Chapitre II Fondements du renouveau de la pensée anarchiste
Si la Fédération anarchiste n’a pas réussi cette refonte idéologique qui lui aurait permis de garder nombre de militants, nous avons vu que les théories anarchistes trouvaient une nouvelle audience dans les années soixante, notamment dans les milieux étudiants. Plus généralement, cette décennie voit l’émergence d’une nouvelle génération, qui se différencie des précédentes par son caractère contestataire. En effet, que ce soit aux États-Unis avec les occupations de l’université de Berkeley (1964-165) ou en Angleterre avec les événements de la London School of Economics (1966-1967), des manifestations se précisent et de nouvelles théories révolutionnaires apparaissent et se confirment.
L’anarchisme, philosophie de liberté et de libération de l’homme, exerce une attraction particulière chez ces jeunes qui découvrent avec stupéfaction les effets pervers de la stalinisation en URSS. Tous ces aspects ont pour conséquence de former une nouvelle forme de classe révolutionnaire : le milieu étudiant. D’un autre côté, l’attrait de certaines théories non libertaires, mais qui se veulent en rapport avec une critique actuelle et moderne de la société, amènent certains anarchistes à se réclamer de ces mouvements.
Lorsque les frères Cohn-Bendit, figures emblématiques du réveil de l’anarchisme en mai, essaieront de théoriser leur action des mois de mai-juin, ils ne peuvent s’empêcher de renvoyer les lecteurs aux sources des mouvements qui les ont inspirés : “ …le plus utile serait donc tout simplement d’éditer une anthologie des meilleurs textes parus dans Socialisme ou Barbarie, l’Internationale Situationniste, Informations Correspondances Ouvrières, Noir et Rouge, Recherche Libertaire, et à un moindre degré dans les revues trotskistes. Ceci n’intéresse évidemment pas une maison d’édition qui veut un livre signé Cohn-Bendit. ”
Les échecs du marxisme en Russie n’empêchent pas pour autant certains anarchistes d’étudier les raisons d’un tel fait, ce qui les amènera à une confrontation des deux théories. Dans le même temps, les jeunes anarchistes se démarquent de plus en plus de l’organisation nationale et se rapprochent sur certains points de l’anarchisme de Noir et Rouge, de l’UGAC, c’est à dire des tendances anarchiste-communiste.
Les nouvelles données de lutte et de théorie
A l’aube des années soixante, nous avons vu que la Fédération anarchiste comptait l’adhésion de nouveaux groupes de jeunes. Cette formation de groupes ne lui est pas caractéristique et c’est tout le mouvement qui en profite. En outre, les anciens de la FA ont remis souvent sur le dos de ces jeunes anarchistes une volonté d’amener des éléments de la théorie marxiste au sein de l’anarchisme. L’affirmation du caractère révolutionnaire des étudiants et l’influence des “ nouvelles ” théories caractérisent un profond changement dans l’imaginaire et les conceptions des jeunes révolutionnaires.
Les étudiants comme force révolutionnaire
La nouvelle génération qui prend d’assaut les organisations anarchistes va s’efforcer de changer certaines habitudes mentales et intellectuelles qui les caractérisent. L’apport de cette génération est essentiellement estudiantin et, il faut souligner la place nouvelle des étudiants dans la société des années soixante. En effet, le nombre des étudiants se développent énormément de 1950 (140 000) à 1964 (455 000). Or, selon T. Roszak, “ de même que les sataniques filatures de l’industrialisme naissant avaient concentré la main d’œuvre et favorisait la naissance de la conscience de classe du prolétariat, de même les campus universitaires, où peuvent se rassembler jusqu’à trente mille étudiants, ont servi à cristalliser la conscience des groupes des jeunes, créant en outre un rapprochement entre des adolescents de dix-sept ans ou dix-huit ans et des diplômés de plus de vingt ans. ”
Dans une autre perspective, des rapports entre les aspirations de ces jeunes et le mouvement officiel d’une part, et des relations de cette génération anarchiste avec les autres théories d’autre part, vont se déterminer les possibilités d’actions et d’unité du mouvement.
Dans un premier temps, il apparaît nécessaire à aux étudiants de se déterminer comme une classe à part entière, qui, par son rôle spécifique dans la société d’aliénation, doit se radicaliser. En mars 1963, les jeunes des groupes de Makhno, Jules Vallès et Louise Michel signent une véritable profession de foi révolutionnaire : “ La lutte de la jeunesse se situe en marge des luttes qui aboutissent à l’écroulement ou à la naissance des civilisations et même lorsque ces luttes semblent communes à toute classe, la jeunesse livre sourdement le combat libérateur qui fera éclater son carcan. On dit qu’elle était l’avant-garde et c’est vrai car à son impatience qui est commune à celle de son époque, s’ajoute l’impatience de voir à travers les solutions générales s’inscrire la solution qui lui est particulière et qui la mettra en condition d’échapper au “ dressage ” que le patriarcat lui impose sous tous les régimes qui se sont succédés jusqu’à nos jours. Nous sommes épris de liberté, nous sommes révolutionnaires, car c’est seulement dans notre révolution libertaire que se réalisera notre idéal de justice et de liberté. Jeune, toi que ces mots ne peuvent laisser indifférent, notre maison deviendra la tienne. Nous détestons l’armée, la patrie, les moyens d’oppression, d’abrutissement intensif, nous réclamons l’égalité entre tous le hommes, nous sommes des militants libertaires. Jeune qui pense qu’il faut tout tenter pour briser les chaînes et le cercle infernal de cette société de la bêtise et de la mesquinerie, ta place est à nos côtés, au sein de la FA, vieille maison qu’il nous appartient de repeindre. ”
Cette déclaration semble être en léger décalage avec la conception de la FA envers le monde étudiant, qui doit s’inscrire dans le processus d’une révolution totale et qui n’est en aucun cas LA force révolutionnaire : “ Nous, anarchistes, considérons le milieu étudiant comme un secteur déterminé par l’ensemble des structures sociales où il se trouve inclus et influencé par le rapport de force qui caractérise le rapport des classes à ce moment. Nous entendons, par conséquent, mener une action révolutionnaire tout court, persuadés que seule une transformation des fondements même de la société peut apporter une solution au fond des problèmes dit “ universitaires ”. ”
Dans cet ordre d’idées, le premier groupe à se démarquer de la Fédération anarchiste a pour organe Action libertaire, “ organe de la section française de la fédération internationale des jeunesses libertaires ”, dont le numéro un date de novembre 1963. D’essence essentiellement étudiante, ce groupe va essayer de démontrer à travers ses réflexions l’apport révolutionnaire essentiel des étudiants : “ Avant il n’y avait que des étudiants qui se joignaient aux forces révolutionnaires, maintenant se dessine une évolution selon laquelle se fera le monde étudiant, en tant que fraction structurée de la population, qui jouera un rôle croissant dans l’action économique. Ce qui est intéressant ici, ce n’est pas l’étudiant en tant qu’individu qui bientôt ne sera plus étudiant, mais la réserve de potentiel énergique sans cesse renouvelée et toujours présente que constitue le monde étudiant à un moment donné. ”
La contestation qui s’affirmera en 1968 peut déjà se faire sentir dans ces propos de contestation globale envers l’université et c’est pour cela que les étudiants, qui ne représentent pas une classe sociale à part entière mais un milieu somme toute homogène dans les années soixante, doivent être considérés et intégrés dans le monde révolutionnaire : “ Certains récusent la potentialité révolutionnaire du monde étudiant au nom du vieux schéma classique qui fait reposer le fait révolutionnaire sur une dialectique de classes structurées par des critères économiques. Pour cela, les étudiants ne faisant pas directement partie de la classe des “ exploités ”,leur rôle est nul dans l’émancipation sociale. ” C’est pourquoi la vieille division de la société en classes économiques ne peut plus être valable, et qu’il faut voir dans la société un rapport de force général entre irigeants et dirigés, ce qui ramène à un rapportde force global : “ Mais l’évolution des structures sociales dément ce schéma et lui substitue celui d’une nouvelle dichotomie qui opposait la classe des dirigeants à celle des exécutants, lutte qui ne se traduirait plus par l’opposition “ patron-ouvriers ” mais par celle de ceux qui “ ont pris conscience ”du vol de l’humain que constitue notre société et par celle de ceux qui directement ou inconsciemment tendent à la perpétuer. Et cela à quelques catégories sociales qu’appartiennent les individus. Ce n’est donc plus une conscience de classe économiquement exploitée qui sera le ferment révolutionnaire d’aujourd’hui mais une prise de conscience “ totale ” de l’absurdité de la vie actuelle. Parce que cette prise de conscience se dessine aussi dans le mouvement étudiant, parce que celui-ci possède une dynamique exceptionnelle caractéristique de tous les conglomérats de jeunes, nous pensons que dans l’ensemble des forces révolutionnaires, les étudiants ont leur place de plein droit. ”
Affirmant la nécessité du passage révolutionnaire, les militants d’Action Libertaire qui réclament leur place au sein du mouvement révolutionnaire, n’en oublient pas pour autant leurs préférences et leurs condamnations de certaines attitudes jugées dépassées : “ La non-violence absolue n’est qu’une solution individuelle, appliquée à la société elle perd tous sens. Qu’un anarchiste se réclame de la non-violence, c’est son droit, qu’il expose l’idée que la non-violence est la voie la plus efficace, sinon la plus rapide pour parvenir à la société libertaire, c’est l’Utopie ! ”
Ainsi, la violence révolutionnaire apparaît comme une nécessité qui condamne toute attitude pacifiste et non-violente : “ Le rêve d’une Espagne socialiste passe par la destruction du régime, peut-être sanglante, mais qui débouchera sur la révolution économique et culturelle non-violente, et dans laquelle les “ flics et militaires anarchistes ” ne sont qu’hypothèses gratuites, qui d’habitude ne germent que dans l’esprit borné d’un chrétien. Retrouver cette image d’Epinal sous la plume d’un anarchiste est pour le moins curieux. ” Le courant dont Louis Lecoin est l’emblématique figure est clairement dénoncé comme antirévolutionnaire, donc comme contraire aux idéaux anarchistes : “ La panique que provoquait jadis l’homme au couteau entre les dents parmi les bourgeois, gagne maintenant certains anarchistes ; ce qui les amène à nier implicitement l’anarchisme en refusant la révolution, donc à accepter comme moindre mal le système capitaliste. ”
Par contre, les étudiants se retrouvent dans une même condamnation du marxisme, jugé par l’histoire et donc dans une même reconnaissance de la vitalité des théories anarchistes : “ Actuellement, l’anarchisme re-émerge vigoureusement au niveau de la vie sociale et nous avons de sérieuses raisons de penser que cette foi-ci il parviendra à suivre une courbe sans cesse ascendante qui balaiera le vieux monde. Tout un courant de la pensée moderne redécouvre l’anarchisme en dehors même de l’action des militants anarchistes. Les recherches en sociologie, en psychologie aboutissent à un faisceau de relations qui concourent à valider les propositions libertaires indépendamment de tout à priori politique.
Il en est de même en pédagogie et généralement dans toutes les sciences qui s’intéressent à l’être humain. Les systèmes, les méthodes de ces recherches ne sont certes pas qualifiées nommément de libertaires, mais qu’importe du moment qu’ils en retiennent toutes les caractéristiques. C’est à nous en diffusant au maximum les idées libertaires qu’il incombe de montrer les relations existantes. ” La méthode marxiste pour s’être prostituée au jeu des parlementaires a perdu de sa rigueur d’origine, pour le bonheur des anarchistes qui n’ont jamais dévié de leur idéal. En outre, l’erreur des théories marxistes est d’avoir donné trop d’importance aux phénomènes économiques : “ Le caractère partiel et simplificateur du marxisme a desservi le mouvement anarchiste qui, lui, engloutissait toutes ses forces dans la préparation d’une révolution totale, à la fois politique, économique et individuelle en prétendant que tous les aspectsétaient liés. En effet, si le marxisme appliqué a rationalisé relativement la production, il n’a pas touché au fond des structures sociales, s’avérant incapable de promouvoir un nouveau “ style de vie ”. La faillite du marxisme ouvre la voie à la tentation anarchiste. ” L’anarchisme renaît d’avoir toujours placé l’homme au centre de ses réflexions.
L’arrivée de cette nouvelle génération et de ces nouveaux points de vues, auxquels il faudra rajouter les autres formations comme le CLJA ou les Jeunesses anarchistes-communistes, montrent une réelle prise de conscience du rôle révolutionnaire des étudiants. Néanmoins, s’il apparaît original et spontané, ce mouvement étudiant semble dans sa grande diversité largement divisé et on ne peut voir de réelle unité idéologique. Cette génération se veut en rupture avec certains courants de la doctrine anarchiste comme les pacifistes et les non-violents. Elle amène de nouveaux éléments dans la théorie libertaire, notamment dans la psychanalyse avec les (re)découvertes des réflexions de Wilhem Reich. En outre, son caractère spontané apparaît comme un élément intéressant pour un mouvement qui a du mal à agir et à définir ses méthodes d’action. Dans le cas précis de l’orientation idéologique, c’est la tendance sociale révolutionnaire qui semble être privilégiée. Enfin, on peut aussi déceler dans leur opposition “ dirigeants-dirigés ” une influence de la revue Socialisme et Barbarie. Est-ce la source d’une déviation ? Il semble en tout cas assez clair que les anarchistes des années soixante puisent certaines de leurs réflexions dans des revues et des mouvements qui ne se réclament pas forcément de l’idéal libertaire. Ces réflexions peuvent apparaître sous une double forme : d’une part l’influence de revues révolutionnaires et d’autre part un essai de synthèse entre marxisme et anarchisme.
Déviation ou ouverture ?
A la lecture des revues de groupes anarchistes des années soixante, il est clair que la floraison des
nouveaux thèmes envisagés enrichit la théorie libertaire. Ainsi, à travers les réflexions de Noir et Rouge, d’Action Libertaire ou des autres groupements de jeunes anarchistes, de nouveaux thèmes jusque là mis sous silence apparaissent. Noir et Rouge, dans une certaine mesure, est sur le plan idéologique l’héritier des thèses de Georges Fontenis, avant que la Fédération communiste libertaire ne prenne ses formes léninistes. En outre, la condamnation totale du marxisme par les militants de la FA ne trouve pas forcément l’écho souhaité chez les autres groupes, en témoignent les réflexions de Recherches Libertaires ou de l’UGAC. La dérive stalinienne a amené nombre de penseurs à revoir le marxisme et à redécouvrir les aspects libertaires de son œuvre. Il faut dire que l’œuvre théorique de Karl Marx n’est pas uniforme, et avant de se tourner vers une théorie socialiste autoritaire, nombre de ses réflexions avaient un trait libertaire. Cette “ relecture ” des œuvres marxistes trouvera en Daniel Guérin l’allié idéal de cette alliance entre marxisme et anarchisme.
D’un autre côté, la floraison de “ nouveaux ” courants révolutionnaires, principalement Socialisme ou Barbarie et l’Internationale Situationniste, ouvre de nouvelles perspectives théoriques et vont exercer selon les circonstances de nouvelles bases idéologiques pour les anarchistes. C’est pourquoi une présentation de ces deux mouvements dans leurs aspects libertaires et révolutionnaires s’impose.
Ils sont un petit nombre, au sein de la Section française de la IVème Internationale (trotskiste), à se regrouper en 1946 sur la base d’une critique du trotskisme orthodoxe. Parmi ceux-ci, notamment, deux jeunes militants, Cornélius Castoriadis et Claude Lefort. A l’automne 1948, sortis de l’organisation, ils continuent à se réunir régulièrement et conçoivent le projet d’une revue, dont le premier numéro paraît en mars 1949. Socialisme ou Barbarie, “ organe de critique et d’orientation révolutionnaire ”, ne se veut pas une publication de confrontations d’opinions entre penseurs, économistes ou philosophes, mais au contraire un instrument destiné à fournir des outils de travail à “ l’avant-garde des ouvriers manuels et intellectuels ”. Se considérant comme les seuls à poursuivre l’analyse marxiste de la société moderne et à continuer de poser sur une base scientifique le problème du développement historique du mouvement ouvrier, les têtes pensantes de Socialisme ou Barbarie vont nourrir les quelques 100 à 200 pages bimestrielles puis trimestrielles de la revue de réflexion théorique sur la nature de la bureaucratie , du stalinisme et du parti révolutionnaire ainsi que sur l’évolution du capitalisme, et pratique sur les principaux événements politiques qui jalonnent le cours des années. Après avoir prévu une troisième guerre mondiale qui n’aura pas lieu puis, à partir de 1953, une radicalisation du mouvement social qui avortera en France, s’il se développera dans les pays de l’Est, Socialisme ou Barbarie disparaît après la publication de son quarantième numéro en juin 1965 sans explication. Une lettre parviendra aux abonnés deux ans plus tard : les conditions sociales ont changé, les conflits politiques sont étouffés depuis l’arrivée au pouvoir de de Gaulle, ce qui rend illusoire tout espoir de construire enfin le parti révolutionnaire et de voir les masses prendre en charge la gestion de la société. Le groupe et la revue n’ont donc, pour l’heure, plus d’objet et “ rien ne permet d’escompter une modification rapide de la situation ”. Un an plus tard, c’était pourtant Mai 1968.
Les deux têtes pensantes de la revue sont C. Castoriadis et C. Lefort. Leur collaboration dure jusque 1958, date à laquelle une divergence les oppose sur la mise en cause des formes d’organisation en vigueur tant dans les partis de gauche que dans les groupes contestataires. Claude Lefort rompt avec le groupe en 1958 contestant sa volonté de reconstruire un parti révolutionnaire. Il crée en 1958 Informations et liaisons ouvrières, devenu en 1960 Informations et correspondances ouvrières. L’influence de Socialisme ou Barbarie se ressent tout d’abord dans l’expérience FCL, parce qu’elle a constitué “ une mine de réflexion et d’analyses parmi les plus riches qui aient existé, restera, hélas, ignorée du plus grand nombre de militants de la FA ” . Fontenis déplore ce manque d’ouverture des anarchistes face à cette revue : “ En ce qui concerne le groupe le plus ouvert, le plus riche d’analyses nouvelles, le groupe Socialisme ou barbarie je suis presque le seul à m’y intéresser, si j’excepte le groupe Kronstadt –justice doit lui être rendue sur ce point- qui organisera des discussions avec S. ou B. ” Il semble que cette ouverture se soit faite dans les années soixante à travers des conférences de la revue avec Noir et Rouge, l’UGAC et d’autres formations diverses.
Dans quelle mesure peut-on voir une influence de Socialisme ou barbarie ? Il apparaît que la revue, tout comme Informations correspondances ouvrières, ait amener les anarchistes à redécouvrir des thèmes sur l’autogestion, et surtout, à travers sa critique radicale de la bureaucratie et du pouvoir, à appréhender d’une nouvelle manière les penseurs conseillistes du début du siècle (Landauer, Pannekoek) et les expériences allemandes de l’après première guerre mondiale.
Parti d’une révolte esthétique contre la création artistique contemporaine, l’Internationale situationniste en vient à élargir dans les années soixante ses perspectives à une critique de la vie quotidienne dans sa totalité. Pour l’IS, la société moderne a réduit la vie à une quête effrénée de la consommation pour la consommation. Guy Debord en est le personnage le plus illustre. Il fonde l’IS en 1957, dont la revue homonyme, qu’il dirige, rassemble dans ses premiers diagnostics des incisives descriptions du désastre occidental ainsi que des dérives idéologiques et bureaucratiques du bloc communiste. A l’esprit d’une production universitaire jugée désormais volontiers étriquée ou contradictoire, il a opposé la continuité d’une démarche hégélienne totalisante, soucieuse du slogan, au risque de la simplification : il est celui qui nie. L’influence situationniste se situe pour les anarchistes dans cette contestation globalisante de la société. Elle permet une approche nouvelle face à la société de consommation. Le stade ultime du capitalisme
semble être atteint dans les années soixante, lorsque la rationalité de l’échange marchand s’étend jusqu’à réguler les rapports humains. Dès lors, toute vie, banalisée à l’extrême, n’est plus qu’une survie oublieuse du qualitatif : “ Le Welfare State nous impose aujourd’hui, sous la forme de techniques de confort, les éléments d’une survie au maintien de laquelle le plus grand nombre des hommes n’a cessé et ne cesse de consacrer toute son énergie, s’interdisant du même coup de vivre. ” L’IS préconise aussi une critique des avant-gardes révolutionnaires. En mars 1967, elle publie ses vues : “ Une des conditions pour que la nouvelle théorie et la nouvelle pratique révolutionnaire aillent de l’avant est alors une critique radicale de l’avant-garde ”. Ainsi, le rejet des avant-gardes est essentiel pour une véritable stratégie révolutionnaire. La déliquescence bureaucratique des avant-gardes en apporte la preuve : “ L’avant-garde politique (Lénine et les Bolcheviks) et l’avant-garde artistique (Breton et les Surréalistes) ont fini, lamentablement, par se
rejoindre dans la colossale faillite stalinienne. ” L’influence situationniste est plus perceptible chez les jeunes qui se laissent séduire par les provocations et diatribes de la revue.
Daniel Guérin va représenter à travers ses ouvrages Jeunesse du socialisme libertaire (1959) et Pour un marxisme libertaire (1969) cette volonté d’alliance entre les deux théories marxistes et libertaires. Cette entreprise est symptomatique de l’évolution de l’époque et de l’évolution d’une partie de l’ultragauche marxiste qui se met à repenser les théories du maître. Guérin redécouvre avec enthousiasme les conceptions humanistes et morales de l’œuvre de Marx avant 1848 et relève nombre de citations de Marx qui en font un théoricien libertaire : “ Marx a posé le principe
“ qu’abolition de la propriété privée et communisme ne sont nullement identiques ”, que l’étatisation de la propriété n’est que la “ généralisation ” de la propriété privée, production d’aliénation, que, par conséquent, un communisme qui se contenterait d’un tel état de choses, qui maintiendrait le salariat ne mettrait pas fin à l’aliénation de l’homme ! ” A travers son premier ouvrage, Guérin tente la première esquisse de construction d’une théorie marxiste libertaire, qu’il théorise complètement en 1969 : “ En prenant un bain d’anarchisme, le marxisme d’aujourd’hui peut sortir nettoyé des ses pustules et régénéré.”
Pour lui, les deux théories sont indissociables et ce sont seulement les aléas de l’histoire qui les ont séparés : “ L’anarchisme est inséparable du marxisme. Les opposer, c’est poser un faux problème. Leur querelle est une querelle de famille. Je vois en eux des frères jumeaux entraînés dans une dispute aberrante qui en fait des frères ennemis. ” Si les moyens sont différents, les objectifs sont les mêmes, d’où une réconciliation inévitable : “ Ils ne sont en désaccord que sur quelques moyens d’y parvenir. Pas même sur tout. Il y a des zones de pensées libertaires dans l’œuvre de Marx comme celles de Lénine et Bakounine, traducteur, en russe, du capital, doivent beaucoup à Marx. ” L’union s’en trouve possible, qui allie à la rigueur de l’analyse marxiste, non dogmatique et fataliste, le refus catégorique de l’autorité : “ Avant d’entrer en action, le marxiste libertaire apprécie la nature exacte des conditions objectives, il essaie de juger d’un coup d’œil juste les rapports de forces propres à chaque circonstance. Ici la méthode élaborée par Marx et qui n’a point vieilli, le matérialisme historique et dialectique, demeure pour lui la plus sûre des boussoles, une mine inépuisable de modèles et de repères. ” Dans l’immédiat, c’est une pensée qui se rapproche du courant social révolutionnaire. Les militants anarchistes n’y voient qu’un matérialisme historique accompagné d’une série de déterminations négatrices de liberté. On ne peut s’étonner des rapports amicaux qu’ont entretenus Daniel Guérin et Georges Fontenis et leur similitude dans les arguments et les sources, celles du mouvement international ouvrier antiautoritaire.
La critique qu’en fait Maurice Joyeux est sans appel ; il y voit la théorisation après la pratique : “ Il nous permet de mieux comprendre les événements douloureux qui secouèrent notre mouvement voici une dizaine d’années. ” Pour lui, cette alliance contre nature est vouée à l’échec : “ çà et là, il corrige ce qui peut paraître excessif dans la pensée du maître. Si un texte le gêne, il se hâte d’y faire une adjonction de sérum libertaire et à la fin de chacun de ces chapitres, il nous livre sa société libertaire en pâté suivant la fameuse proportion du cheval et de l’alouette. ” L’économisme marxiste est catégoriquement dénoncé et le fossé entre les deux théories affirmé : “ La théorie marxiste abstraite de l’évolution matérialiste de l’histoire nous paraît odieuse, étrangère à la vie même et démentie par les faits. ”
S’il est indéniable qu’une théorie “ anarcho-marxiste ” prend place dans les théories révolutionnaires de l’époque, elle n’a pas une résonance importante ; les anarchistes tentant une synthèse ne prennent que des éléments de détail de la théorie communiste. Néanmoins, l’influence de l’IS et de Socialisme ou Barbarie apportent indéniablement un souffle nouveau à la théorie libertaire.
B) Les groupes “ en marge ”
Noir et Rouge
Les Groupes anarchistes d’action révolutionnaire disparaissent en 1961 en tant qu’organisation nationale et ne demeurent plus que comme groupe et revue Noir et Rouge. Expliquant leur refus d’adhérer à la Fédération anarchiste par souci d’indépendance au nom de l’efficacité, ils avouent aussi leur crainte de cette organisation synthésiste qu’est la FA : “ Le souci de l’efficacité, les poussées extérieures vers une union agissent aussi sur nous. Mais nous les envisageons sur le plan d’une coordination plus étroite. Car nous sommes las des unions sans fondements, des déclarations “ le travail théorique est fini, maintenant c’est le temps de l’action ” (comme si on pouvait séparer l’action, la pensée et l’éthique). ” Le groupe a alors publié à ce moment 19 numéros et va poursuivre ses réflexions par études publiées mais aussi par des brochures ronéotées ou imprimées. Après avoir réaffirmé leur souci de réactualisation de la pensée anarchiste, Noir et Rouge ne laisse pas pour autant tomber ses relations extérieures au mouvement, qui doivent contribuer à cette tâche : “ Noir et Rouge en tant que cahiers d’études anarchistes-communistes, possède une certaine audience auprès de milieux assez divers, mais sympathisants à nos idées. Nous espérons augmenter ces liens, pour nous enrichir nous-mêmes, et pour permettre en même temps de briser cet espèce d’isolement de silence autour de tout ce qui concerne l’anarchisme. ”
Les thèmes envisagés et l’évolution de la revue jusque 1967, où de nouveaux événements vont changer la face de Noir et Rouge, vont déterminer l’axe d’étude. Cette étude portera dans un premier temps jusqu’au numéro 37, avant le ralliement d’anciens militants FA à Noir et Rouge, qui deviendra par extension le “ Groupe non groupe ”. En 1964, à l’heure où la tendance UGAC quitte la Fédération anarchiste, Noir et Rouge recadre son travail qui “ se situe sur le plan de la recherche, des études, de la documentation sur l’Anarchisme. ” Par conséquent, la revue “ n’a aucune ambition de représentativité ni de regroupement organisationnel ; aucune animosité ni rivalité vis à vis des autres groupements ou publications anarchistes ou anarchisantes. ” Pourtant, Noir et Rouge doit continuer son œuvre d’éclaircissement théorique et de prise de conscience “ au moment où les principes essentiels de l’anarchisme sont constamment et quotidiennement redécouverts ou recherchés, la présence libertaire, en tant que pensée, connaissance, esprit, exemple, organisation, est bien loin d’être satisfaisante. ” Ce décalage apparent devient alors une raison essentielle de la clarification et de l’actualisation des théories libertaires. Pour les entreprendre, Noir et Rouge ne voit pas dans la FA le regroupement efficace capable d’impulser cet effort de réflexion : “ Ainsi s’explique ce paradoxe apparent : nous qui sommes convaincus de la nécessité d’une organisation, d’une coordination, d’une planification des efforts, nous ne faisons partie d’aucune organisation officielle. Il faut dire aussi que l’organisation anarchiste telle qu’elle est pratiquée actuellement dans certains milieux anarchistes ne nous satisfait pas entièrement. ”
Se proclamant du courant anarchiste communiste, la revue se réclame des Bakounine, Malatesta, Kropotkine, Faure et Jean Grave, tout en insistant sur les principes anarchistes communistes qui représentent l’aspect constructif de la théorie : “ Ils nous semblent mieux résumer, même aujourd’hui, un certain aspect de l’Anarchisme qui est pour nous toujours valable : un anarchisme qui se définit non seulement comme une conception humaniste, individualiste, philosophique et éthique, mais aussi organisationnelle, sociale, économique, collectiviste et prolétarienne. ”
Se rapprochant des conceptions de Maurice Fayolle sur la nécessaire différenciation entre l’attitude et la morale anarchiste et leur nécessaire union à travers un courant révolutionnaire, Noir et Rouge réaffirme la primauté de la lutte des classes “ même si la division des classes est moins nette, le phénomène essentiel d’opposition entre dirigeants-exploiteurs et dirigés-exploités est toujours valable, car les moyens de production et d’échange sont toujours aux mains des capitalistes d’État. ” La revue en profite pour remettre en cause la traditionnelle classification des courants anarchistes ( anarchiste-communiste, syndicaliste, individualiste) et en établit une nouvelle, divisée en deux entre les conformistes et les non-conformistes, c’est à dire entre “ ceux qui (soit par découragement, soit par esprit bureaucratique, soit par l’âge) considèrent les insuffisances et les faiblesses actuelles de l’Anarchisme comme d’origine purement tactique, et pensent qu’il suffirait d’appuyer sur l’action et le dynamisme pour que le mouvement reprenne sa vigueur ” et ceux “ qui cherchent une analyse plus profonde dans l’insuffisance théorique, c’est à dire que les principes énoncés il y a plusieurs décades doivent être adaptés à notre époque. ” Se classant dans la deuxième catégorie, la revue précise que cette attitude ne consiste pas dans un révisionnisme mais plutôt dans une actualisation : “ Il ne s’agit pas d’une “ révision déchirante ”, car les principes restent pour l’essentiel, valables, mais uniquement de leur adaptation à notre temps. ”
C’est dans cette optique que doivent se dessiner les travaux de Noir et Rouge, dans un but de clarification mais aussi de redécouverte : “ Il est évidemment encourageant de voir la redécouverte de la spontanéité des masses, le refus d’une obéissance aveugle, l’approche de la base, une recherche d’autogestion, la dénonciation de la politisation et de l’étatisation des syndicats, des dangers du dirigisme et de la bureaucratisation, la découverte d’une nouvelle classe en Russie et du phénomène d’exploitation. ” Noir et Rouge va tout au long de cette période étudier nombre de thèmes qui vont lui donner une place particulière dans le paysage anarchiste français des années soixante. Si les problématiques se construisent autour de questions idéologiques et tactiques, la revue n’oublie pas de se positionner par rapport aux autres courants anarchistes et notamment face à l’individualisme, car “ toute tentative de réorganisation du mouvement libertaire implique au préalable une clarification doctrinale, car seule une base théorique nettement définie peut permettre d’orienter et de coordonner une action collective de longue durée. ”
C’est donc pour éviter toute confusion que la revue aborde l’étude de ce courant : “ Nous essayons, dans Noir et Rouge, de présenter nos positions, surtout sur les problèmes qui nous semblent porteurs d’une certaine confusion. Ce souci de présenter une image cohérente de l’anarchisme-communiste d’aujourd’hui ne va pas, c’est évident, sans discussion, sans heurts, d’une part vis à vis des autres conceptions sociales et révolutionnaires, et d’autre part vis à vis de certaines conceptions libertaires avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord. ”
L’individualisme anarchiste est reconnu comme l’attitude la plus courante du mouvement mais le groupe dénonce cette floraison : “ On peut citer pas mal de faits : pourquoi nos congrès nationaux et internationaux sont-ils le plus souvent sans lendemain, ou, s’il y a quelque chose qui fonctionne, est-ce grâce à quelques individus dévoués ? Pourquoi nous ne sommes pas en mesure de faire une édition collective, même internationale, tandis qu’il existe de nombreuses éditions individualistes ? Pourquoi les mouvements anarchistes sont-ils périodiquement déchirés par des conflits qui, au fond, ne sont que des conflits individuels ? ”
Si la tendance en elle-même n’est pas remise en cause, c’est plutôt l’esprit qui en découle qui est considéré comme néfaste et responsable en partie d’une confusion chez les militants et de la sclérose actuelle du mouvement : “ Je pense que l’attitude individualiste (même en dehors de la doctrine anarchiste) a pénétré dans la conception libertaire, en a chassé l’attitude collectiviste qui était celle de ses premiers militants (Proudhon, Bakounine, de la première Internationale aux syndicats révolutionnaires), et a dominé cette conception. Il est temps qu’on essaie de circonscrire cette attitude individualiste, de la préciser si l’on veut que le mouvement se redresse, qu’il prenne son caractère social, dynamique, révolutionnaire. ”
Les critiques de Noir et Rouge ne s’arrêtent pas sur la théorie individualiste. L’appartenance de certains militants FA à la Franc-maçonnerie va lui permettre de lancer un débat autour de l’organisation “ secrète ”. La position du groupe va être critique envers les Francs-maçons, qui ont pour la revue cesser de jouer un rôle révolutionnaire : “ Nous considérons comme incompatible l’appartenance et l’activité anarchiste et franc-maçonne. La Franc-maçonnerie a été, du moins au début, l’organisation spécifique de la Révolution de 1789, en tant qu’avant-garde de la bourgeoisie ” mais “ nous avons des doutes sur le caractère progressiste actuel de la Franc-maçonnerie, précisément parce qu’elle n’a pas pu, par le fait de sa propre essence, s’adapter aux réalités nouvelles telles que la classe ouvrière, le socialisme, l’anticapitalisme…Ou plutôt, elle s’adapte très bien. ” Ainsi, l’appartenance de grandes figures libertaires comme Bakounine ou Malatesta à la Franc-maçonnerie sont considérées soit comme la conséquence et le résultat d’objectifs précis de l’époque, soit comme une erreur. A une période où les contestations de Noir et Rouge se font de plus en plus exclusive, l’existence d’une organisation secrète au service de la bourgeoisie leur apparaît bien plus dangereuse qu’utile. Par cette prise de position, le groupe relance un débat qui trouve un écho au sein de la Fédération anarchiste, qui collabore de temps à autre avec certaines loges maçonniques et qui comptent des militants appartenant à la Franc-maçonnerie.
En parallèle à ces critiques d’ordre idéologique et d’attitude, Noir et Rouge va développer l’étude de thèmes importants, dont les origines ne se trouvent pas exclusivement dans les théories anarchistes de base, et qui vont dans un sens caractériser la revue et sa pensée. Nous parlons ici des problèmes de l’autogestion et des conseils. Le groupe, au cours de l’année 1966, s’attache à l’étude de l’autogestion en Algérie et en Yougoslavie pour tenter de tirer ses propres conclusions sur leurs applications actuelles et sur le sens à donner à celle-ci dans l’avenir. Pour Noir et Rouge, l’expérience yougoslave, plus que celle en Algérie qui en est à ses balbutiements, relève d’une grande importance historique malgré une mise en pratique pas toujours convaincante : “ elle témoigne d’une part de l’échec de la gestion purement administrative, bureaucratique, étatique et dictatoriale, et de la recherche d’une autre solution dans laquelle les masses productrices seront engagées d’une manière plus libre, plus responsable et plus directe. Même si cette solution n’est pas encore trouvée, même si elle st imparfaite, elle ouvre des perspectives qui dépasseront sûrement l’expérience de départ elle-même. ”
Sur la notion même d’autogestion et celle de conseil qui s’y rattache, le but de la revue est de démontrer leur unique possibilité d’application dans l’anarchisme ou du moins dans une théorie niant les formes d’autorités : “ Nous voulons, à la base des faits évoqués, affirmer sue les ouvriers ne peuvent pas contrôler la gestion de l’économie sans disposer des droits essentiels de la liberté de parole, de réunion, de l’organisation : QUE L’IDEE MÊME DES CONSEILS OUVRIERS est INCOMPATIBLE avec l’existence de l’appareil de l’état, que (…) ce ne fut jamais l’État qui “ dépérit ” mais, au contraire, c’est lui qui absorba les conseils. ”
Dans cette perspective autogestionnaire et conseilliste, l’anarchisme apparaît clairement comme une solution évitant toute bureaucratisation. Sans aucun doute peut-on voir ici l’influence d’un Pannekoek dans les orientations conseillistes qui guident les réflexions de la revue. D’ailleurs, cette dernière le cite en guise de conclusion de l’étude : “ Mais vous ne devez pas oublier qu’en employant le terme “ Conseil ouvrier ” nous ne proposons pas de solution, mais nous proposons des problèmes… Et cela veut dire qu’en tant que petit groupe de discussion nous ne pouvons pas résoudre ces problèmes. Et même si tous les hommes politiques et chefs d’organisation se réunissaient et voulaient sauver le monde, ils ne réussiraient pas eux non plus à résoudre ces problèmes. Seules pourraient le faire des forces des masses, des classes, à travers leur lutte pratique, c’est à dire une époque, une période historique de lutte des classes… Ce qui importe donc, et ce que nous voulons faire, ce n’est pas d’imaginer à leur place comment ils doivent agir, mais de leur faire connaître l’esprit, les principes, la pensée fondamentale du système des conseils qui se résume en ceci : les producteurs doivent être eux-mêmes les maîtres des moyens de production. Si leur esprit s’en pénètre, ils sauront eux-mêmes nécessairement ce qu’il faudra faire.. ” On trouve dans ce court texte plusieurs thèmes qui peuvent caractériser la revue : la lutte des classes, le conseillisme, l’autogestion et la spontanéité créatrice.
L’effort de réactualisation, voire même d’innovation théorique de l’anarchisme, entrepris par le groupe Noir et Rouge est indéniablement important et significatif d’un certain état d’esprit. Pour autant, les relations avec les autres organisations anarchistes et en particulier la Fédération vont se cristalliser à partir de décembre 1966 et ce jusque juillet 1967 où elles atteindront leur paroxysme. Les trois derniers éditoriaux de la revue nous permettent de comprendre l’état d’esprit régnant et le sens à donner aux critiques.
Noir et Rouge, au milieu des années soixante, entreprend comme il l’avait annoncé un rapprochement avec d’autres mouvements révolutionnaires, mais non désignés comme libertaires. En l’occurrence ce rapprochement se fait autour d’Informations Correspondances Ouvrières, ensemble de militants venant d’horizons divers mais unis dans une commune dénonciation des organisation traditionnelles de la classe ouvrière, à savoir partis et syndicats, et surtout dans une commune volonté d’information et de liaison, afin de déterminer les formes de luttes propres aux travailleurs. Il est clair que ce rapprochement ne peut passer facilement au sein de la FA, qui adopte alors une position critique face à celui-ci. Loin d’y voir une quelconque déviation, le groupe embraye le pas et en profite pour critiquer l’état d’esprit encore trop répandu par certains militants, dénoncés comme une minorité de purs : “ Je dois dire, toujours en passant, que le contact avec d’autres camarades ne se réclamant pas forcément de l’anarchisme, mais qui parfois agissent de façon aussi libertaire que nous quand ce n’est plus, n’a rien de dangereux pour notre “ pureté ” idéologique, au contraire. ”
Cette controverse au sein du mouvement permet au groupe anarchiste communiste de se faire à son tour l’accusateur de l’ambiance générale des militants, qui sclérose le mouvement et lui empêche toute avancée constructive : “ nous ne pouvons nous empêcher d’être inquiets envers cette sorte de sclérose intellectuelle qui saisit tant d’anarchistes dès qu’il s’agit d’étudier, pour en tirer profit et c’est normal, nos erreurs et déviations du passé. Pour encore trop de camarades, et pas forcément les “ anciens ” qui l’ont faite, la Révolution espagnole se pare d’un halo sacré qui interdit toute critique. ”
En outre, la revue en profite pour émettre ses doutes sur les récents cours de formation anarchiste de la FA, jugé comme déviationniste et trop idéologiques : “ Je me souviens avoir autrefois subi des cours de formation militante où de soi-disant professeurs, choisis par eux-mêmes d’ailleurs, nous injectaient le Communisme libertaire en 12 séances : après cela, on pouvait recevoir sa carte de membre du parti, pardon de la Fédération communiste libertaire. Pourquoi ce qui était critiquable et –justement- critiqué en 1953 ne le serait-il plus en 1966 ? Et le côté dogmatique de tels cours ne nous fait-il pas penser, nous y revenons, à la religion ? ” Les anarchistes doivent ainsi se débarrasser de cet “ esprit de secte ” et des démons du passé, et en tirer les conclusions qui s’imposent notamment sur la question espagnole.
C’est le même cas de figure pour le courant syndicaliste, mythe aux pieds d’argiles car “ entre le sacro-saint anarcho-syndicalisme et sa centrale qui-résoudront-tout et l’illusion consistant à se laisser doucement embrigader dans les appareils réformistes en place (…), entre ces deux choix, nous prétendons que les anarchistes peuvent et doivent trouver une autre voie, et tant mieux s’ils ne s’y retrouvent pas seuls. ” Pour Noir et Rouge, il est donc clair que la Fédération représente une organisation coupée du réel, sans perspectives révolutionnaires concrètes. Elle continue sa démonstration en s’en prenant “ à ce qui est le plus immédiatement accessible : le ghetto dans lequel se trouve le demi-monde révolutionnaire ; les minorités révolutionnaires sont coupées des gens “ ordinaires ”. Elles n’arrivent pas à les joindre en déployant leur activité traditionnelle. Le fait que le contenu d’une propagande soit anarchiste ne change rien à ça, c’est la méthode elle-même, et l’existence de “ minorités révolutionnaires ” qui sont en cause. ” Ainsi “ le problème n’est pas d’amener les masses sur les positons actuelles de cette minorité ou d’une autre ; ce serait de l’idéalisme, et ça n’a pas grand sens. Le problème est plutôt, pour ceux qui, dans notre minorité au moins, veulent cesser de vivre dans l’irréel, de se récupérer et de rentrer dans la réalité. ”
Les événements de l’année 1967 qui marquent la scission de la Fédération anarchiste après le congrès deBordeaux vont avoir une double conséquence sur le groupe : d’une part Noir et Rouge s’accroît de plusieurs dizaines de militants, essentiellement étudiants, en rupture avec l’évolution de la FA, et d’autre part, une rupture définitive entre les deux groupements et la condamnation par Noir et Rouge de la bureaucratisation de la FA.
En effet, cette évolution jugée néfaste par l’importance accrue donnée à l’Association sont l’objet d’une critique acide dès juin 1967. Ces événements découlent “ directement d’une tentative de prise en main de la Fédération anarchiste par certains éléments réunis au sein d’un organisme (AEDPR) tendant à s’ériger en bureaucratie à l’intérieur de cette même fédération. ” De cette dérive, la revue accuse l’état général du mouvement et de l’attitude de certains militants : “ S’agit-il d’une faiblesse de notre théorie ou de notre démission devant certains devoirs ? ” Le groupe met ainsi en parallèle l’OPB et l’aventure “ fontenisienne ” avec l’aventure que représente l’Association. L’existence même de cette association porte en elle-même sa déviation présente : “ tout organisme crée à l’intérieur d’un groupe ou d’une organisation pour protéger d’une déviation ne peut que se scléroser bureaucratiquement, devenir lui-même une déviation. ”
Cette déviation bureaucratique s’ajoute à l’état d’esprit de cette Fédération, qui consiste à voir partout le noyautage et le complot, en souvenir de la dérive de 1953 : “ Qu’ils cessent aussi de tout expliquer, magiquement, par ce croque-mitaine que l’on brandit périodiquement : Fontenis. Car enfin, si les responsabilités de celui-ci restent importantes et donnent même son nom à un système, (…), qui a fermé les yeux bien trop souvent, par crainte de se mouiller : les gens des années 1952 ou les “ sages ” qui présidèrent après-guerre au démarrage de la première FA ? ” Dans ses accusations, la revue n’oublie pas ses propres erreurs : “ Quoi qu’il en soit, nous aurions du et nous regrettons de ne pas avoir expliqué en détail le mécanisme du phénomène OPB ”, mais se refuse à toute responsabilité dans cette affaire. En outre, elle juge que le problème n’est pas résolu et que le maintien de l’Association risque de scléroser encore un peu plus la Fédération : “ la cause essentielle de la crise reste la création, le développement et le maintien, nonobstant les “ garanties ” obtenues au récent congrès de la FA, de l’organisme bureaucratique ayant pour nom l’Association. ce maintien porte en lui-même, inéluctablement les crises à venir. ”
Devant le complot situationniste que la FA semble voir arriver, et après celui face à l’UNEF, la revue n’a pas peur de la confrontation, qu’elle juge même nécessaire pour son développement théorique, et de la comparaison entre les organisations : “ après l’UNEF, ç’aurait été le tour de la FA. Mais c’est, en ce cas, reconnaître une parenté entre l’organisation UNEF et la FA, une même dégénérescence bureaucratique, puisque les situationnistes se proposaient précisément de faire exploser les contradictions intérieures de tels organismes. ” La critique de la FA atteint dans Noir et Rouge son paroxysme depuis sa création. La rupture entre les deux semble inéluctable, tant les aspirations des deux groupements apparaissent divergentes : d’un côté une Fédération qui reste accroché à ses principes synthésistes et antimarxistes, qui lui empêchent un certain rayonnement théorique notamment auprès des jeunes, et de l’autre une revue qui n’hésite pas à se réclamer de certains aspects de la théorie marxiste tout en se voulant un des précurseurs du renouveau des pensées anarchistes.
Dès le numéro suivant, Noir et Rouge devient un Cahiers d’études anarchistes. Le terme anarchiste-communiste est jugé dépassé. Par ce changement, N et R remet en cause l’existence des tendances et de leur utilité. C’est à partir de décembre 1967 et de ce numéro que le groupe change dans sa structure : “ Le groupe qui assurait jusqu’à présent la rédaction de “ Noir et Rouge ” s’est dissout en tant que tel. A sa place, une équipe plus large prend la relève, comprenant outre les anciens de “ Noir et Rouge ”, un groupe scissionniste de la FA et d’autres camarades de groupes disparus. ” Le changement annoncée doit se faire dans la continuité de l’état d’esprit de la revue : “ Cela ne signifie nullement que l’orientation générale de la revue soit modifiée, encore que nous pensons que le renouvellement et l’extension prise par l’équipe permettent de donner à “ Noir et Rouge ” un contenu plus actuel, une parution plus régulière et peut-être une forme plus incisive. ”
En effet, avec cet apport étudiant, le groupe se tourne vers une activité plus militante. Néanmoins, le nouvel apport se ressent aussi dans les nouveaux articles où des discussions sont établies sur la question vietnamienne ou sur la situation universitaire en France “ où l’étudiant est au maximum coupé de la réalité sociale, un ghetto qui l’isole superbement en lui offrant une vie pesante, étriquée, qui le force à en sortir le plus rapidement possible au prix d’une course aux diplômes, pour s’élever dans l’échelle sociale et gagner du fric pour être indépendant. ”
Quelles conclusions peut-on tirer de l’expérience Noir et Rouge à la veille de mai 1968 ? Si la revue s’est considérablement étoffée tant idéologiquement que quantitativement, elle n’a pas encore cette résonance nationale, en dehors du monde anarchiste, qui la consacrerait. Par suite de l’apport étudiant notamment, le groupe va tenter une nouvelle forme d’organisation, le groupe-non-groupe “ où discussion, rotation des tâches peuvent et doivent être envisagées, réglées collectivement, l’élargissement du nombre poussant à des solutions d’autant plus collectives et rotatives ” et qui trouvera en quelque sorte son application pratique l’année suivante dans le “ Mouvement du 22 mars ”. Néanmoins, Noir et Rouge a relancé nombre de débats et d’enjeux qui n’avaient plus ou pas cours dans les mouvements anarchistes de l’époque, et a caractérisé dans les années soixante cette volonté d’ouverture de l’anarchisme, notamment à travers des débats avec d’autres groupes comme Informations et Correspondances Ouvrières.
Noir et Rouge a été souvent taxé d’alliage entre marxisme et anarchisme. La réponse doit être nuancée car s’il est indéniable que certains apports marxistes ou de l’école marxiste comme le conseillisme ou la lutte des classes ont trouvés échos dans les réflexions de la revue, l’esprit affiché reste libertaire autant dans les dénonciations des formes d’autorités (communisme d’état, technocratie..) que dans les formes idéologiques. Peut-on établir des convergences entre le “ groupe-revue ” et Daniel Guérin ? La critique qu’ils manifestent sur le premier ouvrage de Guérin ne laisse pas planer de doutes : “ La synthèse que Guérin préconise et tâche en partie de justifier entre marxisme et anarchisme nous semble vouée à l’échec. Ce mariage est artificiel, bien qu’on puisse accepter une certaine parenté en ce qui concerne les buts, parce que la base, les moyens, la tactique sont complètement différents. ” Même si on ne peut lui attribuer l’entière paternité, il se forme avec cette revue, dans la deuxième moitié des années soixante, un anarchisme spontanéiste inexistant jusqu’alors, qui met l’accent sur les notions d’autogestion et de conseils.
Le CLJA, le groupe de Nanterre et Recherches libertaires
La deuxième catégorie des “ groupes en marge ” se détermine dans la constitution d’un réseau étudiant. Les premiers regroupements sont très informels. A l’origine, on trouve la Fédération ibérique des jeunes libertaires (FIJL), en rupture avec la FA. Elle organise des “ campings internationaux ” avec ses sympathisants français au début des années soixante. Ces “ campings ” sont essentiellement des lieux de discussion et ne permettent pas d’autre type d’action. Les thèmes de travail visent à systématiser la pensée anarchiste et à l’étude des différentes situations (gaullisme, franquisme). Il ressort de l’ensemble des comptes rendus de discussion un intérêt sur les problèmes qui seront à l’origine de Mai 68. Que ce soit le rôle de l’éducation, la sexualité, le racisme, la bureaucratie, des éléments critiques, tant de la société capitaliste, que des positions traditionnelles, se font jour. Il en est de même en ce qui concerne les communautés.
Si les “ campings ” ne pouvaient représenter plus que des possibilités de confrontations et de discussions, certains en vinrent à l’idée d’une structure permanente. En juillet 1964, deux communiqués visant à regrouper les jeunes militants anarchistes paraissent dans le numéro trois d’Action libertaire :
“1° Chers camarades, nous nous proposons d’entreprendre , dans l’immédiat un resserrement de notre solidarité en milieu étudiant et la coordination la plus effective possible des efforts de nos camarades étudiants ou enseignants dispersés à Paris, en province, dans l’enseignement supérieur, secondaire, technique ou primaire.
2° Ce comité, qui ne vise nullement à se substituer aux organisations de jeunes déjà existantes, se propose de raffermir les contacts entre tous les jeunes anarchistes, en maintenant une liaison permanente et des échanges effectifs. A travers ce comité peuvent également être envisagées des actions concertées sur les problèmes qui nous intéressent tous. ”
Le premier communiqué constitue la création de la LEA, Liaison des étudiants anarchistes, alors que le second est la création du CLJA, Comité de liaison des jeunes anarchistes. Ces deux groupes forment ensemble le premier pôle du mouvement estudiantin de l’époque. Jean-Pierre Duteuil qui a participé à la première réunion livre un témoignage qui en fait un des textes les plus représentatifs des aspirations de la mouvance étudiante anarchiste : “ A l’initiative de cette annonce, des étudiants Noir et Rouge, Richard L. et JP P. de l’UGAC, Michel M ; et de la FA comme Thomas I. Bien qu’appartenant à différentes “ boutiques ” de la mouvance libertaire ; ils ont en commun une certaine conception de l’anarchisme éloignée de “ l’individualisme humaniste et non-violent ” qui domine ce mouvement, en particulier la FA, depuis bien des années. Ils sont perméables à certaines analyses marxistes, en particulier la reconnaissance de la lutte des classes comme moteur de l’histoire ; étudiants ils ont eu l’occasion de se frotter au monde syndical et politique de l’université, d’agir et de discuter ensemble. Ils sont, avec quelques autres jeunes, ou moins jeunes (non étudiants- les précurseurs d’une transformation progressive et lente du mouvement anarchiste, revenant à es conceptions plus sociales et plus mouvementistes, plus militantes aussi : ils ne refusent ni la violence ni la confrontation avec les marxistes sur le terrain. ”
Ces réflexions montrent les motivations des étudiants à ne pas faire partie ou à agir en dehors de la Fédération anarchiste. En 1964, le CLJA expliquait sa création pour “ permettre aux jeunes d’échapper à ce climat déprimant qui règne à Paris au sein de la FA. Nous ne voulons pas assumer l’héritage des querelles de personnalités ou autres qui ne nous concernent pas. ” Plus loin, devant les doutes émis par certains militants, les jeunes anarchistes ne changent pas de registre : “ Nous avons pensé qu’il était indispensable que tous ces jeunes se connaissent et travaillent ensemble pour qu’ils n’épousent pas systématiquement les divisions qui ont été crées par leurs aînés d’une part, et pour faire un travail spécifique dans le milieu jeune d’autre part. ” Cette volonté d’activité se matérialise par deux rencontres européennes des jeunesses anarchistes, à Paris et à Milan, en 1966, avec un ordre du jour symbolique : les jeunes et la dépolitisation, les mouvements insurrectionnels dans le Tiers-Monde, la lutte antifranquiste, l’électoralisme, le syndicalisme, l’organisation et le Viêt-nam. Aucune structure ni aucune position officielle ne furent adoptées à l’issue de cette rencontre. Néanmoins, celle-ci est révélatrice des tendances sous-jacentes d’une partie du mouvement libertaire. Plusieurs interventions de Daniel Cohn-Bendit ou de JP Duteuil semblent marquer les esprits. Le premier voit, au sujet de la dépolitisation des jeunes, dans le phénomène “ yé-yé ” uniquement un paravent mis en place par la “ société du spectacle ”. A travers l’apparente dépolitisation du mouvement sont posés tous les “vrais ” problèmes, en particulier l’inutilité et la trahison des organisations réformistes (partis et syndicats). Les jeunes anarchistes dénoncent la division “ travail manuel - travail intellectuel ”. La jonction des deux est jugée comme une des conditions du développement d’un socialisme libertaire.
La position de ces étudiants s’affiche dans une volonté de recoller les morceaux du mouvement révolutionnaire après la dérive stalinienne : “ Le stalinisme a marqué tout le mouvement révolutionnaire ; c’est par une critique systématique du stalinisme que passe la reconstruction de tout le mouvement révolutionnaire. ” Leur attitude témoigne d’une réelle ouverture ; ainsi, les Provos d’Hollande sont considérés comme une force révolutionnaire à part entière et la provocation reconnue comme forme de lutte qui consiste à “ obliger les autorités à se montrer sous leur véritable aspect, c’est à dire oppresseur. ” Force est de constater combien ce courant a pu “ sentir ” l’explosion de Mai. Les thèmes abordés sont dans une large mesure ceux qui ressortiront dans les voix des révoltés de 1968. On peut aussi comprendre pourquoi des militants comme Cohn-Bendit ou Duteuil ont pu aussi bien représenter les courants des masses étudiantes.
Les méthodes d’action de la LEA à partir de 1966 sont caractéristiques de l’époque, c’est-à-dire spectaculaires et touchant à tous les sujets. Ainsi trouve-t-on dès 1967, sur la sexualité, des thèmes qui ne seront pas démenti un an plus tard : “ Des camarades pensent qu’il faut partir d’une critique de la répression (sexuelle) quotidienne, afin de déboucher sur une contestation globale de la société. Si notre action est bien engagée, elle pourrait aboutir à la création de “ Sexpol ” qui serait aussi une remise en cause de la société. ” De même, des thèmes et des propositions significatifs apparaissent dans une brochure de la LEA, Sur l’Enseignement et le Syndicalisme : “ loin de vouloir répondre à des soucis d’humanisme et de culture, la classe dirigeante qui organise l’éducation nationale ne vise en fait qu’à renforcer les positions des monopoles sur le marché du travail. Ne nous y trompons pas, l’idéologie bourgeoise peut prendre les formes et les positions les plus variées tout en défendant les intérêts du capital ”, ainsi, ils affirment qu’il “ n’y a pas de partage possible de la gestion entre la classe ouvrière et la bourgeoisie, et que seules les couches laborieuses pourront réformer les structures sociales et rétablir l’enseignement dans son vrai rôle".
Le groupe de Nanterre, qui travaille en étroite relation avec la LEA, est le deuxième “ pivot ” du mouvement étudiant anarchiste. Crée par Jean-Pierre Duteuil comme groupe de la FA, le groupe de Nanterre ne tarde pas à rompre avec cette dernière après les événements de Bordeaux en 1967. Cette nouvelle autonomie lui permet de développer ses activités et son action sur la faculté. Le groupe participe en 1967 à une confrontation réunissant notamment Noir et Rouge et le CLJA autour de la question des minorités révolutionnaires. Gérard de Nanterre en donne une définition significative : “ Si l’on définit les minorités révolutionnaires comme des groupes d’individus plus ou moins organisés, qui ont conscience de l’aliénation inhérente au système de classe, et qui ont pour but la destruction de ce système ; si on tient compte du fait qu’elles ne sont pas représentatives des masses ouvrières, notamment parce qu’elle sont incapables de faire le boulot du prolétariat, c’est à dire détruire le système des classes ; enfin parce qu’elles ne sont pas le prolétariat même, c’est à dire que dans leur action comme dans leur présence, elles ne représentent qu’elles-mêmes, les minorités révolutionnaires ne peuvent ni ne doivent être l’avant-garde du prolétariat. ” Cette explication prend un sens symbolique et témoigne que ces groupes sont ceux qui ont le plus senti l’explosion de Mai. La jonction du groupe de Nanterre avec Cohn-Bendit, étudiant à Nanterre, au sein du CLJA puis de la LEA est à l’origine du Mouvement du 22 Mars.
On peut noter également l’apparition du groupe TOGEM (liaison lycéenne), et la création de la Jeunesse anarchiste-communiste (JAC) qui rassemble les groupes Varlin, Juillet, et Makhno de Lille, qui a pour organe Arcane, dont le premier numéro est daté de décembre 1967. Le groupe fait sienne la critique du mouvement anarchiste et propose des solutions “ nouvelles ” : “ Pour sortir du marais, il nous fallait accorder une prééminence aux bases scientifiques du marxisme, tout en conservant la conception libertaire de l’individu et de la Révolution. La recherche de cette synthèse, qui reste pour l’instant idéale, n’a été réalisée qu’en certaines occasions dans quelques textes de Marx, de nombreuses idées de Bakounine et dans certains écrits de Rosa Luxemburg, K .Korsch, D. Guérin… ” Néanmoins, ce serait prendre un raccourci de taille de voir dans la JRA l’arrivée massive des théories marxistes. En effet, la démarche de Marx est rejetée : “ L’histoire est une succession d’expériences, de succès et d’échecs, il n’y a pas de déterminisme historique, puisqu’il y a activité réelle des hommes. ” Ce groupe va être par la suite très influencé par le situationnisme et le conseillisme.
La fin de l’année 1966 voit l’apparition de la revue culturelle Recherches libertaires, édité par la Tribune d’action culturelle en rupture avec la FA. A la lecture de ces numéros, on peut y déceler une nouvelle approche de l’anarchisme et une nouvelle élaboration théorique. On peut “ ranger ” également RL dans la même optique de rupture avec la FA que les mouvements étudiants précités.
La revue se place dans un dépassement de la théorie anarchiste classique pour permettre aux militants de saisir la complexité de leur activité et aux masses une prise de conscience plus grande et détaillée de leur asservissement. C’est donc un cri d’alarme pour l’anarchisme et ses militants qui ne peuvent se permettre de négliger l’apport scientifique et des sciences humaines en particulier : “ Peu importe qu’elles sont encore loin d’avoir atteint leur maturité. La sociologie, la psychologie, l’ethnologie ont modifié l’idée que les hommes se font d’eux-mêmes et de leur liberté. Dans ce domaine aussi, de nouvelles techniques ont pris corps : elles pourraient soutenir notre liberté, elles sont utilisées surtout pour notre asservissement. Négliger l’apport des sciences de l’homme, c’est une grave erreur sur le plan de l’intelligence et de l’efficacité. ” Les auteurs classiques et fondateurs de l’anarchisme doivent être pris avec considération, mais sans oublier que leurs réflexions sont “ trop nettement tributaires d’un esprit dépassé ”. Ainsi, il s’agit “ de “ remettre à flot ” leur pensée dans les courants qui l’ont porté ou contre lesquels elle a lutté. ” En outre, l’évolution et les progrès techniques ont fécondé des situation nouvelles, qui doivent alors inciter les militants à une actualisation des théories : “ Cela veut dire, non seulement que l’anarchisme est à repenser en fonction des conditions nouvelles, mais que bien des problèmes restent à poser et à penser. C’est une absurdité de vouloir simplement adapter au présent des formules passées. ” La revue se trouve alors dans un état d’esprit qui est caractérisé par les réflexions de Noir et Rouge. C’est dans cet état d’esprit que la revue se refuse à accomplir un travail d’érudition ou d’analyse de texte. En effet, les aspects de la société contemporaine lui semblent bien plus importants pour préparer la lutte présente : “ Notre souci, c’est le devenir de l’anarchisme, et l’élaboration, la clarification théorique que nous cherchons, ont pour but une intervention plus efficace dans le devenir social, la capacité d’agir à bon escient et de comprendre à temps ce qui, dans la pensée et l’action, constitue une manifestation nouvelle de l’esprit libertaire. ”
On peut déceler dans les sujets abordés par RL des thèmes peu souvent évoqués dans les différentes publications libertaires traditionnelles, comme les rapports entre la révolution et la sexualité, entre l’anarchisme et la psychologie ou les relations entre Marx et l’anarchie. La révolution est une nécessité qui doit englober “ tous ceux que le système opprime ” . La revue y inclut les travailleurs et fait nouveau, les femmes “ que le système ravale au rang d’objet, machines produire des enfants en série ” et tous “ ceux dont les goûts sexuels ne correspondent pas à ce qu’exige la “ morale ” et les “ bonnes mœurs ”. ” Il se constitue avec cette revue une contestation généralisée et globale de la société dans ses fondements idéologiques, moraux, politiques et économiques.
Théoriquement et idéologiquement, la revue va se faire une place particulière par ses études englobant le marxisme, le socialisme de conseils et leurs perspectives libertaires. Dans les deux premiers numéros, deux longues études sur Karl Korsch semblent confirmer ces propos. S’ils admettent la critique de Korsch de la révolution russe par son caractère national, son centralisme et la méfiances des théoriciens soviétiques, ils y voient deux oublis : le rôle de l’économie dans l’évolution russe et la négligence des théories marxistes pour les aspects individuels de l’homme. se réclamant de W.Reich, dont le nom et l’audience semble renaître pendant les années soixante, ils citent : “ La révolution a fait faillite au niveau des superstructures idéologiques parce que le porteur de cette révolution, la structure psychique de l’être humain, est restée inchangée. ”
RL semble décidé à franchir le rubicond et affirme la nécessité pour les libertaires de prendre contact avec certaines théories issues du marxisme : “ Karl Korsh, auquel nous devons associer Lukacs (avant ses reniements), Otto Rühle, Gorter et Pannekoek, fait partie de cette école marxiste que nous ne pouvons ignorer et qui, partie d’une critique radicale du marxisme de Kautsky, Bernstein et Lénine, est arrivée, par une élimination du centralisme, de l’autoritarisme et un retour à la spontanéité ouvrière, à ce que nous appellerons le “ socialisme de conseils. ” Devant l’apparition d’une nouvelle classe technocrate, les anarchistes se trouvent désabusés. Ainsi, la revue constate que personne n’avait prévu les facultés d’adaptation du capitalisme, qui a réussi à faire perdre cette conscience de classe par une “ orientation de la production et une orientation de la consommation. ” Aussi, le rôle des révolutionnaires de maintenant s’en trouve considérablement changé : “ Notre rôle n’est donc plus seulement de lutter contre la classe dirigeante avec les moyens traditionnels car, ainsi, nous resterons toujours un petit groupe minoritaire, il nous faut également trouver le moyen de faire prendre conscience aux masses de leur situation réelle, car, seule, une organisation de masse peut faire la révolution. Avant, le problème était d’organiser les travailleurs pour faire la révolution. Aujourd’hui, il faut, de plus, qu’ils sachent contre qui lutter et pourquoi. ”
L’apport théorique et pratique des étudiants et des jeunes anarchistes, au même titre que le travail entrepris par Noir et Rouge, est un des éléments à classer dans les signes avant-coureur de mai. Si on ajoute à cette remarque l’influence certaine des situationnistes ou de Socialisme ou Barbarie, il semble bien, à la veille de 1968, que le mouvement anarchiste et l’esprit anarchiste se divisent en deux pôles qui s’accordent sur les principes libertaires et qui s’opposent sur les conceptions et modalités d’action et de tactique. De ces divisions, on peut remettre en question dans une certaine mesure la notion de tendance.