Socialisme et Liberté
En 1966, le cercle Socialisme et Liberté fut créé à Bruxelles par de jeunes anarchistes en partie issus de l’U.L.B. Ce groupe qui comptait trois à quatre personnes tout au plus était à la base une petite bande de copains emmenés par François DESTRYKER, très vite rejoints par Claude LEMAIRE . Ils se présentaient comme un groupe d’action syndicale révolutionnaire et non-violent qui s’opposait « à la phraséologie pseudo-scientifique des marxistes autoritaires, des bureaucrates syndiqués, [et] des réformistes de tout genre ». Ce groupe anarcho-communiste révolutionnaire préconisait « un socialisme libertaire, qui vis[ait] à l’émancipation totale de l’individu et sa libération par l’égalité économique et sociale, […] l’autogestion de l’économie par les travailleurs, […] la socialisation des moyens de production, [et] le fédéralisme économique, social et culturel ». L’adresse du groupe fut dans un premier temps située à Bruxelles, au domicile de François DESTRYKER.
Très vite, le groupe décida de prendre contact avec des anciens anarchistes du mouvement et de relancer le travail au niveau national. Le nouveau groupe bénéficia de l’aide toujours bienveillante de Hem DAY, qui leur fournit des livres pour leur permettre de lancer leur bibliothèque. A la suite de ce premier contact, d’autres allaient suivre. Ainsi, des relations assez étroites se nouèrent avec NATALIS , qui prit une part très active dans la vie de l’association et constitua un groupe Socialisme et Liberté à Liège. Le 17 mars 1967, fut créé le « Cercle Libertaire, social et culturel », lieu de rencontre de ce groupe, dont le local était situé à son domicile . Le cercle de Liège va d’ailleurs devenir de plus en plus actif. Il organisa des conférences, dont celle déjà évoquée sur le thème « provo et anarchisme ». Grâce au carnet d’adresses d’Hem DAY, les anarchistes de la nouvelle fédération prirent contact avec les « vieux camarades » du Hainaut comme Georges SIMON et Alfred LEPAPE . De cette rencontre naquit une première Fédération des groupes socialistes libertaires . Ce n’était pas réellement une organisation ; il serait plus exact de parler d’association. Celle-ci se caractérisait par un absence de structures et n’organisa d’ailleurs aucune action concrète. Il s’agissait plutôt d’un organe de coordination informel. Au sein de celui-ci, des échanges de fichiers d’adresses avaient lieu entre militants .
La première grande rencontre du groupe eut lieu à Ixelles, non loin de l’université, le 23 avril 1967, jour de la marche anti-atomique . C’est dorénavant cette adresse qui servira de point de ralliement au groupe de Bruxelles . Cette première réunion devait permettre de jeter les bases d’une nouvelle alliance nationale. Une commission de coordination libertaire de Belgique, dirigée par Claude LEMAIRE, vit ensuite le jour . A l’issue de cette réunion, les militants partirent à la manifestation antinucléaire, pour y former un cortège anarchiste, tous unis derrière un drapeau noir. Ils profitèrent de cette manifestation pour vendre des journaux anarchistes, principalement Le Monde libertaire, journal de la Fédération anarchiste française . Alfred LEPAPE décida lui aussi de s’impliquer dans cette nouvelle organisation et créa un groupe, Paix et Liberté, qui s’inscrivait dans ce réseau. Afin d’accroître la force du mouvement libertaire belge, NATALIS poussa les individus venant d’un maximum de régions différentes à former des groupes locaux devant servir de point de contact aux nouveaux lecteurs avides de s’intégrer au mouvement anarchiste . Il fut question alors de créer un groupe à Anvers et à Angleur .
NATALIS, qui travaillait dans le milieu de l’imprimerie (il était vendeur de machines d’impression), proposa alors aux différents groupes de se lancer dans la publication d’un journal commun. Le premier numéro du Libertaire fut édité en juin 1967 à Liège et fut tiré à plus de trois mille exemplaires. Une bonne partie des ventes étaient réalisées sous la forme d’abonnements. La revue était également vendue dans la rue, lors de manifestations, dans les cafés, les maisons du peuple ou sur les places de marché. Des points de vente fixes furent aussi créés. Bien évidemment, on pouvait se procurer Le Libertaire dans les lieux de rencontre de chaque groupe, mais aussi dans certaines librairies. Le journal s’implanta assez bien dans les milieux anarchistes, comme en témoignent les nombreuses revues reçues par le cercle et mises à la disposition de tous au local de Liège. Parmi ces publications, qui étaient énumérées dans Le Libertaire, on trouvait des revues anarchistes belges mais aussi des journaux émanant de groupes pacifistes comme XYZ le bulletin de l’I.R.G., ainsi que des revues étrangères venant de France , d’Italie , d’autres écrites en espagnol , en néerlandais , en anglais et même en japonais ! Le Libertaire publiait également régulièrement dans ses pages des annonces pour tous les groupes anarchistes de Belgique (Liaisons de Liège, de Bruxelles, l’Alliance…).
Ce vaste réseau de relations démontre bien la grande solidarité qui existait entre tous les groupes. Cela nous donne également une idée de l’ampleur et de l’importance que prenait le mouvement libertaire dans le monde. Celui-ci était en voie de réorganisation au niveau international. Ainsi, on pouvait voir dans le journal des annonces pour des rencontres internationales anarchistes, comme l’Européenne des jeunes anarchistes aux Pays-Bas ou le Congrès international des fédérations anarchistes de Carrare . Il était d’ailleurs initialement prévu qu’une délégation belge de la Fédération Socialisme et Liberté assiste à cette dernière rencontre, mais cela ne s’est finalement pas concrétisé .
A la base, Le Libertaire devait paraître mensuellement mais, en dépit du grand succès qu’il rencontrait, le coût des publications fut tel qu’il ne parut que très irrégulièrement . Sur une période de près de deux ans, seulement huit numéros furent publiés. L’éditeur responsable fut dans un premier temps A. SPOO, domicilié à Angleur, puis, à partir du quatrième numéro, F. ZACHARY. Le bureau de rédaction resta toujours domicilié au même endroit à Liège, à l’adresse de l’administrateur Hubert NATALIS, qui fut aussi le rédacteur le plus assidu du journal.
Ce journal affichait très clairement son appartenance à l’idéologie anarchiste. Son titre était déjà en lui-même évidemment très explicite. On relèvera cependant un changement de sous-titre, qui dénote une évolution de la stratégie éditoriale de la revue. Dans un premier temps (juin 1968 ), le journal se présentait comme un organe anarchiste puis, pour le sixième numéro, comme un organe de contestation , modification qui avait sans doute pour but de convertir les contestataires issus des universités. Cependant, les deux derniers numéros de 1969 réaffirmèrent leur référence directe à l’anarchie, en se proclamant journal anarchiste . L’appartenance à ce mouvement se marque encore par le fait que, dans le premier numéro, fut inséré le tract « Ce que veulent les anarchistes » diffusé par l’A.C.L. dans les années cinquante. Les thèmes abordés dans le journal témoignent également de cette influence. Le leitmotiv du Libertaire était la lutte contre l’autoritarisme de droite comme de gauche. Ainsi, ses auteurs dénonçaient la politique américaine mais aussi celle mise en place par les bolcheviques et par tous les staliniens . Le thème du refus de voter revint aussi fréquemment (un numéro quasiment consacré exclusivement à ce sujet parut en mars 1968 ), tout comme celui de l’anti-militarisme et du pacifisme . A côté de ces articles de fonds, on trouvait une rubrique intitulée « les classiques de l’anarchisme » sur la dernière page de tous les numéros, dans laquelle étaient présentés certains aspects de la pensée anarchiste et des grands noms de cette mouvance, dans la but d’œuvrer à la « vulgarisation » de cette pensée.
On peut légitimement se demander pourquoi ce journal (et ce groupe), qui apparemment fonctionnait bien et était bien implanté, stoppa sa parution après deux ans d’existence. Il est possible que le journal, comme toutes les autres revues étudiées, ait connu des difficultés financières . Mais la cause de la cessation semble une fois encore surtout résider dans les brouilles qui naquirent entre anarchistes. Ainsi, des tensions apparurent à propos de la possibilité pour tous de s’exprimer dans les pages du Libertaire. En effet, bien que le journal se disait ouvert aux différentes tendances et affirmait avoir la volonté de concilier toutes les susceptibilités personnelles, dans les faits, un certain dogmatisme régnait. Un comité de lecture était chargé de décider si un article pouvait paraître ou pas. Au sein de celui-ci, les articles émanant des anciens anarchistes ne furent pas très bien acceptés. Aussi, certains articles de vieux militants furent écartés, notamment ceux d’Alfred LEPAPE sur le thème de la guerre du Vietnam, qui avaient le tort de ne pas partager l’opinion des membres du comité de lecture à ce sujet. Dès le début du conflit, le journal se positionna clairement en faveur du peuple vietnamien contre l’impérialisme américain. Cela ne plut pas aux anarchistes non-violents et pacifistes intégraux qui mettaient en évidence le fait qu’en voulant s’attaquer à un régime précis, les anarchistes finissaient par prendre la défense d’un autre régime tout aussi dangereux et violent, en l’occurrence les dirigeants communistes autoritaires. On retrouve ici le même débat que celui rencontré au sein de l’I.R.G. lors de la guerre d’Algérie. Au même moment, le journal se fâcha aussi avec les anciens anarchistes étrangers de la S.I.A. et de la C.N.T., plus particulièrement avec Pietro MONTARESSI . Par contre, le comité de lecture laissait régulièrement s’exprimer dans ses colonnes le groupe de la F.I.J.L. . Alfred LEPAPE dénonça cette attitude et cette bienveillance envers un groupe qui « entret[enait] des contacts très étroits avec les communistes tendance Pékin » et développait des propositions marxisantes. Selon lui, les positions que défendait le journal étaient incompatibles avec l’anarchisme . Il s’interdit donc toute activité au sein du groupe et exigea de ne plus figurer parmi ses contacts. Le comité de lecture repoussera aussi la proposition de Georges SIMON de réserver une page du journal à l’anarcho-syndicalisme. A cette époque, le comité semblait être sous l’emprise de la nouvelle génération anarcho-communiste et de NATALIS, qui était plutôt de tendance individualiste. Ceux-ci n’avaient que peu d’affinités pour l’anarcho-syndicalisme et n’entendaient pas que cette tendance puisse s’exprimer dans les pages de « leur » journal.
Après s’être fâché avec les vieux anarchistes et suite au désintérêt progressif des anarcho-communistes de la nouvelle génération, NATALIS l’individualiste n’eut sans doute plus la possibilité d’écouler ses journaux ni même de les publier. Il se retrouva bien esseulé pour gérer sa publication, les jeunes générations préférant se lancer dans d’autres voies, en particulier le communisme libertaire. Ce nouvel intérêt avait pour origine les contacts qu’avait établis Socialisme et Liberté avec des groupes étrangers pour recevoir leurs publications. Parmi celles-ci, Le Noir et Rouge ainsi que Informations et Correspondances Ouvrières (I.C.O.) interpellèrent plus particulièrement les jeunes. Noir et Rouge était à la base le journal du Groupe Anarchiste d’Action Révolutionnaire (G.A.A.R.), une organisation communiste libertaire créée lors de la scission de la Fédération Anarchiste française des années 1950 . En 1960, celle-ci se scinda encore en une branche politique et une branche intellectuelle, qui conserva le journal. Les personnes qui en faisaient partie remettaient en cause les positions anarchistes traditionnelles, notamment sur les thèmes de la franc-maçonnerie et de l’individualisme, et manifestaient un grand enthousiasme pour l’autogestion. A la fin des années 1960, des anarchistes de Nanterre entrèrent dans ce groupe qui participera activement aux journées de mai. A la fin de l’année 1968, Noir et Rouge collabora à l’I.C.O.
Le groupe Informations et Correspondances Ouvrières (I.C.O.) avait été créé en France en 1960 dans le but de réunir les travailleurs en rupture avec les organisations ouvrières classiques, partis ou syndicats, et de leur permettre de s’informer mutuellement de leurs conditions de travail et de lutte, plus particulièrement lorsque celle-ci visait la destruction des appareils économiques et politiques. L’I.C.O. tendait à la prise en main collective des entreprises et à leur gestion directe . Cette idéologie fortement axée sur le principe de lutte des classes intéressa beaucoup les jeunes anarchistes, principalement ceux de Bruxelles. Leur petite bibliothèque interne commença à grossir et le groupe organisa ses propres réunions de discussion à propos de leurs lectures. Celles-ci les amenèrent à s’orienter de plus en plus vers le communisme libertaire et leur donnèrent envie de collaborer avec l’I.C.O. C’est d’ailleurs au départ de ce groupe que va s’organiser la conférence internationale de l’I.C.O à Bruxelles en juillet 1969. Plus de cent cinquante personnes, issues de nombreuses tendances, assistèrent à cette réunion, mais très peu de Belges . Les débats devaient porter sur la signification des événements de 1968. Les positions défendues par les groupes tels que Noir et Rouge ou les Enragés de Nanterre, proches des situationnistes et du groupe du 22 mars de COHN-BENDIT, vont aboutir cette année-là à leur exclusion du groupe. A partir de cette époque, l’I.C.O. s’orienta de plus en plus vers le conseillisme . Dans ce contexte, Socialisme et Liberté va disparaître au profit d’un nouveau groupe appelé Liaisons .