Les mouvements étudiants de 1968 et leurs manifestations dans les universités belges
L’année 1968 révèle un peu partout dans le monde une crise importante de la société. Dans de nombreux pays, des mouvements de contestations vont voir le jour. En Belgique comme en France, ce mouvement démarra dans les universités. Le drapeau noir de l’anarchie y sera hissé. Il nous a semblé important de consacrer un chapitre à ces mouvements de contestation qui au premier abord semblaient s’inspirer directement des idéaux libertaires. Toutefois, comme nous le verrons dans ce chapitre, si les mouvements étudiants de 1968 se voulaient contestataires, leurs revendications n’entraient pas dans le cadre des idées anarchistes. Nous nous pencherons sur deux exemples bien différents de contestation, à Liège et à Bruxelles , en essayant de distinguer la contribution des anarchistes, quand celle-ci existait.
Le mouvement de contestation a été initié au départ dans la capitale, au sein des milieux étudiants et plus précisément à l’U.L.B. On notera avec intérêt qu’en 1968, il n’y avait plus vraiment d’anarchistes actifs sur les campus, du moins il n’y avait plus de groupes officiellement constitués qui s’en réclamaient. Si à cette époque, comme nous l’avons vu, le mouvement anarchiste belge venait encore une fois d’essayer de se reconstruire, de s’unifier, des groupes s’étant formés, principalement à Liège et à Bruxelles, ceux-ci n’étaient pas très actifs dans les milieux étudiants. L’activité politique était pourtant intense sur les campus durant cette période. Ainsi, on retrouvait au sein de la mouvance étudiante de gauche de nombreuses tendances, qui s’exprimaient dans différents cercles politiques : il y avait deux cercles socialistes dont l’un était proche du parti et l’autre plus indépendant, quatre cercles communistes, dont l’un évoluait dans le giron du parti tandis que les trois autres étaient nés des scissions et exclusions au sein de celui-ci. Il faut encore mentionner l’existence de nombreux groupuscules, dont deux de tendance trotskiste et un se réclamant du situationnisme. On comptait aussi des organisations qui se réclamaient du syndicalisme. L’un était de tendance « pro-chinoise », l’autre faisait partie de la F.G.T.B. Parmi ces groupes, aucun ne faisait référence à l’anarchisme. A côté de ces groupes clairement positionnés politiquement, certains observateurs ont pu constater une politisation croissante des étudiants, indépendamment de leur adhésion ou non à un cercle ou groupe politique. Ainsi par exemple, l’Association Générale des Etudiants, (A.G.) et le Cercle du libre-examen manifestaient un engouement certain pour les débats politiques. Le même phénomène était constaté à liège. Là non plus cependant aucun mouvement anarchiste n’était à signaler.
Alors qu’en France, le mouvement de contestation issu de Nanterre et du mouvement du 22 mars s’étendait aux autres universités, l’U.L.B. commença, le 13 mai 1968, sa « révolution ». Très vite, le mouvement de contestation se dota d’une assemblée libre. Certains chercheurs et professeurs approuvèrent les étudiants. Le pouvoir du conseil d’administration était remis en cause, l’université, sa fonction et son fonctionnement aussi. Certains voulaient étendre le débat au fonctionnement de la société dans son ensemble. L’université et son assemblée libre s’ouvrirent alors à l’extérieur. C’est alors que les anarchistes entrèrent en scène, mais d’une façon assez discrète toutefois. Cette participation des anarchistes au mouvement se fit par le biais du groupe Socialisme et Liberté de Bruxelles porté, comme nous l’avons vu, par François DESTRYKER et ses amis, qui étaient pour la plupart sortis de l’U.L.B. et qui logeaient encore dans le quartier universitaire. Ceux-ci se mêlèrent aux assemblées libres et participèrent aux débats. Ils entretenaient des contacts privilégiés avec certains membres du groupe d’extrême gauche les « Enragés », qui étaient sous l’influence du situationnisme. Avec eux, ils entendaient étendre la contestation à l’ensemble de la société. Les assemblées libres étaient avant tout des lieux de discussion et de réflexion, peu de mesures concrètes en sortirent. La voix des anarchistes fut noyée dans le flot des utopies déversées par l’ensemble des étudiants contestataires et par les autres groupes de gauche.
A Liège, la contestation prit une autre tournure. A partir de mai 1968, un premier groupe d’étudiants contestataires se forma à l’U.L.G. Dans un premier temps, il édita un journal dont le titre parodiait le célèbre quotidien de Liège, La Meuse, en le transformant en La Gueuse. Il s’agissait d’un journal franchement libertaire, avec notamment des articles de contestation sur l’appareil judiciaire belge. A la fin de l’année académique de 1968, ces mêmes étudiants se rassemblèrent dans un groupe nommé « Boule de neige ». Durant toute la période de trouble universitaire, c’est-à-dire de 1968 à la fin de l’année 1969, ces personnes furent à la tête de toutes les manifestations anti-autorité à l’U.L.G. A l’époque, chaque faculté possédait ses propres organisations représentatives étudiantes, qui elles-mêmes étaient regroupées au sein de l’Union Générale des étudiants. C’est au sein de ces associations que le mouvement contestataire prit forme. Les jeunes protestataires qui étaient responsables de La Gueuse s’immiscèrent dans ces instances. Ainsi, Thierry GRISAR devint président de l’Union Générale des Etudiants (U.G.E.) et Ludovic WIRIX, président du Mouvement Universitaire Belge d’Expression Française (M.U.B.E.F.). On peut donc remarquer que, même s’il n’y avait pas de mouvement libertaire ou anarchiste officiellement proclamé à l’Université de Liège, des individualités de tendance libertaire s’étaient intégrés dans les structures représentatives universitaires dans le but, selon les dires de Thierry GRISAR, d’« affronter le pouvoir dans les meilleurs conditions ». Leur rôle de délégués leur permettait de se trouver en première ligne dans les débats et prises de décision mais aussi de se tenir au courant de tout ce qui se passait sur le campus. Ces personnes ne s’affichaient pas ouvertement comme libertaires ou anarchistes mais leur idéologie était connue de tous. Cela ne plaisait évidemment pas aux autorités académiques et même à certains étudiants désireux de voir leurs délégués s’occuper simplement des tâches qui leur reviennent habituellement (édition de syllabus, vente de pennes,…). En effet, ce comité étudiant délaissa complètement les anciennes activités pour « taquiner le pouvoir ». Hormis les personnes déjà citées, on peut relever parmi les acteurs les plus actifs Guy QUADEN , alors assistant en science économique à l’U.L.G. et déjà grand orateur, ainsi que Noël GODIN, le futur « entarteur », qui se réclamait quant à lui du situationniste.
Ce petit groupe édita une revue hebdomadaire, qui portait le nom de L’Oeil écoute. De décembre 1968 à mars 1969, dix-sept numéros sortirent sous la responsabilité du président de l’U.G.E., qui en était aussi un des principaux rédacteurs. Cette revue était subsidiée par l’université en tant qu’organe de presse des étudiants et était tirée à quatre mille exemplaires grâce aux outils de reproduction mis à disposition par l’université, chiffre assez important puisque cela signifiait qu’il était prévu un peu moins d’un numéro pour deux étudiants. Cette revue émanant des représentants étudiants de l’Université de Liège, elle ne devait pas a priori manifester de tendance politique précise, et encore moins anarchiste. Toutefois, nous nous y intéressons en raison des dérives libertaires et de l’opposition à toute forme d’autorité qui ne vont pas tarder à apparaître dans ses pages. La revue était illustrée de dessins réalisés par Pierre DEMEYST, qui signait sous le pseudonyme de CHUCK. Très vite, cette revue tout ce qu’il y de plus officielle va devenir un journal satirique prenant pour cible les autorités en place et principalement le recteur de l’U.L.G., Monsieur DUBUISSON, qui était considéré par les étudiants comme le stéréotype des anciennes traditions honnies par tous les contestataires de 1968. Face à cette autorité, la politique du groupe fut toujours de « demander l’impossible », c’est-à-dire de poser des exigences dont ils savaient pertinemment qu’elles ne pouvaient aboutir, leur but étant de créer un débat sur la notion même d’autorité, sur les valeurs de l’université et, dans une vision plus large, sur l’ensemble de la société. Sur un ton humoristique, ils poussèrent ainsi constamment les autorités académiques dans leurs propres contradictions. Ils exigeaient ainsi notamment des choses qu’ils ne désiraient pas réellement, comme par exemple la présence de représentants étudiants au sein du conseil d’administration, dans l’unique but d’ennuyer les autorités.
Après cette période de trouble universitaire, on retrouvera certains de ces acteurs dans une nouvelle revue intitulée Le Saisi. Celle-ci était dirigée par Ludovic WIRIX. On retrouvait aussi le dessinateur CHUCK. Aucun article n’était signé. Il n’y eut que deux numéros de cette revue qui parut en 1970 et qui fut distribuée dans les casernes belges d’Allemagne et de Belgique. Son contenu était toujours très provocateur, mais cette fois la satire des auteurs s’exerçait à l’encontre de l’armée et du service militaire. C’est d’ailleurs pour éviter des problèmes avec la justice que la revue cessa de paraître.
Comme nous venons de le voir, la contestation prit une forme tout à fait différente à Bruxelles et à Liège. La participation des anarchistes au mouvement fut également d’un autre type dans les deux universités. A Liège, l’action émanait d’un petit groupe qui, dans la lignée des évènements de France et de Bruxelles, voulait se mesurer à l’autorité. Ils organisèrent la contestation presque tout seuls, de façon assez efficace, mais sans posséder de véritables revendications. Ce mouvement prit vite la tête des organisations étudiantes délaissées par les étudiants politisés qui consacraient toute leur énergie à des associations politiques. Une fois au « pouvoir », ce groupe en profita pour faire valoir ses idées libertaires. Cependant, ils n’étaient nullement intéressées par le fait de construire un travail sérieux et suivi, si bien que lorsqu’on proposa à ces étudiants de siéger comme représentants dans les hautes instances de l’université, véritables organes de décision, ils s’arrangèrent pour ne pas devoir accepter. A Bruxelles en revanche, il y eut une réelle volonté de se faire entendre et de participer aux réformes (que les anarchistes envisageaient quant à eux comme une véritable révolution) mais, comme nous l’avons vu, le point de vue anarchiste ne réussit pas à s’imposer, noyé dans la masse des idées d’extrême gauche. En fin de compte, dès qu’on fût parvenu à des avancées démocratiques suffisantes, mais bien décevantes pour les anarchistes, le mouvement s’essouffla et finit par disparaître.
En dépit de ces différences, il faut souligner un point commun aux deux mouvements contestataires : l’importance des idées situationnistes. Ainsi, les critiques libertaires, puisqu’elles n’émanaient pas de groupes anarchistes officiels, ceux-ci étant absents des campus, semblent souvent provenir de ce courant de pensée, à la fois si proche et si différent de l’anarchisme. Les situationnistes étaient à la base regroupés dans une internationale très fermée. Issus des milieux artistiques, ils commencèrent par contester les formes artistiques de leur époque, puis radicalisèrent leur critique pour l’étendre à l’ensemble de la société. Leurs contestations visaient la hiérarchie de spécialistes qui dirigent le monde. De nombreux contestataires ou groupes de contestation voulurent adhérer à l’Internationale Situationniste (I.S.), ou en tout cas s’en réclamèrent. Le lien entre la pensée situationniste et anarchiste fut tellement étroit, notamment en France, que trois groupes affiliés à la Fédération Anarchiste la quittèrent pour devenir des groupes situationnistes. Le situationnisme se voulait une critique de la critique. Cette critique va notamment porter sur les autres mouvements de gauche, chose que les anarchistes appréciaient, sauf lorsque les situationnistes se mirent à s’attaquer directement à eux.
Il faudra attendre 1970 pour que de véritables « organisations » anarchistes apparaissent sur le campus. Dans un premier temps, la vente de revues anarchistes s’organisa à l’U.L.B., puis le cercle Bête et Méchant fut créé par Jean-Marie NEYTS et un petit groupe de ses amis. Il ne faut pas oublier que les lycéens avaient aussi été touchés par les événements de 1968, même si ce n’est pas avec la même ampleur que dans les universités. Il est donc très probable que ceux-ci aient aussi eu envie de faire leur « révolution » une fois arrivés à l’université. Ils rejoignirent donc les anarchistes, en s’intégrant notamment aux groupes Liaisons.