Chapitre I : Émergence et structuration d’une tendance anarchiste au sein du mouvement ouvrier de Saône-et- Loire. Le temps des « Bandes Noires »[1878-1887]

B) La construction d’une identité politique : un anarchisme « conscient » ? (1882-1884)

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A) Une lente rupture avec le socialisme : un anarchisme « spontané » ? (1878-1882)

1) La bande noire « anarchiste »

a) La fin des chambres syndicales Acquitté, Bonnot est de retour à Montceau à la fin de l’année 1882. Dumay et lui vont relancer la construction et le dévelop 4pement des chambres syndicales. Au cours de l’année 1883, les membres des chambres se réunissent dans les cafés et chez les cabaretiers [1] où ils développent une propagande fertile. Marchandeau note d’ailleurs que les patrons de ces établissements sont souvent les membres les plus actifs du mouvement. On peut citer notamment un certain Portrat, aubergiste rue du nord à Montceau, qui semble assez proche des milieux libertaires [2]. C’est ainsi que fin 1883, Marchandeau compte sept chambres syndicales actives à Montceau et dans ses environs. Elles appartiennent toutes à la Fédération Ouvrière de Saône-et-Loire et semblent toujours marquées par le possibilisme. En effet, leur but est de faire connaître leurs revendications en envoyant des délégués auprès de Léonce Chagot :

« A la réunion du 14 octobre 1883, elles demandent que chaque chambre syndicale de Montceau et Blanzy nomme une délégation de trois membres ayant mission de se rendre à la direction des mines de Blanzy pour inviter cette dernière à réintégrer dans leurs chantiers tous les citoyens renvoyés de leur travail à la suite du mouvement insurrectionnel d’août 1882. [3] »

En mai 1884, Dumay, Bonnot et Vitteaux se présentent aux élections municipales auxquelles ils échouent [4]. Cet échec, combiné à la répression exercée contre les syndicalistes par Chagot, qui sont traqués par la police des mines et souvent licenciés, amène la désertion progressive des chambres syndicales. Dumay part définitivement pour Paris à la fin de l’année 1884 [5] , ce qui a pour effet de marginaliser définitivement le « parti modéré » au sein des bandes noires. b) Vers une culture politique anarchiste ? Si Marchandeau parle de la « troisième bande noire : les anarchistes », c’est que ce sentiment d’appartenance à la sphère libertaire qui était relativement faible jusque là, se développe au cours des années 1883-1884. Dans son ouvrage, Vivien Bouhey s’interroge sur l’identité anarchiste, et la lente prise de conscience des individus vis à vis de leurs rapports aux idées libertaires. Il y explique que les militants ont différents degrés de « culture anarchist6 [6] ». Si des militants comme Jean Grave ou Kropotkine connaissent « sur le bout des doigts leurs classiques anarchistes », il n’en est pas de même pour les militants de base. Il pense qu’il faut établir une distinction entre les militants qui s’intéressent à la propagande anarchiste, en ayant accès à des brochures ou à la presse militante, et ceux qui ne retiennent que la dimension violente des théories anarchistes. Pour ces derniers, il prend l’exemple des événements d’août 1882 à Montceau-les- Mines. Or plusieurs éléments peuvent nous laisser penser, que le degré de culture anarchiste des membres de la bande noire évolue au cours de ces années. D’abord les compagnons semblent avoir de plus en plus accès à la propagande. Au Creusot, le compagnon Royer reçoit et distribue les journaux anarchiste Terre et Liberté et Le Révolté [7] tandis que Michaud se charge de faire de la propagande auprès des militaires [8] . A Montceau, c’est Cottin qui distribue la propagande aux compagnons. On peut même penser que certains ont su se forger une solide « culture anarchiste ». En effet, on retrouve après perquisition de nombreuses brochures de Kropotkine chez le compagnon Cendrin de Montceau. De plus, malgré la répression qui s’abat sur l’ensemble des milieux anarchistes français depuis le procès des 66 en janvier 1883, les compagnons peuvent toujours compter sur le soutien des milieux libertaires lyonnais. En effet, en septembre 1884, Vincent Berthoux, rédacteur dans plusieurs journaux anarchistes, sillonne la Saône-et-Loire et particulièrement le bassin minier où il tient des réunions dans les cafés et les cabarets :

« Un individu de Lyon est à Montceau-les-Mines... Il parcourt de préférence les hameaux des communes de Montceau et de Sanvignes, et tant dans les maisons particulières ou habitent des anarchistes que dans les cabarets fréquentés par ces derniers, il propage les théories révolutionnaires par de petites conférences qu’il fait devant un nombre de personnes s’élevant parfois jusqu’à vingt. »

c) Prise de conscience et revendication d’une identité anarchiste La prise de conscience d’un « soi anarchiste [9]. » découle en partie de cette amélioration du degré de « culture anarchiste « des militants. Ainsi, un rapport d’un des mouchards de la police nous apprend que l’ouvrier Gateau, ex-membre des chambres syndicales, dirige une fronde de quelques ouvriers contre les « chefs » du mouvement. Ils dénoncent les « canailles Dumay, Bonnot et Vitteaut [10] ». Ils les accusent d’avoir perverti le mouvement, notamment en se rapprochant des socialistes et en participant aux élections municipales. Cette fronde anti-autoritaire est intéressante à noter dans le sens où l’on voit que l’amélioration de leur culture militante les amène à rejeter toute forme d’autorité. En s’émancipant de l’influence de Dumay dont le charisme ne suffit plus à maintenir la tutelle, les ouvriers ont fait un grand pas vers les principes anarchistes. Ils avaient lutté contre le clergé, ils se dressaient maintenant contre les chefs. Ils s’appropriaient le vieil adage blanquiste repris alors par l’ensemble des milieux anarchistes : « Ni Dieu, Ni Maître ». Vivifiés par la propagande, les groupuscules clairement anarchisants se développent au delà du bassin minier. Le « schéma » de création d’un groupe est simple. Quelques individus se groupent autour d’un militant déjà acquis aux idées anarchistes, qui leur fait découvrir les principes de l’anarchie par l’intermédiaire de la presse ou des brochures. C’est ainsi que les compagnons Pelletier et Pierson développent respectivement des groupes à Torcy et à Montchanin [11] . Ils sont en relation constante avec les groupes du Creusot et de Montceau. Ces groupuscules anarchistes en formation dans la région ne tardent pas à revendiquer leur anarchisme. Ils envoient une lettre au Révolté, qui sera publiée à l’automne 1884 [12] . Il s’agit d’une véritable profession de foi anarchiste. En effet, les rédacteurs de cette lettre expliquent qu’ils ont été gagnés depuis peu aux idées anarchistes mais qu’ils comptent bien mettre en pratique leurs idéaux :

« Nous sommes nouveaux dans les idées, mais nous avons la bonne volonté, envoyez-nous quelques adresses de groupes, que nous puissions entrer en relation avec eux et nous mettre immédiatement à l’oeuvre. [13] »

Ils expliquent qu’ils ont été durement touchés par la répression ayant suivi l’émeute de 1882, mais qu’ils « veulent recommencer la guerre ». En effet, il semble que les anarchistes de la région aient pris conscience de la limite de leurs actions anticléricales passées ; ils se proposent maintenant de déclencher la « guerre sociale » contre les bourgeois :

« Mais instruits de l’expérience du passé, ce n’est plus à de simples croix et autres morceaux de pierre que nous voulons nous attaquer cette fois ci. Nous comprenons que ces emblèmes d’une religion morte, ne sont plus d’un grand danger pour nous ; écrasons cette infâme bourgeoisie qui nous exploite et leur sert d’appui, et la vielle société corrompue qui nous opprime, attaquée dans se bases, tombera d’elle-même, entrainant avec elle la pourriture cléricale [...] [14] »

La signature de la lettre, nous permet d’apprendre les noms évocateurs que les groupes ont choisi. La « guerre sociale » est déclarée :

« Vive la Révolution Sociale, Vive l’Anarchie ! Les Groupes : L’AFFAME LA DYNAMITE LA SUPRESSION DES BOURGEOIS [15] »

2) « La guerre sociale »

a) Propagande par le fait : le temps des dynamiteurs Avec l’émeute de 1882, les anarchistes du bassin minier avaient été les premiers à vivre leur anarchie par l’action violente. A partir de 1883, la doctrine de la propagande par le fait va prendre un nouveau visage. Il ne s’agit plus de lancer une nouvelle émeute qui serait vouée à l’échec. Agir à visage découvert ne permettait aux compagnons que de subir de plein fouet les foudres de la « justice bourgeoise ». Les années 1883-1884 sont l’apogée de l’attentat à la bombe dans le bassin minier. L’anticléricalisme est toujours latent : on note régulièrement des destructions de croix et la chapelle du Magny sera victime de multiples dynamitages en septembre 1884 [16]. Il est facile de se procurer de la dynamite dans le bassin minier, et par deux fois les anarchistes récupèrent deux énormes cargaisons. En effet, le 9 juin 1884, près de deux cents cartouches sont soustraites d’un chargement destiné au mines de Blanzy et dans la nuit du 14 au 15 juillet, Jacob et Serprix dérobent un précieux butin à Perrecy [17] . De son côté, Royer, l’armurier anarchiste, se charge d’équiper les groupes en armes à feu [18] . L’utilisation de la dynamite couplée à la fabrication de bombes artisanales, dont les recettes étaient proposées dans la presse anarchiste, permettent aux ouvriers de passer à l’action. Ce sont donc des groupes politisés, armés, équipés et organisés qui vont terroriser le bassin minier pendant des années. Sur les seules années 1883-1884, apogée des attentats, on trouve en moyenne deux à trois rapports par mois concernant une explosion, un attentat, un sabotage [19] ... Mais comme l’affirmait la lettre envoyée au Révolté en septembre 1884, ce n’est plus seulement des monuments qui vont être visés, les compagnons vont s’attaquer directement à toutes personnes qu’ils jugent complices de leurs malheurs. b) La lutte contre les traîtres

« Que tout mouvement révolutionnaire – voire même de simple opposition -soit contaminé par cette vermine, c’est inévitable. Plus les gouvernements sont combattus, plus ils ont recours aux moyens louches pour se maintenir. Savoir ce qui se passe chez leurs adversaires et tenter des diversions parmi eux, c’est tout indiqué. [20] »

La lutte contre le mouchard a toujours été d’une importance majeure pour une organisation qui voulait conserver sa clandestinité. On se rappelle d’ailleurs que les membres de la première bande noire de 1879 n’hésitaient déjà pas à user de la violence contre les traîtres à la solde de la compagnie ou de la police [21] . Les anarchistes vont utiliser la dynamite à plusieurs occasions pour tenter de faire taire les « mouches ». A plusieurs reprises en 1883, on s’en prend à d’autres mineurs qui auraient trahi. Le 23 février à Montceau, une explosion de dynamite souffle la fenêtre de la maison du mineur Saunier. Le 23 avril, c’est chez le mineur Ménager à Mont-Saint-Vincent que le nouvel attentat a lie1 [22] . Entre ces deux attentats servant d’exemple, on peut compter encore près de 4 ou 5 attentats contre d’autres « traitres ». Il est difficile de dire si les bombes sont posées pour tuer ou pour terroriser, toujours est-il qu’aucun mort n’est à déplorer du côté des victimes. On peut penser que les anarchistes voulaient surtout impressionner par leurs facultés à frapper souvent et à divers endroits de la région et ainsi décourager de nouvelles vocations de mouchards. La motivation de ces attentats n’est qu’une hypothèse, cependant les nombreux rapports du lieutenant Mouthe semble corroborer la thèse de « l’attentat terreur ». c) Mort aux bourgeois ! Les autres cibles des dynamiteurs sont plus « classiques » : il s’agit de représentants de l’état, ou de personnages proches des patrons. Il semblerait ici que le but à atteindre soit bien « l’assassinat de bourgeois » et non la simple terreur. Pour preuve, l’acharnement que la bande va développer contre certaines personnalités proches de Chagot. L’ingénieur Michalovski, par exemple, voit sa maison attaquée à la dynamite par trois fois les 12 mai, 5 juin et 30 octobre 1883. Il échappe à chaque fois de justesse à la mort bien que les bombes aient été posées de manière à faire exploser sa chambre à coucher [23]. Après une légère accalmie au début de l’année 1884, les attentats reprennent de plus belle en été. Le 13 août 1884, c’est au tour de l’ingénieur Chevalier de voir sa maison dynamitée mais cette fois encore, les anarchistes ratent leur cible :

« M. Chevalier a reçu quelques égratignures et contusions sans gravité provenant de la projection des matériaux [... [24] ] »

Le lendemain, c’est cette fois aux représentants de l’état qu’on s’attaque par l’intermédiaire du maire de Sanvignes, Grelin, jugé trop zélé envers Léonce Chagot :

« Une bouteille contenant des matières explosives a été lancée à travers une porte vitrée dans la maison d’habitation de M Grelin [...] [25] »

C’est enfin, au « chien léchant le fouet » qu’on décide de s’en prendre. Il s’agit de la figure de « l’ouvrier dévoyé », dépeinte maintes fois par l’anarchiste individualiste Albert Libertad :

« Tu es le volontaire valet, le domestique aimable, le laquais, le larbin, le chien léchant le fouet, rampant devant la poigne du maître. Tu es le sergot, le geôlier et le mouchard. Tu es l’employé fidèle, le serviteur dévoué, le paysan sobre, l’ouvrier résigné de ton propres esclavage. Tu es toi- même ton bourreau. De quoi te plains-tu ? [26] »

La personnification locale de cet « homme à genoux » n’est autre que Bornet, le garde chasse de Chagot. Mais une fois encore, il échappe de justesse à la tentative d’assassinat des anarchistes, le 27 septembre 1884. Le Révolté salue cette initiative, mais regrette que ce ne soit pas Chagot lui- même qu’on ait pris pour cible :

« Montceau-les-Mines : Une cartouche de dynamite a éclaté dans la maison d’un garde particulier de Chagot. Voilà qui vaut mieux que les croix et les chapelles. Quand ça sera dans la maison de Chagot, ça sera tout à fait bien. L’émotion produite par cet acte n’était pas calmée, qu’une nouvelle explosion avait lieu à Ciry-le- Noble, dans la maison d’un débitant, témoin à charge dans le procès de Montceau, et aussi mal noté que lui chez les travailleurs. Allons, Allons, ça commence à marcher. [27] »

Il faut en fait attendre le deuxième attentat contre Etienney le 7 novembre 1884 pour voir le sang couler. Le jeune Gueslaff, tombé dans le piège de l’agent provocateur Brenin, fait feu et blesse trois policiers qui tentaient de l’interpeller.

3) Un mouvement gangréné

a) Désoeuvrement et opportunisme Si nous avons insisté sur la construction progressive d’une culture politique anarchiste au fil des différentes bandes noires, il nous apparaît nécessaire de relativiser cette influence, ou du moins de compléter notre argumentation. En effet, parmi les anarchistes qui composent cette troisième bande noire, peu d’entre eux semblent posséder les capacités nécessaires pour se forger une culture politique. Si des hommes comme Cendrin lisent régulièrement la presse anarchiste et de nombreuses brochures de propagande, d’autres sont illettrés. Par exemple, Hériot, chef de groupe à Montceau, doit faire la lecture à ses compagnons [28] . De plus, c’est souvent la répression qui crée le dynamiteur. En effet, ce sont la plupart du temps des jeunes gens, célibataires, en quête de vengeance après un licenciement qui décident de passer à l’action. C’est ce que note d’ailleurs le préfet :

« […] les tout jeunes gens de 16 à 21 ans forment à peu près exclusivement la partie active et entreprenante de ces bandes... On peut affirmer d’une façon à peu près certaine que tous les attentats commis sont l’oeuvre de ces derniers. [29] »

L’autre problème des anarchistes réside dans le fait que leurs groupements semblent gangrénés par des opportunistes qui se retrouvent souvent à la tête des mouvements. On peut d’abord penser au rôle ambigu tenu par Dumay et ses lieutenants, dénoncé par Gâteau3 [30] . Mais le plus préoccupant, est peut-être le cas de Royer, à la tête des anarchistes du Creusot, qui est à la fois suspect pour Gâteau [31] , qui fait part de ses doutes à un mouchard, mais aussi pour le commissaire spécial qui dresse un portrait peu flatteur de l’homme :

« Il ne fréquente personne, reste toujours chez lui, et ne se montre en rien, mais ayant quelques petits moyens, il fait agir les autres. Il y a trois ans, avant les premiers évènements de Montceau, il a vendu dans cette localité, et aux environs, plus de deux cents revolvers. […] Il spécule sur la vente de ses armes [32] »

Dès lors on peut s’interroger sur la sincérité de certains compagnons, qui semblent être parfois plus tournés vers leurs profits personnels que vers l’accomplissement d’un idéal politique. Entre acte de désespoir des dynamiteurs et opportunisme de certains « cadres », on est amené à nuancer la prise de conscience du « soi anarchiste » évoquée précédemment. b) Le rôle des mouchards Depuis la création du mouvement anarchiste, les groupes n’ont eu de cesse d’être infiltrés par des mouchards au service de la police. Jean Grave, dans ses mémoires, insiste sur le rôle qu’ont eu les « mouches » dans la déliquescence du mouvement anarchiste :

« C’est pour s’être montré trop tolérant à cette clique d’individualistes mêlés de policiers que le mouvement anarchiste a été inondé de ces anarchistes à âme de bourgeois – dans la pire acception du mot – et que tant de pauvres diables ont été victimes de leurs sophismes, que le mouvement a été amputé d’une foule de bonnes volontés qui furent dévoyées [33] »

Jean-Marc Berlière, dans son ouvrage sur le monde des polices, insiste sur l’importance de cette « surveillance interne » qui vient compléter la « surveillance externe » exercée par les membres de la police politique. Si les rapports des commissaires spéciaux sont parfois si riches de détails, « c’est qu’en fait, ces connaissances s’appuient sur les rapports d’agents secrets, d’informateurs, mouchards ou correspondants [34] [...] ». Les forces de l’ordre du bassin minier, s’appuyant sur ces traditions séculaires, n’avaient pas hésité à s’adjoindre les services de ces « mouches ». En effet, dès 1879, « l’indicateur Siméon » donnait des informations sur la première bande noire à la gendarmerie de Montceau. Si l’épisode de terreur des attentats contribue à faire taire les mouchards, dès les lendemains de l’arrestation de Gueslaff, le commissaire spécial du Creusot réussit à faire infiltrer son « agent secret » dans ce qu’il reste des bandes noires : « mon agent secret a toute la confiance du comité anarchiste [35] ». Aux mouchards employés par la police s’ajoutent ceux de la compagnie des mines. En effet, la lecture des ouvrages de Beaubernard et Marchandeau nous apprend l’existence d’une police politique privée au service de la mine. Il s’agit de la « bande à Patin », du nom du contre-maître qui s’occupait de la faire fonctionner. D’après Beaubernard, c’est après les événements de 1882 que Léonce Chagot aurait décidé d’utiliser ce nouveau moyen de coercition pour ramener l’ordre dans son domaine [36] . Surveillés, infiltrés, Maitron nous explique que les compagnons les plus en vue sont « suivis pas à pas ». « On voyage en leur compagnie, on participe aux conversations amicales qu’ils peuvent avoir [37] [...] ». Le mouvement de Saône-et-Loire n’échappe pas à la règle. Insaisissable pendant près de deux ans, le commissaire Thévénin en charge à Montceau-les-Mines depuis 1883 va s’assurer le soutien d’un agent particulier pour faire tomber la bande. - c) L’agent provocateur « D’un côté, la tentation des policiers peut être grande d’intervenir en donnant un coup de pouce aux événements pour justifier une répression, démanteler un groupe ou simplement justifier leur existence. Mais le danger principal vient des informateurs. La frontières est ténue qui sépare information et provocation : pour gagner la confiance des autres militants et celle de la police qui l’emploie, un informateur peut être tenté de prouver son zèle en poussant à des actions violentes qu’il dénonce ensuite pour démontrer le danger potentiel représenté par le groupe auquel il appartient et ainsi, par ricochet sa propre importance. [38] » Échouant à mettre la main sur les anarchistes, Thévenin va mettre en place un stratagème pour les faire tomber. Il recrute le mineur Brenin à qui il promet 3000 francs s’il l’aide à tendre un piège à la bande. Thévenin souhaite en fait faire provoquer un nouvel attentat pour pouvoir prendre les dynamiteurs en flagrant délit. En septembre 1884, Brenin infiltre progressivement les anarchistes ; il se lie avec le groupe d’Hériot :

« D:Comment vous y êtes-vous pris pour gagner la confiance des mineurs ? R : Je leur montrais que j’étais un homme d’action et que je n’avais pas peur des gendarmes en tirant des coups de fusils en plein village. Je les emmenais au cabaret et, après boire, je leur tenais des discours révolutionnaires, en ayant bien soin de vider mon verre sous la table. Je tenais à conserver mon sang-froid pour surprendre les secrets des fédérations ouvrières. [39] »

C’est en ces termes que Brenin explique sa besogne à l’avocat général au cours du second procès de Montceau. La démarche du commissaire porte bientôt ses fruits. On se rappelle que le 15 octobre, l’attentat contre Etienney avait échoué. Brenin, de plus en plus proche d’Hériot, est mis au secret par celui-ci. Il apprend que c’est Gueslaff, un jeune ouvrier, qui avait fait le coup. C’est ainsi qu’il incite ce dernier à réitérer son geste. Le 7 novembre 1884, le jeune homme est pris en flagrant délit. Il blesse trois gendarmes avant d’être finalement arrêté. Se sachant trahi, il dénonce tous ses compagnons. Le rôle de Brenin, agent provocateur, est donc déterminant dans la chute des anarchistes. Le second procès des bandes noires s’ouvrira à Chalon le 25 mai 1885. Albert Bataille nous explique que tout le monde est au courant de la provocation policière : « Je m’explique immédiatement en mettant en lumière le point qui dominera les débats : il est certain, il est confessé par le Parquet lui-même que les mineurs de Montceau sont tombés dans un guet-apens de police [40] ». Le banc des accusés est rempli d’une trentaine de personnes. Les mineurs les plus compromis comme Gueslaff et Hériot sont voués respectivement à 10 et 20 ans de travaux forcés [41] . Brenin, abandonné par Thévenin, devenu fou, est condamné à 5 ans de la même peine.

Texte suivant : C)Montée en puissance et recul du mouvement : un anarchisme « organisé » ? (1884-1887)

[1AD / M283 : Rapport sur « les principaux membres du parti anarchiste » -1883

[2MARCHANDEAU René, op.cit., p 104.

[3Compte rendu d’une réunion cité in MARCHANDEAU René, ibid.

[4Voir affiche en ANNEXE n°3.

[5AD / M283 : Rapport du commissaire spécial du Creusot au Préfet – 2 décembre 1884

[6BOUHEY Vivien, op.cit., p. 68.

[7AD / M283 : Rapport du commissaire spécial du Creusot au sous-préfet – 13 novembre 1884

[8AD / M283 : Rapport du commissaire spécial du Creusot au préfet – 23 décembre 1884

[9BOUHEY Vivien, Ibid., p. 67

[10AD / M283 : Rapport du commissaire spécial du Creusot au préfet – 20 décembre 1884.

[11AD / M283 : Rapport du commissaire de police du Creusot – 8 novembre 1884.

[12Le Révolté, n°17, 28 sept-11oct 1884.

[13Ibid.

[14Ibid.

[15Ibid.

[16AD / M283 : Rapport du lieutenant Mouthe – 16 septembre 1884

[17Voir BEAUBERNARD, op.cit., p 155. Selon ses estimations les anarchistes auraient trouver près de 45kg de dynamite, 1kg200 de poudre comprimée et 210m de mèche...

[18MARCHANDEAU René, op.cit., p 106.

[19Voir notamment le dossier consacré au rapport du lieutenant Mouthe in AD / M283.

[20GRAVE Jean, Le mouvement libertaire sous la IIIème république,OEuvres représentatives, 1930.

[21Voir l’exemple de Vindiollet et Jeunhomme : Chapitre I : A) 1) c)

[22Pour la liste des attentats, voir le dossier des rapports de Mouthe in AD / M283, ainsi que BEAUBERNARD Robert, op.cit., p 149.

[23AD / M283 : Rapport du lieutenant Mouthe – 30 octobre 1883.

[24AD / M283 : Rapport du commissaire spécial de Montceau-les-Mines – 14 août 1884.

[25AD / M283 : Ibid – 15 août 1884.

[26LIBERTAD Albert, « Le criminel, c’est l’électeur ! » in LIBERTAD Albert, Le culte de la charogne , Agone, 2006.

[27Le Révolté, n°17, 28sept-11 oct 1884.

[28BEAUBERNARD, op.cit., p 165.

[29AD / M283 : Rapport du Préfet au ministre de l’Intérieur – 8 octobre 1884.

[30Voir Chapitre I : B) 1) c)

[31AD / M283 : Rapport du commissaire spécial du Creusot au préfet – 20 décembre 1884.

[32AD / M283 : Rapport du commissaire spécial du Creusot au préfet – 23 décembre 1884.

[33GRAVE Jean, Le mouvement libertaire sous la IIIème république, Œuvres représentatives, 1930. p 196. A noter l’amalgame fait par Jean Grave entre mouchard et anarchiste-individualiste.

[34BERLIERE Jean Marc, Le monde des polices en France : XIX-XXe siècles, Complexe, 1996. p 150.

[35AD / M283 : Rapport du commissaire spécial du Creusot au préfet – 15 novembre 1884.

[36BEAUBERNARD Robert, op.cit., Editions de Civry, 1981. p 204. A noter qu’une étude se focalisant sur les Bandes Noires aurait gagné à étudier les archives des mines.

[37MAITRON, op.cit., p 457.

[38BERLIERE Jean-Marc, op.cit., p 156.

[39BATAILLE Albert, Causes criminelles et mondaines 1885, E. Dentu, 1886. p 230.

[40Ibid., p 217.

[41Voir ANNEXE n°4