L’Alliance 89
C’est le 7 janvier 1969 que fut créée cette a.s.b.l. , sous l’impulsion de Joseph DE SMET, François DESTRYKER, Claude LEMAIRE et Théodore DE LIPPE. Le nom de l’association faisait référence au nom du groupe créé par BAKOUNINE au sein de la Première Internationale . L’association se fixait comme but « d’œuvrer sur le plan culturel au libre épanouissement de la personne humaine ». De manière concrète, le groupe avait pour mission de fournir une documentation la plus précise et la plus complète possible aux militants, sympathisants, étudiants ou chercheurs désireux de se renseigner sur le mouvement anarchiste, sa presse, sa littérature et ses actions . Pour ce faire, elle mit sur pied une bibliothèque contenant un grand nombre d’ouvrages et publications sur ce sujet. Son action comprenait également l’édition de publications périodiques ou non, l’organisation de conférences, de débats, de réunions et de séminaires. Enfin, l’association soutenait des centres d’éducation libre ou des maisons communautaires .
Au départ, L’Alliance devait financer ses activités par les contributions libres de ses membres ou de personnes extérieures , mais ces fonds se révélèrent insuffisants pour couvrir les frais de l’association. A la fin de l’année 1971, une cotisation annuelle de cent francs fut donc demandée aux membres, moyennant laquelle ceux-ci avaient le droit d’accéder à la bibliothèque . Tout membre impliqué dans le groupe pouvait devenir membre effectif et, en introduisant une demande lors d’une assemblée générale, entrer dans le conseil d’administration. La gestion quotidienne et financière de l’a.s.b.l. était confiée à un des membres du conseil d’administration choisi par l’assemblée générale. Les membres de l’Alliance essayaient de prendre les décisions à l’unanimité . Ainsi, un premier conseil d’administration fut créé. Marcel DIEU fut accepté comme membre effectif et entra au conseil aux côtés de ses acolytes anarchistes. François DESTRYKER fut nommé administrateur délégué des finances et du compte-chèques de l’association. Il fut remplacé en 1972 par Christine HUC. Claude LEMAIRE devint administrateur délégué chargé des formalités légales et des communications aux membres . Le groupe va aussi parrainer une section locale, la maison communautaire, située à la rue de Washington, qui sera représenté dans le groupe par Charles HERSHKOWITZ, un étudiant américain . Dans cette maison, les participants essayaient d’établir une gestion libertaire cohérente et commune. La maison était toujours accessible et ouverte .
Le siège social de l’Alliance fut fixé dans un premier temps chez Claude LEMAIRE, à la rue Augustin Delporte à Ixelles. Le groupe va très vite obtenir un local à la Maison de la Paix d’Ixelles pour y déposer sa bibliothèque. En octobre 1970, le siège social y est transféré . Assez rapidement, l’Alliance commença à s’organiser. Sa bibliothèque s’agrandit, principalement grâce à l’apport de livres et de revues de vieux anarchistes comme Hem DAY et Yvan KEUHENNE, mais aussi par le don de l’ébauche de bibliothèque qui avait été constituée par le groupe Socialisme et Liberté. Les animateurs du groupe ne ménagèrent pas leurs efforts pour constituer à Bruxelles une structure culturelle du mouvement libertaire, c’est-à-dire un centre de documentation et une bibliothèque bien achalandés. Le groupe entra donc en contact avec le Centre International de Recherche sur l’Anarchisme (C.I.R.A.), à Lausanne, et s’y affilia . Cela impliquait des déplacements importants mais va leur permettre de compléter leur bibliothèque. En 1971, celle-ci comptait plus de huit cents ouvrages. La possession d’une telle collection demandait un important travail de catalogage pour être efficace. Le C.I.RA. envoya donc pendant un mois un bibliothécaire à Bruxelles pour les aider à organiser le classement des livres et à constituer un fichier. Lors de ce voyage, le bibliothécaire amena une copie du fichier de la bibliothèque du C.I.R.A pour rendre plus aisés les échanges de livres et donc la collaboration internationale .
A côté de cette activité, le groupe commença à éditer en mai 1969 ses propres publications d’informations. Il publiait également des brochures reproduisant des textes de grands penseurs comme par exemple « Pour l’anarchisme » de Nicolas WALTER, « Des faux principes de notre éducation » de Max STIRNER ou « La Commune » de Michel BAKOUNINE. Un bulletin, modeste dans un premier temps, contenant des listes bibliographiques, va aussi être édité. La publication de la première série de ce bulletin, qui comprit cinq numéros, s’étala de mai 1969 à décembre 1971. L’Alliance investit quasiment tout son budget de fonctionnement dans l’achat d’une machine de reproduction des textes . Une nouvelle série de ce bulletin sortit un mois plus tard , sous forme d’un périodique mensuel d’information. Seulement sept numéros furent publiés entre le début de la série et sa disparition en décembre 1972. Ce journal abordait tantôt des questions théoriques, par exemple le marxisme libertaire , tantôt des faits historiques d’actualité comme l’affaire SACCO et VANZETTI . Claude LEMAIRE fut le responsable de la première série, Janine MIOMANDRE de la seconde. Mis à part ces quelques noms, le reste de l’information dont nous disposons sur cette publication est assez mince puisque les articles ne sont pour la plupart pas signés.
Des changements survinrent dans le conseil d’administration lorsque, à la mort de Hem DAY en août 1969, Théodore DE LIPPE décida de démissionner . Une nouvelle assemblée générale fut organisée en février 1970, qui proclama l’entrée dans le groupe de Herman CLEYS, propriétaire de la libraire Malpertuis, Janine DE MIOMANDRE et l’avocat Jean THYS. Une commission de gestion de la bibliothèque fut également mise sur pied cette année-là. Cette commission était sous la responsabilité de Janine DE MIOMANDRE, de Yvan KEUHENNE et de Jean COURTIN. Son rôle était de s’occuper de toutes les tâches qu’exigeaient la tenue de la bibliothèque et de permettre ainsi aux personnes chargées des permanences de pouvoir accueillir convenablement les visiteurs . Un comité Fonds Hem DAY fut aussi créé afin de gérer les documents offerts par l’anarchiste. Il était composé de Jean CORDIER, son exécuteur testamentaire, Jean VAN LIERDE, Jean THYS et François DESTRYKER . En effet, avant sa mort, l’anarchiste avait émis le souhait que ses collections soient confiées à la Bibliothèque Royale. Le comité chargé de ce fonds au sein de l’Alliance effectua toute une série de démarches pour que celles-ci soient intégrées au plus vite dans les collections de l’Albertine. Ils allèrent jusqu’à proposer aux responsables de la Bibliothèque Royale de leur fournir l’aide d’un objecteur libertaire pour accélérer le classement de cette collection .
Le conseil d’administration suivant sera composé du Docteur CORDIER, qui semble s’être beaucoup investi dans l’association, de Karl DE SMET, le fils de Joseph DE SMET, du docteur GODARD, de Christine HUC, de Janine DE MIOMANDRE, de l’avocat THIJS et de Jean VAN LIERDE.
L’Alliance devint un lieu de rencontre assez important. S’y côtoyaient des personnes appartenant aux tendances de l’anarchisme ainsi que des sympathisants libertaires. Le groupe s’agrandit notamment suite à l’arrivée d’un petit groupe d’étudiants de l’U.L.B. et de quelques lycéens en 1970. Des permanences du groupe se tenaient tous les samedis après-midi. Des réunions de gestions avaient également lieu chaque semaine .
L’Alliance fut confrontée à certains problèmes dus à la confusion qui régnait parfois dans les esprits au sujet de ses objectifs et de sa spécificité. En effet, une grande partie des membres de l’Alliance faisait également partie du groupe Liaison ou de l’I.R.G. Ces différentes associations finissaient par se confondre, d’autant plus qu’elles se partageaient les mêmes locaux. Dès lors, une mise au point s’imposait au sein du groupe. Ses buts furent réaffirmés. Il s’agissait avant tout d’un travail d’information et de documentation sur le mouvement anarchiste. Le rôle de l’Alliance se limitait à récolter tous les documents édités par et sur le mouvement anti-autoritaire en Belgique et de les classer pour en constituer un fonds d’archive. L’Alliance n’était donc certainement pas l’expression d’un groupe politique ou d’un individu, mais l’œuvre collective de tous ceux qui, conscients de la nécessité de conserver les traces de l’action du mouvement, entendaient réaliser un travail véritablement scientifique . L’engagement politique constituait même pour certains un obstacle à la bonne réalisation de cette mission. L’Alliance se devait de garder une neutralité irréprochable à l’égard de toutes les tendances du mouvement anarchiste, exigence également présente au C.I.R.A. Cette exigence de neutralité, si elle se justifiait complètement, rendait difficiles les prises de position et donc d’initiatives.
En 1970 fut créée une sous-section de l’Alliance appelée « Solidarité ». Il s’agissait de « passer à l’action ». C’est Janine DE MIOMANDRE qui s’en occupa principalement , avec le soutien de Philippe DOGUET, Christine HUC, Jean COURTIN et Michel VEEVAETE . Le but de cette organisation était de venir en aide aux victimes de la répression n’appartenant à aucune organisation politique ou ne pouvant disposer de son aide. Elle s’adressait principalement aux insoumis, déserteurs, réfugiés politiques, demandeurs d’asile, prisonniers politiques,… L’association fournissait à ces personnes « une assistance juridique, sociale, médicale et matérielle de première nécessité ». Solidarité agissait en collaboration avec d’autres comités existants. En Belgique, septante-deux personnes ont bénéficié de l’aide de Solidarité. Le groupe a aussi beaucoup travaillé à l’étranger. Ainsi par exemple, des colis de nourriture et de vêtements étaient envoyés par leur soin à des prisonniers politiques et des objecteurs espagnols, italiens ou français .
Le groupe contribua au travail de propagande en parvenant à diffuser la presse libertaire dans les milieux étudiants et particulièrement sur le campus de l’U.L.B grâce à l’aide de jeunes issus de cette université qui fréquentaient l’Alliance comme notamment Jean-Marie NEYTS. Forte de cette réussite, l’association voulut alors réaliser un travail de diffusion identique en direction du monde ouvrier. Dans cette optique, le groupe organisa des conférences sur des sujets divers, le plus souvent à la Maison de la Paix. Une des plus importantes fut sans doute celle que Daniel GUÉRIN fut invité à donner à la Ferme de Wolluwé-Saint-Lambert sur le marxisme libertaire.
Cette tendance influença très fortement une partie du groupe principalement emmené par François DESTRYKER. La visite d’un membre de l’Organisation Révolutionnaire Anarchiste (O.R.A.) et la rencontre de conseillistes anversois se réclamant de PANNEKOEKE seront aussi déterminantes dans l’évolution du groupe. Très vite, des discussions apparurent sur la raison d’être de la bibliothèque. A l’époque, les idées d’éducation populaire et d’éducation de rue connaissaient un certain succès. En 1972–1973, le groupe décida de s’implanter dans un quartier populaire de Saint-Gilles, à la rue de l’Église. La location d’un rez-de-chaussée coûtait cher alors que l’occupation par la bibliothèque à la Maison de la Paix était gratuite. Ces nouveaux frais créèrent un gros gouffre dans les budgets. Cette initiative aboutit à un échec. En effet, les jeunes de l’Alliance qui voulaient se rapprocher du peuple n’avaient rien de commun avec les habitants de ce quartier . Aucun d’eux n’y résidait.
Cette nouvelle orientation politique de l’Alliance ne plaisait pas à tout le monde. Les anarchistes individualistes ou les anarcho-syndicalistes ne se sentaient plus à leur place dans le groupe. Lors de l’assemblée générale de 1974, qui eut lieu après l’entrée dans le groupe d’une dizaine de conseillistes flamands, l’exclusion de quatre membres parmi lesquels Jean-Marie NEYTS et Jean Pierre SCRYVE fut votée . Ces jeunes anarchistes, grands lecteurs de Charlie Hebdo et de Hara Kiri, étaient peu appréciés dans le groupe et considérés comme des « je m’enfoutiste petit bourgeois » .
L’Alliance fut gravement ébranlée par cette rupture et ne s’en relèvera pas. Certains membres partirent dans d’autres groupes créés entre temps ou qui allaient naître. D’autres quittèrent purement et simplement le mouvement anarchiste. Après la scission, François DESTRYKER, entouré de lycéens (dont le petit-fils de Jean DE BOË), prit contact avec l’Organisation Communiste Libertaire et, malgré sa méfiance envers FONTENIS, un groupe commun, l’Organisation Révolutionnaire Anarchiste (O.R.A.), fut fondé en 1974 à Bruxelles. Mais la composante anarchiste ne tarda pas à disparaître complètement de ce nouveau groupe, qui se tourna vers les idées marxistes. Le destin de la bibliothèque de l’Alliance suite à la dissolution du groupe est entouré d’un grand mystère. Selon certains, elle aurait été donnée à la Bibliothèque Royale pour rejoindre les collections de Hem DAY. Nous n’avons cependant pu retrouver aucune trace de ce don. Pour d’autres, cette collection aurait été vendue à des bouquinistes, hypothèse qui nous a d’ailleurs été confirmée par certains témoignages oraux et qui nous semble en tout cas la plus probable étant donné l’état d’esprit qui régnait dans le groupe à ce moment (la volonté de conservation à tout prix du patrimoine du début n’était plus vraiment d’actualité).