Les Provos
Si le mouvement Provo, d’origine hollandaise, se répandit dans un premier temps en Flandre, il toucha rapidement la partie francophone du pays et plus spécialement Bruxelles. On ne peut cependant pas dire qu’il ait réellement existé de groupes provos organisés, en Belgique ni dans aucun pays par ailleurs. En effet, les provos fonctionnaient sans organisation, sans structure. Pour organiser leurs actions et discuter de politique, ils avaient pour point de rendez-vous des cafés (au Pili Pili, au Music Bar la Maison bleue, au Welcome, au Saloon, au Bicule, chez Florio …) ou le domicile d’un des leurs. L’information s’effectuait presque exclusivement par le bouche-à-oreille.
Ils organisaient de nombreuses activités, qui étaient appelées happenings. Le happening est une « manifestation spontanée de créativité collective qui revêt un caractère provoquant dans une société hostile à la créativité, et dans laquelle la police participe souvent comme partenaire au jeu ». A la fin de l’année 1966, ce genre de manifestation avait lieu chaque semaine, presque toujours à la place de Brouckère, rebaptisée par eux « Happenings Plein ». Les provos organisaient ces actions principalement le samedi, jour où le public était le plus nombreux, afin de se faire remarquer par le plus de monde possible. Ce genre d’activité ne plaisait évidemment pas aux forces de police qui devaient sans cesse intervenir pour tenter de maintenir l’ordre alors que les provos avaient au contraire pour objectif de répandre le désordre. Leurs happenings, de façon symbolique, véhiculaient toujours un message d’ordre politique. Ainsi, par leurs actions, ils entendaient protester sur des sujets aussi variés que l’implantation du Shape en Belgique, la dictature franquiste et la condamnation d’anarchistes espagnols à mort, la guerre en général et principalement celle du Vietnam,… Les provos voulaient avant tout lutter pour la liberté d’expression, dont ils estimaient qu’elle n’était qu’un leurre dans la société actuelle. Leurs actions prenaient des formes parfois loufoques. Ainsi, ils organisèrent pour la Saint-Nicolas une distribution de pommes blanches, symbole du mouvement provo et « premier produit libre ». Ils montèrent « l’opération canne blanche », qui consista à récolter de l’argent pour récupérer le montant dérobé à un aveugle, vendeur de billets de tombola. Ils organisèrent aussi des manifestations d’une ampleur plus importante comme la « Semaine Provo du Soldat », qui eut lieu du 11 au 17 février 1967. On retrouvait aussi les provos dans des manifestations plus « sérieuses », officielles, telles que des marches pour la paix, contre l’armement atomique, ou contre la guerre du Vietnam. Il leur arrivait de s’introduire dans des cortèges de grévistes, de minorités linguistiques ou idéologiques, ou encore dans des défilés patriotiques royaux et princiers ! Les provos cherchaient ce faisant à perturber le bon déroulement des manifestations en scandant leurs propres slogans et en distribuant leurs propres tracts (on l’imagine aisément, très éloignés de ceux des participants initiaux aux cortèges). Ainsi par exemple, une cinquantaine de provos participèrent à la marche anti-atomique du 24 avril 1966 à Bruxelles. Ils y distribuèrent des tracts dénonçant la marche, qu’ils présentaient comme un dérivatif fourni par le pouvoir à la jeunesse, s’opposant ainsi au « pacifiste du week-end ». De même, il était fréquent que les provos rendent visite aux services d’information de l’armée belge et au bureau de recrutement de volontaires militaires pour y déposer une bombe (vraie ou fausse) ou lancer une brique dans la vitre.
Outre ces activités spectaculaires, les provos éditèrent aussi des revues. La Belgique connut différentes revues provos éditées principalement dans les villes de Flandre, comme Eidelijk de Gand, Bom de Alost, Anar d’Anvers, ainsi que des revues éditées en collaboration avec la Hollande. Il y eut aussi des « périodiques » bruxellois qui sortirent soit en français, soit en néerlandais. Révo est un périodique bruxellois qui parut dans un premier temps en néerlandais, en mai 1966, puis en français en novembre 1966. La publication a été composée de deux séries. Pour sa composition, deux équipes différentes de rédacteurs étaient mises en place, qui épaulaient un noyau rédactionnel commun. Nous ne connaissons pas exactement le nombre de numéros qui sortirent en français. Nous avons néanmoins réussi à mettre la main sur le premier numéro de cette revue, qui date de novembre 1966, ainsi que sur un numéro de la nouvelle série. Dans les deux exemplaires, les rédacteurs se réclamaient clairement de l’anarchie, comme le montre l’usage de slogans tels que « L’ennemi, c’est l’État » ou « La police contre le provotariat = la hiérarchie contre l’anarchie ».
En 1967, le mouvement provo édita aussi de nombreux numéros spéciaux principalement composés de dessins satiriques, dont un exemplaire est spécialement consacré à la marche anti-atomique et un autre aborde l’anti-militarisme. Ce dernier, rédigé en français et en néerlandais, mentionnait comme éditeur responsable le Général JANSSENS, commandant en chef de la Force Publique au Congo belge. Il s’agissait évidemment d’une plaisanterie destinée à tourner en dérision le système militaire et, en même temps, à permettre aux auteurs de garder l’anonymat le plus complet pour se protéger au maximum de toutes les poursuites judiciaires que pouvaient entraîner les dessins injurieux envers les autorités et le Roi. Que ce soit pour les numéros spéciaux ou pour les publications plus « officielles », jamais le nom des auteurs n’était cité si ce n’est, comme le fait remarquer Hem DAY, le commissaire de Bruxelles, le Roi, le Président JOHNSON, FRANCO, De GAULLE, Mgr SUENENS et le Bon Dieu ! La seule adresse mentionnée par la revue était une boîte postale au nom de Révo, de même qu’un compte-chèques, toujours ouvert au nom de Révo.
Cette extrême discrétion nous met dans l’impossibilité de savoir si, au sein de ce mouvement, se retrouvaient de vieux anarchistes ou de futurs anarchistes. Toutefois, il existait sans aucun doute des liens entre ce nouveau mouvement de contestation et les anarchistes de la vieille école. Ainsi par exemple, la revue Provo, et plus encore dans la nouvelle série, contenait parfois des textes décrivant les activités de groupes anarchistes de l’époque. Ainsi, on trouve des communiqués de la Fédération Ibérique des Jeunesses Libertaires, de la Fédération des groupes Socialistes Libertaires et du groupe l’Alliance.
L’émergence du mouvement provo en Belgique suscita un intérêt particulier dans les milieux anarchistes belges. Ainsi, en 1965, trois pages sur quatre du deuxième numéro exceptionnel de L’Ordre libre étaient consacrées aux provos d’Amsterdam, qualifiés de « jeunes anarchistes-activistes ». De plus, plusieurs rencontres de discussion et de présentation furent organisées entre les anarchistes et les provos. Le Cercle libertaire social et culturel de Liège organisa, en avril 1967, une conférence ayant pour titre « Provo et anarchisme », à l’occasion de laquelle une certaine LETAWE, « représentante » des provos bruxellois, prit la parole et débattit avec Hem DAY. Une autre conférence fut organisée en 1967, cette fois par Georges SIMON, dans un café de Quaregnon sur le thème de « la révolte des Provos d’Amsterdam et de Bruxelles », qui rassembla une vingtaine de personnes. Au cours de ces deux conférences, des points communs et des divergences apparurent entre ce nouveau mouvement et la pensée anarchiste. Ainsi, lorsque les provos réclamaient la suppression de l’État et de la propriété privée, la décentralisation, la collectivisation, la démilitarisation et le désarmement de la société, ils étaient soutenus par les anarchistes. Au contraire, ceux-ci désapprouvaient l’attitude ambiguë des provos à propos de la participation à l’État. En effet, certains membres du mouvement vont être tentés par la participation aux élections. Ainsi, en Hollande, certaines figures de proue du mouvement provo se sont présentées aux élections communales. En Belgique, un leader provo anversois participa à des activités politiques au sein d’un groupe de jeunes communistes. Dès lors, les anarchistes leur reprochèrent ce comportement ambigu, consistant à la fois en une critique de la société et une volonté d’en tirer profit, attitude qualifiée d’« arrivisme politico-parlementaire ».
Une distinction importante qui va tout de suite irriter une partie des anarchistes vient du fait que les provos n’acceptaient pas l’idée de la division de la société en classes. On constatait même parfois dans leurs propos un certain dénigrement du prolétariat, attitude dont s’indignaient les anarchistes. Si les provos admettaient que dans le passé la société était divisée en deux classes sociales, les capitalistes et les travailleurs, il fallait à leur avis distinguer à présent « trois classes éthiques, les autorités, le klootjesvolk (le peuple de couillons) et le provotariat ». Selon eux, « La révolution sociale des travailleurs touche à sa fin. La révolution éthique des provos est commencée ». Les provos stigmatisaient l’embourgeoisement des travailleurs, qui se comportent comme des esclaves et des moutons. Ce n’était donc certainement pas de leur côté qu’il fallait espérer voir surgir un mouvement révolutionnaire. Pour eux, seul le provotariat amènera à la révolution.
Malgré ces divergences d’opinions, les anarchistes de l’ancienne école gardaient espoir dans ces mouvements qui, comme l’écrivit Louis LOUVET, « sans être anarchistes, […] ont quelque chose d’intéressant pour nous ». Selon Roland BIARD, ils étaient d’ailleurs le signe avant-coureur des évènements de 1968 et « si l’agitation provo ne fut qu’un feu de paille et rentra dans une phase… plus classique (élections municipales), elle en marqua néanmoins profondément la génération qui se formait à cette époque ». Certains l’avaient compris et c’est donc avec un enthousiasme certain que Hem DAY pouvait écrire : « Provos, Révos, bravo ! Demain sonnera le rendez-vous sur le chemin de l’anarchie ».