste. En 1963, Maurice Laisant découvre l’existence d’un bulletin intérieur de l’UGAC, bulletin confidentiel et inconnu pour la plupart des militants et en dénonce le caractère : “ à savoir que l’UGAC se comporte comme une organisation extérieure, dont le ralliement n’aurait pour objet que le noyautage et la conquête de la FA. ” Dès lors, une offensive en règle va avoir lieu contre l’UGAC sur une période d’un an. C’est un choc pour la plupart des militants qui voient resurgir alors l’ombre de Fontenis et c’est Maurice Joyeux qui se charge de l’accusation : “ Les agissements fractionnels de ce groupe qui s’inspire des méthodes léninistes, posent clairement le problème de ce clan au sien de la Fédération. ” Traçant les origines du groupe dans l’aventure Fontenis puis dans celle de Noir et Rouge, il en décrit rapidement les contours et les déviations : “ Il s’agissait d’un communisme qui additionnait le cheval marxiste à l’alouette anarchiste pour confectionner la Fédération anarchiste de l’avenir. Paul Zorkine ne pensait pas à autre chose lorsqu’il nous déclarait sans rire que seul “ trente pour cent ” du marxisme était à rejeter. ”
Ces “ gens-là ” sont donc un ennemi pour l’anarchisme et son organisation, si l’on se remémore les opérations auxquelles certains de ces militants ont participé : “ Ils avaient été avec Fontenis pour nous jeter dehors de la FA : première scission. Qu’ils s’étaient séparés de Fontenis : deuxième scission. Qu’ils venaient de quitter “ Noir et Rouge ” : troisième scission. Aujourd’hui, les mêmes hommes ont reconstitué l’UGAC ! ” Jugée “ fraction de type léniniste ”, l’UGAC voit resurgir toutes les suspicions autour de sa constitution pour avoir édité un bulletin confidentiel et donc avoir menacé le mouvement et son unité : “ Il existe un problème UGAC que le congrès devra régler sinon la FA et son journal en crèveront. Je sais toute la répugnance de notre mouvement pour les mesures énergiques que cette situation impose ; cette répugnance je la partage, mais je ne peux pas oublier le désastre que fut pour nous l’affaire Fontenis. ”
Ainsi, Joyeux met la tendance anarchiste communiste devant un choix simple, soit accepter les règles synthésistes de la FA, soit en tirer les conclusions qui s’imposent et partir. Gaston Legros prévient à son tour les militants du danger que représente l’UGAC et qui guette la Fédération si des mesures ne sont pas prises : “ Le prochain congrès devrait prendre des mesures de sauvegarde afin que certains groupes ou association de groupes ne puisent jamais nuire à nos idées au nom de la liberté de pensée et d’action. ” Ces réflexions confirment et appuient la thèse selon laquelle une psychose du complot et du noyautage existe chez les militants FA. En effet, le syndrome Fontenis joue ici d’une manière éclatante et les parallèles entre l’UGAC et Fontenis sont clairement établis. A cela s’ajoute la peur du complot marxiste que l’on peut ressentir dans la terminologie utilisée par Joyeux pour dénoncer les agissements de la tendance. L’expérience de la tendance anarchiste communiste a pour conséquence une (énième) condamnation définitive du marxisme, qu’ils s’étaient efforcés d’analyser et d’intégrer par certaines touches à la théorie libertaire : “ Ces gens-là publieront un inévitable manifeste communiste libertaire puant le matérialisme historique. ”
Faut-il parler d’une psychose au sein de la Fédération anarchiste ou d’une peur réellement fondée ? Si on peut établir dans une certaine mesure un rapport entre ces accusations et les différentes conceptions idéologiques d’une part et la peur d’une nouveau complot d’autre part, il semble bien que le malaise trouve ses origines dans une plus large mesure dans la politique de plus en plus frontiste de l’UGAC. En effet, la tactique qui semble être prônée par la tendance anarchiste communiste est l’entrisme et l’accaparement du mouvement par l’intérieur de l’organisation pour faire triompher les idées communistes libertaires, afin de mettre sur pied une organisation unie idéologiquement et tactiquement. En outre, il est clair que l’UGAC ne trouve pas dans la Fédération anarchiste le terrain adéquat à des discussions plus actuelles et son adhésion ressemble alors à un moindre mal : “ Nous sommes à la FA, faute de mieux. ” La lecture des motions d’orientation de l’UGAC et de son bulletin intérieur nous confirme ces impressions. A l’issue d’une rencontre de l’UGAC en 1965, les motions suivantes sont adaptées : “ Compte tenu de l’impossibilité d’une action révolutionnaire menée par les anarchistes seuls, l’UGAC constituée en organisation autonome, doit cristalliser les efforts des militants anarchistes-communistes avant qu’il soit possible qu’elle s’intègre à un mouvement révolutionnaire dont les buts lointains ne soient pas en contradiction avec les siens. Dans tous les cas, elle demeure le lien organique des militants anarchistes-communistes. “ Les membres de l’UGAC peuvent adhérer individuellement à la FA, comme à n’importe quel mouvement. “ Les militants de l’UGAC s’engagent à tenter de rallier à leurs positions et leurs actions tous les groupes et individualités anarchistes. ”
Le bulletin intérieur de l’UGAC de 1962-1963 montre d’emblée les objectifs et l’état d’esprit qui animent le groupe : “ Nous sommes d’accord pour considérer la FA comme un mouvement de pénétration, mais nous précisons que :
– les contacts que nous avons avec elle, et au Monde libertaire en particulier, nous permettent d’approfondir notre idéologie et de nous renforcer.
– les “ vaseux ” ne prennent pas de positions sur les problèmes d’actualités, ou ne font que les condamner et ne sont pas, par conséquent, très dangereux.
Pour l’instant, et sous réserve d’autres discussions futures, nous maintenons notre opinion au sujet du journal et de la FA. ”
Il apparaît clairement, dans cette nouvelle affaire qui secoue la Fédération anarchiste, que les torts sont partagés. L’UGAC quitte la FA au congrès de Paris en juin 1964, ses adhérents pouvant toutefois avoir la double appartenance. Deux ans plus tard, ils vont se définir à nouveau dans une brochure, Lettres au mouvement anarchiste international. Plateformistes, ils affirment leur conviction de l’impossibilité de réunir toutes les tendances libertaires au sein d’une même organisation, et leur souhait de regrouper tous les anarchistes-communistes, et de former et s’insérer dans un mouvement révolutionnaire. Ils publieront six numéros de Perspectives anarchistes-communistes à partir de 1967 et ce jusque 1969.
L’échec d’une constitution de tendance organisée au sein de la FA pose les problèmes d’organisation et d’ouverture au sein de la FA. Hasard ou coïncidence, les Réflexions d’un militant de Maurice Fayolle sont publiées pour la première fois en 1965. Surtout, l’UGAC a posé un problème nouveau pour les militants en intégrant les aspects des deux théories marxistes et anarchistes, tout en préconisant une tactique d’entrisme. Si la séparation s’opère relativement bien, elle fait prendre conscience aux militants FA d’une nécessaire ouverture des théories anarchistes aux nouvelles donnes de la société. Cette prise de conscience va amener une reprise d’élaboration théorique au sien de l’organisation, qui va devoir faire face à un nouvel événement : l’arrivée d’une nouvelle génération.
B) Une nouvelle donne
L’expérience UGAC a duré trois ans et se termine dans un climat relativement serein. Il convient ici de ne pas se focaliser sur cette expérience qui n’a pas empêché les débats qui avaient lieu à la fin des années cinquante de se prolonger. En effet, les problèmes liés à la guerre d’Algérie vont continuer à susciter des discussions. Dans le même temps, la Fédération anarchiste doit faire face à l’arrivée d’une nouvelle génération, qui va réclamer sa place dans les débats et les luttes sociales. De ces débats et des relations intergénérationnelles vont se déterminer les principes idéologiques qui caractérisent l’organisation officielle. Dans un deuxième temps, l’échec d’une tendance organisée dans la FA fait prendre conscience à nombre de militants de la nécessaire ouverture de la pensée anarchiste aux études et formes de pensées actuelles.
La Fédération anarchiste face à son époque
Dès le début des années soixante et l’arrivée des GAAR, de nouvelles divergences vont apparaître entre les anarchistes sur les guerres de décolonisation et plus particulièrement sur la guerre d’Algérie. Nous avions vu les différences de points de vues entre les GAAR et la FA à la fin des années cinquante. Ces débats ne vont que s’amplifier après la constitution de l’UGAC. on retrouve alors l’opposition classique qui caractérise les milieux anarchistes en période de guerre coloniale. On peut déceler deux positions : l’une, apparemment sans équivoque, renvoie dos à dos l’armée colonialiste et le peuple soulevé pour son indépendance, sous prétexte que les deux sont nationaliste et soumis à des chefs et des dirigeants. L’autre considère qu’une guerre coloniale, que plus généralement une lutte d’un peuple pour son indépendance, constitue un phénomène complexe où interfèrent des données nationalistes et des données de classes en lutte. Selon les tenants de cette seconde position, il faut tenir compte aussi du fait que le peuple qui se soulève a les mêmes adversaires que les exploités du pays colonisateur et que l’analyse de classe permet ainsi de fonder une solidarité anticolonialiste qui peut avoir une portée révolutionnaire aussi bien dans la métropole que dans le pays soulevé où l’unité derrière les chefs de l’insurrection n’est ni fatale, ni forcément durable. On a vu que la première position caractérisait dans une certaine mesure la FA de la fin des années cinquante alors que la seconde trouvait un écho dans les actions de la Fédération communiste libertaire et dans les réflexions de Noir et Rouge.
Après l’arrivée des GAAR, le débat autour de la question algérienne s’amplifie, et Maurice Joyeux rappelle ses positions : “ ce n’est pas la paix qui intéresse les communistes, mais une paix communiste. C’est pourquoi on les voit prendre nettement position en faveur d’un nationalisme algérien qui, pas plus que tout autre nationalisme ne saurait avoir l’agrément des libertaires. ” Cette position est caractéristique d’un anarchisme traditionnel qui ne veut pas se mêler aux objectifs communistes (on retrouvera cette attitude parfois lors de grèves) et surtout ne pas favoriser une nouvelle percée communiste. Le soutien à la révolte algérienne trouve un écho chez A. Devriendt, qui appartient à l’UGAC, dans un tract distribué par la FA, “ Les anarchistes s’adressent aux révolutionnaires algériens ” : “ Au delà des divergences que son évolution peut faire naître et des critiques que l’on peut lui adresser, la révolution algérienne éclaire le monde d’une lueur trop vive et trop riche de promesses pour que les anarchistes n’estiment pas devoir affirmer leur entière solidarité avec elle. ” Après ces remarques et en rapport avec le “ Manifeste des 121 ”, la FA adopte un point de vue plus nuancé : “ Ils ont fait une guerre d’indépendance nationale. Et comment pouvait-il en être autrement ? Est-ce que cela veut dire que nous faisons nôtre la théorie marxiste selon laquelle un peuple doit passer obligatoirement par le stade l’indépendance nationale pour ensuite se retourner contre sa bourgeoisie ? Nous sommes persuadés que cette étape peut être sautée. ”
Pourtant, dans Le Monde libertaire de janvier 1962, Joyeux dénonce ceux qui veulent entraîner le monde ouvrier dans des luttes étrangères à ses véritables intérêts de classe : “ il est incontestable que sur tous les grands problèmes qui se posent aux travailleurs un effort de clarification s’impose. Il faut l’examiner en fonction de l’objectif du mouvement ouvrier révolutionnaire en observant la plus entière autonomie envers les intérêts électoraux des partis, envers les situations acquises, envers les blocs impérialistes qui s’affrontent et surtout envers les situations de faits créées par les populations pauvres ignorantes de leur véritable intérêt de classe, toujours prête à céder à un romantisme émotionnel habilement exploité par le libéralisme et le nationalisme. ”
Les conflits reviennent au congrès de Mâcon d’août 1962 où l’opposition se cristallise. Pour Joyeux, la révolution algérienne est une révolution bourgeoise qui n’a rien à voir avec les objectifs de la lutte des classes : “ La révolution, c’est la possibilité pour tous les travailleurs de supprimer le salariat et l’exploitation de l’homme par l’homme. Tout autre forme est sans intérêt. ” Marc Prevotel lui prévient du danger d’une telle conception pour l’anarchisme : “ Vouloir faire la révolution uniquement avec les travailleurs, c’est penser en occidental. Il y a des pays où des milliers de gens crèvent de faim et ne sont pas des travailleurs. ” Yvan, pour l’UGAC, confirme cette position qui relève “ d’un véritable nationalisme de l’anarchisme occidental. ”
Après les accords de Grenelle, le débat se prolongera dans les colonnes de Noir et Rouge sur les formes à donner à la nouvelle donne en Algérie. Maurice Joyeux, partisan d’une neutralité envers le conflit, témoigne des premiers soubresauts qu’ont provoqué les divergences autour de la question : “ La seule proposition anarchiste face à la guerre d’Algérie est le défaitisme révolutionnaire. La guerre d’Algérie est une péripétie qui oppose deux bourgeoisies, la bourgeoisie autochtone et la bourgeoisie colonialiste. Certes, il faut combattre pour mettre fin à cette guerre, ce qui peut fournir un argument à la lutte révolutionnaire dans la métropole, mais il faut rejeter la période intermédiaire qui ramènerait le problème social à son point de départ. ” Pour lui, c’est une confusion qui caractérise les propos des jeunes : “ Chauffés à blanc par les politiciens de gauche pour lesquels la guerre d’Algérie était de la matière électorale, (…), les jeunes réagissaient à partir du nationalisme traditionnel à la petite bourgeoisie française : “ les Algériens ont-ils le droit d’avoir une patrie ? ” Bien sûr. Et même si cela peut paraître aujourd’hui incroyable, ce nationalisme-communisme classique déborda sur un nationalisme-anarchsime et se répandit chez nous par l’intermédiaire de jeunes étudiants sans cervelles. Ce courant ne fut jamais dangereux, mais ce fut la première secousse qui grippa la Fédération reconstituée. ”
On voit donc au sein de la Fédération anarchiste une ligne de partage autour de la question algérienne. Comment se démarque-t-elle ? Elle se caractérise surtout par des conceptions qui séparent bien plus les âges que les tendances. Les jeunes effectifs de l’UGAC peuvent nous faire tendre à l’illusion mais les réflexions qui caractérisent les autres groupes de jeunes semblent confirmer cette impression.
Dès 1961, un nouveau phénomène s’inscrit dans la vie de la Fédération avec l’arrivée massive de groupes de jeunes. Nous n’allons pas ici étudier l’ensemble des réflexions émanant des groupes de jeunes anarchistes mais essayer de tracer l’évolution au sein de la FA de cette pensée spécifique.
Le Groupe d’études et d’action anarchiste est crée le 19 septembre 1961 par Marc Senner (entre autres) et s’oriente dans deux voies précises, la diffusion des idées anarchistes et l’opposition à la FA, étant en désaccord avec son journal. En février 1962, une scission intervient, le GEAA reste dans plusieurs buts :
“ a) nécessité d’un monolithisme à l’intérieur du groupe et pour cela obligation de définir la tendance du groupe, à l’issue de cette discussion de nous réclamer de l’anarchisme révolutionnaire.
b) nécessité d’une rotation rapide et effective des tâches
c) nécessité de donner à chaque membre du groupe une activité militante. ”
D’emblée, le GEAA impose ses idées et sa volonté de s’inscrire dans la vie de la Fédération. En effet, le but n’est plus de représenter ou constituer une tendance, mais de fournir un travail actif de militantisme et de réflexion. Ces volontés amènent le groupe à matérialiser ses réflexions d’ouverture, ainsi sont établis des contacts étroits “ avec les groupes et organisations suivantes : Jeunes libertaires de Marseille, Noir et Rouge, CNT française, FIJL, des noyaux de militants anarcho-syndicalistes isolés, des groupes de jeunes anarchistes non adhérants à la FA, actuellement groupe de Voltaire et d’Ermont. ” Composé d’une douzaine de membres, dont la moyenne d’âge ne dépasse pas les 22 ans, le GEAA adhère en 1964 à l’UGAC dans un but assez précis : “ Notre adhésion à l’UGAC est le résultat de cette évolution et nous espérons qu’avec l’expérience commune et la volonté d’action de nos groupes, notre union s’agrandira et sera le mouvement libertaire de demain. ” Ainsi, ils prennent la résolution “ de ne sortir de la FA que si
une voie nous est ouverte dans une autre organisation de masse (libertaire évidemment). ”
Cette apparition de groupes ne caractérise pas seulement la région parisienne. En octobre 1963 se fonde le groupe Jeunes libertaires de Marseille. Ses efforts sont portés sur “ l’éducation libertaire ” et sur “ une connaissance mutuelle plus approfondie ” . Ce groupe revendique sa spécificité jeune qui doit lui donner une certaine indépendance face aux possibles réflexions des anciens : “ La libre discussion entre jeunes, de sujets d’intérêts communs, sans que des conseillers plus expérimentés imposent en toute bonne foi leur point de vue grâce à une technique oratoire plus perfectionnée ou une expérience de la discussion plus développée. ”
La révolution est considérée comme nécessaire : “ Nous pensons que la révolution sociale est indispensable pour renverser le système social actuel et permettre l’éclosion de milliers d’autres révolutions individuelles. ” Dans un communiqué, on voit l’implication possible de tel groupe à la vie politique et sociale, qui compte à l’époque “ quelques étudiants qui militent également à l’UNEF. ”
Le congrès de Toulouse de juin 1965 voit la création des Jeunes révolutionnaires anarchistes. La motion que ce groupe dépose est significative des aspirations de ces jeunes et du sens à donner à leur pensée. Ce texte peut paraître à première vue assez long, mais il caractérise pleinement les nouvelles motivations exprimées par les groupes de jeunes. Les JRA dressent un constat amer de la situation de la jeunesse révolutionnaire et, en reprenant les idées de Fayolle et d’une critique des structures de la FA, définissent leurs thèses : “ Le manque d’unité dans la pensée et de solidarité dans l’action qui règne à la Fédération anarchiste ne peut être dû qu’à des divergences idéologiques fondamentales entraînant des conséquences désastreuses quant aux principes organisationnels.
La FA ne pouvant être pour nous que l’organisation appelée à préparer la Révolution sociale, nous demandons qu’elle ne puisse regrouper que des militants révolutionnaires, s’en tenant rigoureusement aux principes du fédéralisme libertaire et possédant une certaine rigueur intellectuelle et morale. Il n’est évidemment pas question de mettre en cause le principe des tendances, à la condition toutefois qu’elles se réclament de l’anarchisme social et révolutionnaire. Au sein même du groupe, le souci du nombre ne doit absolument pas primer sur la valeur réelle des militants, et nous nous devons d’insister, pour l’avoir particulièrement éprouvé, sur le manque total de formation idéologique et de solidarité effective, entraînant d’ailleurs inévitablement le départ de nombreux jeunes militants. ”
Ainsi, “ l’organisation, nécessaire à qui veut agir, doit se baser sur trois valeurs fondamentales : la liberté d’expression, mais aussi efficacité et discipline librement consentie. ” Cette reprise des thèses de Fayolle s’accompagne, dans un souci d’efficacité, d’une hypothèse de participation : “ Le vote pourrait être nécessaire, lorsque des thèses opposées se trouveront en présence, pour faire un choix entre ces deux thèses. ”
Ces résolutions auraient pour conséquence :
“ -1 une élévation du niveau intellectuel général qui permettraient de nécessaires recherches et un renouveau idéologique, contribuant à l’élaboration d’une pensée révolutionnaire moderne.
– 2 un accroissement de la détermination révolutionnaire entraîné par la confiance en une organisation réelle et efficace et en une pensée riche et actuelle. ”
Ces réflexions amènent une large confrontation au sein de la FA. Si Maurice Joyeux et Maurice Fayolle se rallient à ces thèses, ces dernières s’écrasent sur les résistances des humanistes libertaires et leur hantise du vote : “ Le vote permet tout sauf la discussion ”.
Avec l’arrivée de cette nouvelle génération, la refonte structurelle de la FA va à nouveau se poser avec force dans les débats. Il est néanmoins clair que les aspirations de ces groupes privilégient la tendance sociale révolutionnaire, voire anarchiste-communiste, et on peut supposer que cette volonté de changement va s’opposer aux idées qui caractérisent le mouvement officiel depuis 1953. Quelles conclusions peut-on tirer de l’apparition de ces groupes ? Il est apparemment clair que la génération qui arrive laisse les militants FA assez songeurs : “ Parmi tous les problèmes qui assaillent notre FA, il n’en est pas de plus complexes que les rapports de l’organisation avec la jeunesse. ” Pourquoi ? La réponse tient dans le caractère nouveau de cette jeunesse : elle est universitaire. Or, le mouvement anarchiste n’est pas coutumier des rapports avec les étudiants et il ne voit pas en elle une classe à proprement parler.
De cette compréhension mutuelle découleront pour la Fédération anarchiste ses possibilités d’action dans un domaine qui échappe encore aux penseurs anarchistes : le domaine étudiant.
Entre ouverture et repli
Après la liquidation de la tendance anarchiste-communiste en 1964, l’ouverture de la pensée anarchiste aux études et réflexions contemporaines apparaît chez les militants FA comme une nécessité. Pourtant, dès 1961, René Fugler rappelait ce besoin perpétuel de mouvement et d’actualisation, qui caractérise l’anarchisme : “ Une défaillance du mouvement anarchiste n’empêcherait pas de nouvelles idées et tentatives libertaires de surgir au cœur de l’événement car la vie sociale ne se laisse pas étouffer définitivement, elle finit toujours par percer à travers les failles et les erreurs des systèmes de profit et d’autorité. L’État élargit partout son champ d’action, mais l’excès même du centralisme et du pouvoir, quand il ne provoque pas de ripostes violentes où réapparaissent les conseils d’autogestion fait naître le besoin de décentralisation et du recours aux unités sociales de base pour compenser les ratés de la machine bureaucratique ”, ainsi “ la pratique révolutionnaire crée des formes neuves de lutte et d’organisation et c’est ainsi, avec ou sans la participation des anarchistes, que se renouvelle l’Anarchisme. ”
René Fugler n’est pas le seul à ressentir ce besoin, en effet, un consensus s’établit sur l’état général du mouvement et sa perte d’influence, notamment face aux jeunes : “ Les jeunes en général ne font que passer à la FA. L’impossibilité qu’ils éprouvent d’organiser quelque chose de sérieux, le manque d’action quotidienne en regard de ce que nous prônons. ” A ce moment, Joyeux, qui est d’accord avec la proposition de Fayolle, a la conviction que “ si nous appliquions ce point de vue, ce serait l’éclatement de la FA et l’impuissance des uns et des autres. Il n’y a rien de plus important que de garder l’unité du mouvement libertaire. Faire l’unité, ce n’est pas tripatouiller l’histoire. ” On voit donc deux camps en présence, l’un qui voudrait une organisation plus efficace et mieux définie structurellement et idéologiquement, l’autre partisan d’un certain statu-quo. Albert Sadik prévient des dangers de cette solution pour la vie même de l’anarchisme : “ L’anarchisme est en recul. Et pourtant il y a là un terrain à mettre en valeur en coordonnant l’action et l’éducation. il est grand temps de sortir de notre splendide isolement. ”
Le “ retour au calme ” après le départ de l’UGAC va permettre une résurgence de ces réflexions qui trouvent, nous l’avons vu, un écho important chez les jeunes anarchistes (GEAA, JRA…). Leur vœux vont être en quelque sorte réalisés dès 1965 avec la création d’une rubrique “ Recherches Libertaires ” dans Le Monde libertaire, dont la responsabilité est assignée à la Tribune d’action culturelle. Les thèmes envisagés sur la monnaie, Georges Sorel ou Landauer, sont originaux. Néanmoins, ces nouveaux problèmes, liés à une confrontation avec d’autres idéologies, amènent rapidement des tensions et les auteurs de RL sont taxés d’anarcho-marxistes.
En fait, un problème assez délicat semble prendre forme sein de la Fédération, les relations entre les jeunes et les anciens : “ Si l’on commence à faire des mouvements de jeunes, des mouvements de vieux, des mouvements de femmes et des mouvements d’hommes, on ne risque guère d’unifier le mouvement. ”
Maurice Joyeux dresse lui aussi un constat d’opposition, qu’il faut absolument résoudre : “ Nous sommes aujourd’hui un certain nombre de vieux militants d’une part, un certain nombre de jeunes gens qui viennent au mouvement libertaire d’autre part, avec ce fossé creusé par l’absence d’une génération intermédiaire. Il va falloir qu’on se comprenne. ” Ce qui semble alors le plus gêner les anciens, ce sont deux faits qui peuvent laisser craindre pour la vie de la Fédération : “ ce qui est le plus ennuyeux c’est qu’au sein de la CLJA se retrouvent tous ces éléments qui ont quitté la FA après avoir vainement tenter de s’en emparer ou qui y demeurent pour lui nuire ” et Charles Auguste Bontemps de prévenir des dangers pour les jeunes “ qui se cherchent et sont sollicités par toutes sortes d’idéologies. De plus, en tant que jeunes, ils ont un désir d’efficacité qu’ils croient trouver dans la fréquentation des partis importants. Ils en acceptent la puissance en en refusant la méthode. Il y a là une contradiction. ”
Pour les tenants de la Fédération, ce n’est pas le mouvement qui doit s’adapter à la jeunesse mais bien le contraire : “ Cette jeunesse, qui pense quand elle vient à nous, est neuve, elle vient en réaction d’un milieu qu’elle rejette mais qui l’a suffisamment marquée pour qu’elle ne voit en nous qu’un complément ou une rectification de ce qu’elle a quitté. Lorsqu’elle va venir à nous, elle ne sera pas anarchiste et ne le deviendra que le jour où elle aura pris conscience de notre éthique. Voilà où est le drame ! C’est qu’elle va non seulement dans cette évolution s’adapter à notre mouvement mais tenter d’adapter ce mouvement à elle. Nous en avons la preuve lorsque certains éléments au bout de six mois qu’ils sont parmi nous, nous parlent de repenser l’anarchie. ” Il semble en fait que la volonté d’ouverture affichée par les libertaires, au nom d’une efficacité retrouvée, soit constamment confrontée aux théories marxistes. La fin de l’année 1964 avait vu cette volonté affichée par René Fugler (UGAC et FA), soutenu par Aristide Lapeyre : “ il faut entreprendre un travail de spécialisation qui explorera un certain domaine, les travaux des uns servant aux travaux des autres. ”
D’autre part, le retour des idées de Fayolle semble ainsi confirmer cette impression, appuyée par Joyeux qui voit la nécessaire “ mutation ” à entreprendre mais en prévient les éternels dangers : “ il faut absolument se différencier des penseurs marxistes en posant les problèmes sous un angle différent et se couper absolument du marxisme en faisant une propagande CONTRE mais non une propagande accolée ” , et relayé par Fugler : “ il faut étudier ce qu’ils ont mis au point et rattraper l’énorme retard que nous avons sur eux, d’où la nécessité d’un énorme travail préparatoire qui s’impose. ”
Cette condamnation de tous les rapports avec le marxisme se matérialise par une série d’articles dans Le Monde libertaire qui dénoncent l’échec de ses expériences et de ses théories : “ L’homme, à peine échappé à la tyrannie de la religion, s’offre à celle du marxisme. Aujourd’hui, un thème à la mode veut que nous fassions le point avec les dévots de la seconde religion et l’un des arguments en faveur de cette campagne est que notre but final est commun. ” Le conseillisme et les conceptions libertaires de l’ultra-gauche marxiste n’ont pas le droit de citer : “ Devant tant d’évidences, les marxistes dissidents s’efforceront à nous démontrer que la révolution russe n’a pas été une révolution marxiste, elle a dévié des voies du prophète en nous entraînant dans une caricature de révolution, en un mot que l’expérience a manqué et ce qu’on nomme encore un état marxiste ne constitue qu’un accident du marxisme. L’argument n’est pas nouveau et d’autres religions que le marxisme nous parlent d’accidents lorsque nous dénonçons leurs indignités et leurs crimes. Non, pas plus que le catholicisme ne peut invoquer de regrettables accidents pas plus le marxisme ne peut reprendre à son compte cette pitoyable excuse. Comme l’inquisition était une conséquence logique et inéluctable du catholicisme, le stalinisme était l’aboutissement prévisible et inévitable du marxisme. ”
Ces réflexions sont l’objet d’une controverse et le groupe de Nanterre dénonce ce manque d’ouverture : “La vue que Laisant donne du marxisme m’apparaît comme très simpliste et schématique. Je ne veux pas me faire ici l’avocat du marxisme, mais il me semble qu’il doit être combattu avec des arguments plus poussés. Ce refus constitue un véritable fétichisme et fait bondir les camarades au seul mot de Marxisme, alors que les idées marxistes jouent un rôle important dans tous les sciences humaines actuellement. ”
A la lecture de ces réflexions, la Fédération anarchiste peut apparaître comme une organisation très éclectique, d’une part une nouvelle génération qui arrive, avec ses références qu’elle a appris notamment dans les universités, et de l’autre des militants plus vieux, qui ont des idées bien précises sur le mouvement et son orientation. Si l’on rajoute des hommes comme Maurice Fayolle, attendant la formation d’une véritable organisation révolutionnaire anarchiste, la FA apparaît comme un “ cocktail explosif ”, sensible à la moindre étincelle.
Cette étincelle va venir d’intrigues concernant le Comité de lecture du Monde libertaire. On a vu que le Comité de lecture, avec l’UGAC, était le lieu privilégié des luttes de tendances. Dès janvier 1964, le GEAA, se sentant exclu, s’était indigné de certaines méthodes : “ un certain nombre de camarades du comité de lecture abusant du fait qu’ils sont les seuls à être libre au moment de l’impression, profitent de cette situation pour imposer leurs vues sur la composition du journal. Cette attitude est digne d’une certaine époque de la Fédération communiste libertaire. ” Si cette déclaration ne provoque pas de remous, celle du Groupe de liaisons internationales va provoquer un débat, qui tout en s’amplifiant, va amener à l’éclatement. En mai 1965, ces derniers accusent : “ Au lieu d’être décontractés, d’ouvrir largement les portes au renouvellement, les militants ont tendance à se replier sur eux-mêmes et, malgré leurs déclarations et certainement leurs intentions, ont en fait repoussé une partie des bonnes volontés en adoptant une attitude paternaliste à l’égard des nouveaux. Ce n’est pas suffisant de déclarer “ Nous acceptons tout le monde au comité de lecture et au comité de relations, nous souhaitons même que les jeunes y participent ”. Et si l’on ajoute : “ toutes les tentatives ont été faites, ce n’est pas de notre faute si la plupart du temps nous tombons sur des étoiles filantes ”, il ne faudrait pas oublier de se demander pourquoi il y a tant d’étoiles filantes. ” Ainsi, “ le comité de lecture offre un exemple flagrant de peur panique du renouvellement, de crainte maladive d’intérêt dépossédé. ”
Analysant la composition des comités de lecture qui se sont succédés depuis 1954, le groupe s’insurge que la FA soit devenue la propriété de quelques militants : “ Il nous paraît anormal, aberrant (et même dangereux) que les camarades demeurent neuf et onze ans d’affilée aux mêmes postes. ” Il en ressort une proposition de rotation effective et “ tout militant qui aura appartenu 4 ans d’affilée au CL devra attendre trois ans avant d’y faire candidature. ”
Après ce coup d’éclat, Maurice Joyeux menace de son départ si une telle décision était prise. Est-ce symptomatique ? Il apparaît clairement que les accusations ne soient pas infondées et que les expériences et échecs qu’ont constitué l’affaire Fontenis et l’UGAC amènent certains militants à prendre peur et à prendre leurs précautions. Les années 1966 et 1967 vont être décisives. C’est tout d’abord la TAC, dénonçant l’accaparement du CL et de la FA, qui annonce sa rupture idéologique avec l’organisation et son départ pour créer une revue d’études : “ Il n’y aura aucune censure, le bulletin sera ouvert aux recherches libertaires portant sur tous les domaines (“ art ”, urbanisme, philosophie, sciences humaines et exactes, politique, sexualité…) étant donné que certaines formes de recherches ne peuvent trouver place dans le Monde libertaire. ” A la même époque, Joyeux n’hésite plus à dire ce que représente pour lui les nouvelles formations de jeunes : “ Le travail de ces jeunes est pratiquement inexistant à quelques exceptions près. Leur militantisme consiste à séjourner des heures au siège en discutant sur les défauts des “ vieux ” et en affirmant bien haut, sans le démontrer par une action pratique, la “ vertu ” des jeunes. Ils ne se contentent à aucun travail pour la Fédération ou son journal. Leur prétention à tout trancher verbalement de l’anarchie n’a de comparable que leur ignorance des idées qu’ils prétendent défendre. ”
Deux événements vont ensuite marquer la vie et l’évolution de la Fédération. En décembre 1966, le scandale situationniste de Strasbourg, avec la diffusion de la brochure “ De la misère en milieu étudiant, considérée sous ses aspects… ”, marque le début d’une certaine confusion sur les relations entre la FA et l’Internationale situationniste. Dans la brochure, la FA et son journal sont vivement critiqués : “ Ces gens-là tolèrent effectivement tout puisqu’ils se tolèrent les uns les autres. ” Cette réflexion entraîne alors un débat houleux au sein de la Fédération, d’autant plus que certains militants sont soupçonnés de relations concrètes avec le groupe. En décembre 1966, simultanément à la sortie de la brochure, l’article de Guy Antoine “ Qu’est-ce que le situationnisme ? ”, qui paraît dans Le Monde libertaire provoque un véritable tremblement de terre, après que son auteur fasse une apologie de cette théorie et déclare voir dans le situationnisme une des vues révolutionnaires les plus en rapport avec la société actuelle. La réponse ne se fait pas attendre et c’est C-A Bontemps qui se charge de remettre à sa place “ cette forme nouvelle du baroquisme ” : “ Les gars de ton âge sont, en effet, dans l’impossibilité de lire les journaux et brochures anarchistes des diverses tendances qui foisonnaient pendant les années 1900. A cause de cela, ils ne se rendent pas compte qu’ils découvrent l’Amérique. Les textes de la brochure en question, je les ai lus tels quels (style, intentions, injures) des dizaines de fois vant 1914. Les Provos y remplacent, en moins bien, les activistes de l’action directe. Les Beatniks se sont substitués à ceux des individualises qui se voulaient asociaux et, comme beaucoup de ceux-ci, ils rentrent dans le rang à 25 ans. ” La théorie situationniste n’est donc pas si actuelle qu’on le dit : “ Il reste que le modernisme des situationnistes sent trop le rafistolage pour qu’on attende leurs directives. ”
L’auteur de l’article, Guy Antoine, alias Guy Bodson, fait partie du comité de lecture. Il n’en faut pas plus pour que le comité soit l’objet de toutes les questions et que la perspective d’un complot situationniste prenne forme. Au début de l’année 1967, Maurice Laisant dissout le Comité de lecture sous prétexte “ d’un mauvais climat ” . C’en est trop pour certains militants qui jugent cet acte d’un autoritarisme qui n’a pas lieu d’être dans une organisation anarchiste. Le congrès de 1967 s’annonce houleux et décisif. Au congrès de Bordeaux, les exclus de 1953 vont devenir les accusateurs de 1967. Le climat est lourd et avide de tensions : “ Deux groupes s’affrontent avec une violence verbale allant jusqu’à l’extrême limite de la camaraderie. ” Dès le début de la réunion, ce sont sept groupes parisiens qui annoncent leur décision de partir de la Fédération anarchiste. La peur du complot situationniste est vraiment réelle chez les anciens. Maurice Joyeux décide alors de publier une brochure, dans laquelle il dénonce tous les complots qui ont été tentés depuis 1953 pour desservir la cause et le mouvement anarchistes, intitulée L’hydre de lerne, la maladie infantile de l’anarchisme. Personne n’y est épargné. A la lecture de cette brochure, on comprend l’état de psychose dans lequel se trouvent les militants face à la possible percée “ marxiste – situationniste ”. Leurs exclusions en 1953, la dérive communiste libertaire ensuite, puis l’affaire UGAC ont convaincu nombre de militants des dangers qu’encourent l’organisation face à l’arrivée de nouveaux éléments. Pourtant, au vu de la situation, la brochure stalinienne de Maurice Joyeux ne s’imposait pas et on se demande encore maintenant pourquoi a-t-il eu une telle réaction.
“ L’Association pour l’étude et la diffusion des philosophies rationalistes ” est au cœur du problème. Les jeunes plus particulièrement se demandent l’utilité d’une telle association. Au congrès, huit groupes, de caractère étudiant essentiellement, vont défier les tenants de l’organisation. Ces groupes sont le groupe de Nanterre, la TAC, le GIL, le groupe de Metz-thionville, le groupe Recherches Libertaires de Strasbourg, le groupe de Yerres et celui de Toulouse. S’il était plus ou moins facile de se débarrasser des jeunes dans le passé, il est clair que la situation a changé. En effet, les groupes de jeunes font preuve d’une activité militante et de recherche indéniable : ils collaborent au Monde libertaire, participe au comité de lecture (parfois), à l’administration et au comité de relations, à la vente du journal, et ont une activité réelle en dehors de la FA, notamment avec les réunion européennes du CLJA, de leur présence dans les meetings ou de la publication de Recherches Libertaires : “ Jusqu’à présent les opposants s’éliminaient d’eux-mêmes par manque d’activité. Or, ce n’était plus le cas. Il fallait donc trouver autre chose. On a essayé de nous faire passer pour des marxistes, puis pour des situationnistes et à nous présenter comme une tendance cherchant à s’emparer du journal ; cela ne faisait que préparer le terrain pour l’intervention divine : celle de l’association. ”
La position des jeunes accusés est donc en rupture avec le fonctionnement de la Fédération : “ Nous exigeons :
– la suppression de l’Association en tant que “ corps séparé ” ayant tout pouvoir sur le mouvement et n’ayant de compte à rendre qu’à elle-même.
– Le retour de la FA à son simple rôle de LIAISON entre les différentes tendances, ce qui implique la disparition d’organismes tels que le comité de liaison, une transformation du Monde libertaire, tout au moins de sa phraséologie. ”
Devant l’impossibilité des groupes et différentes tendances en présence à se mettre d’accord, la scission intervient et la FA perd une dizaine de groupes et de militants. Devant cet échec, Maurice Fayolle analyse les trois causes de cette crise et annonce son départ. Tout d’abord, il insiste sur le fait que ce sont les anciens qui ont remis sur pied la Fédération en 1953 : “ De ce fait résulte une psychose qui s’exprime chez les anciens, par une méfiance envers les jeunes et par un certain état d’esprit inavoué de “ propriétarisme ” (cette organisation qu’ils ont remontée seuls, ce journal qu’ils ont recrée au prix de gros sacrifices, sont devenus “ leur ” organisation et “ leur ” journal), état d’esprit qui engendre inévitablement une certaine forme de “ conservatisme ” opposée à tout renouvellement, à toute ouverture, à toute nouveauté. ” Il n’en oublie pas pour autant de souligner ce confusionnisme qui semble caractériser les jeunes anarchistes : “ Et voilà la deuxième cause : le manque de formation idéologique des jeunes. ” Enfin, tout en se préparant à une éventuelle formation de l’organisation qu’il appelle de ses vœux depuis dix ans, il condamne les structures actuelles de la FA : “ La plus profonde, l’absence d’une organisation réelle et d’une définition idéologique du mouvement. Il faut sortir de cette équivoque. Il faut dire clairement si la FA est une amicale d’individualité ou de tendances, ou une organisation. ”
Maurice Fayolle, qui appelle les anarchistes à un “ choix irréversible et précis ”, ne prend pas position : “Je me refuse de rallier un courant de pensée qui, sous prétexte de moderniser l’idéologie anarchiste, a et aura pour conséquence de le dénaturer irrémédiablement. Et je me refuse, sous prétexte de lutter contre une infiltration marxiste, de défendre une pseudo-organisation, dont l’inconsistance structurelle et idéologique est la principale cause de la confusion actuelle. ”
Le congrès de 1967 marque un tournant important dans l’histoire de la FA et du mouvement anarchiste. En effet, la Fédération anarchiste cesse d’être la plaque tournante du mouvement en France. En outre, elle se prive de nombre de militants étudiants à une époque où le malaise des jeunes est réellement perceptible. Il se trouve que ce seront ceux-là qui assureront sa place au drapeau noir pendant les manifestations de mai 1968. A-t-elle manqué, comme l’explique Fayolle, de cette nécessaire ouverture d’esprit ? Si elle est toujours rester fidèle à sa condamnation du marxisme, l’esprit de sauvegarde de l’organisation a certainement pris le pas sur les nouvelles études qui prenaient forme à la même époque et les “ nouveaux ” thèmes d’autogestion, de conseils ou de spontanéité.
Les scissionnistes s’en vont grossir les rangs des autres groupes anarchistes comme Noir et Rouge. D’autres rejoignent des groupes comme Informations et Correspondances Ouvrières. Est-ce le signe d’une déviation, d’une rejet de l’anarchisme ou d’une confusion théorique chez ces jeunes militants ? C’est ce qu’on va voir en étudiant les fondements de cette ouverture de l’anarchisme aux études nouvelles des années soixante.