Conclusion générale
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L’ambition de notre mémoire était de bâtir l’histoire du mouvement anarchiste à l’échelle de la Saône-et-Loire de ses balbutiements durant la grève de 1878 jusqu’à l’entrée de la France dans la Grande Guerre. Nous l’avons vu, à la veille de la première guerre mondiale, le mouvement anarchiste est plus ou moins organisé au sein d’organisations, anarchistes comme la FCA ou syndicalistes comme la CGT. Ses structures et leurs militants relayaient depuis des années une puissante propagande antimilitariste et l’on pouvait penser que les anarchistes étaient prêts à s’opposer à la guerre. La FCA avait même commencé dès 1911 à proposer des plans d’actions pour saboter une éventuelle mobilisation et préparer la révolution sociale [1] . Pourtant, nos sources ne mentionnent aucun acte qui pourrait nous laisser penser que les anarchistes du département aient tenté de résister à la mobilisation. A l’instar des signataires du « manifeste des seize », les anarchistes semblent s’être ralliés à « l’union sacrée ». Bouhey consacre même un chapitre à ce sujet : « Beaucoup de bruit pour rien ? [2] » où il insiste sur le paradoxe entre des années de propagande antimilitariste et la faible résistance des anarchistes à la mobilisation.
D’un point de vue géographique, nous avons essayé de mettre en avant la pertinence d’une étude de l’ensemble de la Saône-et-Loire. Si tout au long de la période l’essentiel de l’action a lieu à Montceau-les-Mines et ses environs, nous avons montré à plusieurs reprises comment les anarchistes de Saône-et-Loire ont essayé de s’organiser au niveau du département. Ainsi, dès les premières actions de la bande noire, on a vu que l’association essayait de se développer bien au delà de Montceau-les-Mines. En 1886, les anarchistes, sous l’impulsion de Royer et Cottin, tentaient même de fédérer l’ensemble des groupes du département.
Cette volonté de s’organiser est une constante chez les anarchistes de la région, ainsi en 1908, ils se joignaient à l’ensemble des révolutionnaires pour créer un journal : le Cri de Saône-et-Loire, puis pour fonder une organisation révolutionnaire : « la Fédération Révolutionnaire de Saône-et-Loire ». Cette particularité locale peut probablement s’expliquer par le fait que depuis ses débuts, l’anarchisme des ouvriers de la région était très ouvert. On peut dire que le degré de « culture anarchiste » des compagnons étaient relativement faible avant l’arrivée de Lucien Weil et Benoit Broutchoux dans la région, ce qui a peut-être permis une meilleure entente entre eux, en évitant les excessives querelles idéologiques qui de tout temps déchiraient le mouvement. La deuxième particularité de cet anarchisme local est sans doute la rapide marginalisation de la « propagande par le fait ». En effet, pour Maitron, « l’ère des attentats [3] » correspond aux années 1892-1894. Or, l’apogée de « l’anarchisme insurrectionnel » dans la région est atteinte avec les dynamitages de 1884. Dès le deuxième procès des bandes noires en 1885, le chapitre de la « propagande par le fait » se termine en Saône-et-Loire. On ne doit pourtant pas négliger la portée de ces événements. En effet, le gouvernement prend très au sérieux la menace de ce premier mouvement de « protestation populaire » :
« Le procès s’ouvre dans une atmosphère de peur. […] C’est que les pouvoirs publics ont vu dans ces émeutes un véritable complot et même l’essai, heureusement prématuré, d’un soulèvement général sur tout le territoire. [4] »
A la fin des années 1880, le mouvement anarchiste de Saône-et-Loire est à l’agonie. Pourtant, les libertaires subiront de plein fouet la répression des années 1893-1894 qui, paradoxalement, contribue à « réveiller » un mouvement qui semblait moribond. L’arrivée de Lucien Weil, puis celle de Benoit Broutchoux va contribuer au regain de vitalité du mouvement dans les années 1896•1900. Bouhey note d’ailleurs que :
« même si les membres [des groupes] répudient toute forme d’autorité, beaucoup d’entre eux n’en sont pas moins soumis à un « chef », soit que ce dernier bénéficie en tant que fondateur du groupe d’un ascendant naturel sur les autres, soit qu’il se soit imposé en raison du rôle régional ou national qu’il assume à l’intérieur du mouvement, soit que son charisme, sa sincérité ou son dynamisme l’ait
distingué aux yeux des autres[...] [5] ».
Tout au long de notre étude, nous avons utilisé abondamment les avancées historiographiques pour étayer notre argumentation. Ainsi, les concepts de « compagnonnage » ou de « culture anarchiste » développés par Bouhey s’avèrent très pertinents pour appréhender le monde anarchiste de la région. Nous avons également tenté de diriger notre réflexion sur le problème récurrent de « l’identité anarchiste » ; pour cela, nous avons d’abord mis en avant l’idée du « compagnonnage » comme socle de cette identité. Ensuite nous avons puisé dans les contributions de Bouhey, Manfredonia et même Pessin [6] pour réfléchir à « l’imaginaire anarchiste », notamment à travers la chanson [7] ou les moyens d’envisager le changement social [8] . Si l’œuvre de Maitron reste irremplaçable pour aborder toute étude du mouvement anarchiste français, nous avons plusieurs fois été amenés à reprendre les critiques adressés à son travail par des auteurs comme Bouhey ou Manfredonia. Ainsi, notre étude locale semble bien confirmer la thèse, parfois controversée [9] , de Bouhey concernant l’organisation et la création de véritables « réseaux anarchistes » dès le début des années 1880 [10].
De plus, au tournant du siècle, même si la « dispersion des tendances » proposée par Maitron est bien réelle, l’apport de la « typologie manfredonienne » nous force à la nuancer. En effet, la propagande anarchiste est peut être éclectique, mais nous avons montré qu’elle était motivée par une vision commune du changement social à la croisée des idéaux-types « syndicalistes » et « éducationnistes » proposés par Manfredonia. Ainsi, on peut penser comme le suggère Manfredonia, que la fonction de l’anarchisme « n’est donc pas purement négative ou critique ».
« Son but n’est pas exclusivement la destruction des institutions autoritaires mais de favoriser ’’ les efforts visant à créer des relations, des structures et des situations sans autorité ni hiérarchie.’’ En cela cet anarchisme peut être qualifié de positif. [11] »
L’anarchisme des compagnons n’était donc pas un simple mouvement contestataire mais bien une force de proposition. Il s’agissait pour les « éducationnistes » d’abattre « la bastille intérieure » des préjugés qui empêchait l’homme d’être libre. Il s’agissait de vivre en anarchiste dès maintenant, sans attendre l’hypothétique révolution sociale. Ainsi Libertad écrivait :
« Il n’y a pas de futur, il n’y a pas d’avenir, il n’y a que le présent. Vivons-nous ! Vivons ! La résignation, c’est la mort. La révolte c’est la vie ! [12] ».
Amour libre, anti-alcoolisme, néo-malthusianisme, milieux libres etc..., la « dispersion des tendances » ne traduisait peut-être en fait que cette volonté partagée par de nombreux compagnons de vivre immédiatement en adéquation avec leur idéal commun, qu’ils appréhendaient chacun à leur manière : l’anarchie.
[1] BOUHEY Vivien, op.cit., p. 430.
[2] Ibid. p. 432 et suiv.
[3] MAITRON Jean, op.cit., p. 206 et suiv.
[4] MAITRON Jean, op.cit., p157.
[5] BOUHEY Vivien, op.cit., p. 202 sq.
[6] PESSIN Alain, la Rêverie anarchiste (1848-1914), Librairie des Méridiens, 1982.
[7] MANFREDONIA Gaetano, La chanson anarchiste en France : des origines à 1914, l’Harmattan, 1997.
[8] MANFREDONIA Gaetano, Anarchisme et changement social, Atelier de création libertaire, 2007.
[9] Voir DUCOULOMBIER Romain, « Ni Dieu, ni maître, ni organisation » in La Vie des idées, 11 mai 2009.
[10] Voir par exemple le rôle régional du compagnon Monod de Dijon.
[11] MANFREDONIA Gaetano, Anarchisme...op.cit., p103
[12] LIBERTAD Albert, « Aux résignés » in l’Anarchie – 13 avril 1905.