Introduction
La mouvance autonome est en France une composante généralement méconnue de l’extrême-gauche. Si elle a fait une apparition assez médiatisée entre 1977 et 1979, la forme groupusculaire sous laquelle elle a survécu jusqu’à aujourd’hui l’a fait relativement tomber dans l’oubli. Il est vrai que parler de mouvance autonome en France après 1979 est controversé. Pour beaucoup d’autonomes de cette époque, le mouvement est définitivement mort peu après la manifestation du 23 mars. Pourtant, les formes de survivance sont multiples, en particulier dans les squats parisiens ou dans des apparitions de type émeutières. Le Centre Autonome Occupé (1983-1984), le Réseau Autonome Parisien de 1990, l’Assemblée de Jussieu de 1998 [1], ou plus récemment les Black Block dans le mouvement altermondialiste témoignent de cette survivance [2]. Mais cette analyse historique est critiquée par ceux qui préfèrent insister sur les différences entre les mouvements et les époques.
Si un consensus général se dégage pour situer l’apogée du mouvement entre 1977 et 1979, suivant la génération et le parcours personnel des personnes interrogées, la naissance et la disparition du mouvement sont situées à des dates différentes. Pour les plus âgés, c’est-à-dire pour ceux qui ont participé au mouvement de 1968, le mouvement autonome est parfois perçu comme le simple prolongement de celui de 1968. Ces militants plus âgés percevant le mouvement avec plus de recul, ils ont tendance à le relier avec ceux qui l’ont précédé et ceux qui l’ont suivi. Ainsi, pour une militante de la génération des années 50, même s’il n’y a plus de mouvement autonome aujourd’hui du fait de l’absence de coordination autonome, il existe par contre toujours des groupes autonomes. Pour Thierry [3], ancien soixante-huitard et ancien autonome, le mouvement dure jusqu’en 1985. Pour Yann Moulier-Boutang, qui avait 18 ans en mai 1968, le mouvement commence en 1973 [4]. Mais pour ceux qui n’ont pas connu 1968, il y a bel et bien une rupture en 1976-1977 avec le mouvement précédent. Cette génération de 1977 se démarque aussi généralement de la mouvance des années 80 [5]. Les plus jeunes perçoivent mal la rupture de 1979. Ainsi, pour Stéphane [6], qui n’avait que 16 ans en 1977, c’est plutôt l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 qui marque la fin du mouvement. Pour Bertrand [7], qui avait 18 ans en 1977, le mouvement dure jusqu’en 1982. Pour beaucoup de ceux qui n’ont pas connu le mouvement de 1977, le mouvement autonome se prolonge après 1982.
Avant d’étudier la mouvance autonome, il convient tout d’abord de s’attaquer aux confusions qu’entraîne inévitablement l’emploi du terme d’ « autonomie ». Le concept d’ autonomie prolétarienne peut être défini comme l’autonomie du prolétariat dans sa lutte contre l’Etat bourgeois et le capitalisme. Cette autonomie du prolétariat sous-entend aussi une autonomie vis-à-vis des organisations politiques et des syndicats. A partir de là, on peut dégager différentes interprétations de l’autonomie prolétarienne. En Italie, certains groupes opéraïstes [8] mettent en avant dans les années 70 la volonté de construire un « parti autonome », et privilégient l’autonomie à l’égard des syndicats, considérés comme des rouages de l’Etat et du capitalisme. A l’opposé, des syndicalistes-révolutionnaires se réclament aux aussi de l’autonomie prolétarienne en mettant en avant l’autonomie à l’égard des organisations politiques.
Ce concept d’autonomie ouvrière est lié à un autre plus ancien : celui de « conseils ouvriers », plus connu dans sa traduction russe de « soviets ». Les « soviets », ou conseils ouvriers, font leur apparition en Russie en 1905. Il s’agit d’assemblées ouvrières fonctionnant selon les principes de la démocratie directe. Je ne m’attarderai pas ici sur la forme bureaucratique et stalinienne qu’ont ensuite prise les soviets en URSS. Des conseils ouvriers ont aussi fait leur apparition en Allemagne en 1918, ainsi qu’en Italie en 1919 et 1920. Les conseils ouvriers sont un véritable pouvoir ouvrier insurrectionnel.
D’après Spartacus, le concept d’autonomie ouvrière serait apparu en Italie dans les années 50 [9]. Il se développe ensuite dans les années 60 à travers le courant opéraïste. En France, ce concept se répand surtout après 1968. Le groupe maoïste « Vive La Révolution » conclut ainsi l’une de ses brochures parue en 1970 par le slogan « Vive l’autonomie prolétarienne ! » [10]. Ce concept d’autonomie prend ensuite une nouvelle dimension en Italie à partir de 1973 avec l’apparition d’une coordination autonome de travailleurs puis la multiplication des groupes politiques se réclamant de l’autonomie ouvrière [11]. Dès cette époque, on peut remarquer une confusion entre conseils ouvriers et groupes politiques. A partir de là, il est fondamental de distinguer d’une part l’ « autonomie ouvrière » ou « autonomie prolétarienne », en tant que forme de lutte de la classe ouvrière ou du prolétariat, et d’autre part, « les Autonomes », en tant que tendance politique de l’extrême-gauche. En l’occurrence, mon étude ne porte pas sur l’autonomie prolétarienne mais bien sur les Autonomes. Le A majuscule est ainsi parfois utilisé pour marquer cette différence [12]. Contrairement à l’Allemagne des années 80 ou à l’Italie des années 70 où les autonomes sont la composante majoritaire de l’extrême-gauche et rassemblent jusqu’à plusieurs dizaines de milliers de personnes, en France la mouvance autonome n’y est qu’une petite minorité marginale qui n’a jamais rassemblé plus de 2 000 militants [13] à son apogée et seulement quelques centaines de personnes par la suite.
La mouvance autonome n’est pas la seule composante de l’extrême-gauche à se réclamer de l’autonomie prolétarienne. L’ultra-gauche [14], les syndicalistes-révolutionnaires, ou certains groupes maoïstes, peuvent aussi y faire référence. L’autonomie est cependant l’une des caractéristiques des autonomes : autonomie par rapport aux syndicats, autonomie par rapport à l’Etat (refus de l’électoralisme ou de pratiques encadrées par la loi), et autonomie par rapport au capitalisme (refus des rapports marchands). Rassemblant des idéologies diverses allant de l’anarchisme au maoïsme en passant par l’opéraïsme, la mouvance autonome se distingue essentiellement des autres composantes de l’extrême-gauche par un certain nombre de pratiques de type spontanéiste : squats, « autoréductions » [15], émeutes, sabotage et pratique clandestine de la lutte armée. Les autonomes se distinguent aussi par leur forme d’organisation, reposant sur la démocratie directe et l’autonomie de chaque groupe. Cette forme d’organisation peut se décliner de différentes manières : coordinations composées de délégués de chaque groupe, assemblées générales, mais aussi et le plus souvent réseau informel, voir inorganisation ou désorganisation. Mais ce qui fonde le mouvement autonome en France, c’est avant tout le rejet de l’extrême-gauche institutionnelle, que ce soit sous sa forme trotskyste, maoïste, ou anarchiste.
Les autonomes sont parfois confondus avec le mouvement alternatif, en raison de certaines pratiques similaires comme les squats, mais aussi d’origines communes au sein du mouvement antinucléaire. Contrairement aux autonomes, le mouvement alternatif cherche à construire, comme son nom l’indique, une « alternative » politique et économique au sein même du système capitaliste. A la différence des autonomes, le mouvement alternatif ne rejette pas les pratiques citoyennes et électoralistes mais refuse par contre généralement la violence et les pratiques s’éloignant trop de la légalité. Le mouvement des Verts est ainsi bien représentatif de cette ligne politique alternative.
Les autonomes sont aussi parfois confondus avec l’ultra-gauche (et notamment avec les situationnistes). Ainsi, par exemple, le groupe « Combat Pour l’Autonomie Ouvrière » (CPAO, implanté à Rouen en 1977-1978) n’est pas, comme son nom pourrait le laisser penser, un groupe autonome mais un groupe conseilliste. Il y a pourtant de nombreuses différences entre ces deux courants : contrairement aux autonomes, l’ultra-gauche refuse l’antifascisme et les luttes de libération nationale, ainsi que les pratiques minoritaires ne s’inscrivant pas dans le cadre d’un mouvement de masse : en particulier, les pratiques clandestines de lutte armée. A la différence de l’ultra-gauche, les autonomes ne sont pas non plus exempts de léninisme ou de référence au concept de parti, que ce soit dans le maoïsme ou l’opéraïsme. Cependant, il est aussi évident qu’il existe des passerelles entre l’ultra-gauche et les autonomes. Yann Moulier-Boutang, principal leader du mouvement autonome en France, venait d’ailleurs lui-même de l’ultra-gauche (en l’occurrence du groupe « Informations et Correspondances Ouvrières » (ICO)). Par la suite, on retrouve beaucoup d’individus d’ultra-gauche dans la mouvance autonome. Notamment, un des autonomes que j’ai interviewé, Stéphane [16], peut tout à fait être considéré comme d’ultra-gauche. Les personnes d’ultra-gauche impliquées dans la mouvance autonome refusent généralement le militantisme et ont souvent un discours proche de celui des situationnistes [17]. Pour cette raison, ceux-ci sont qualifiés de « pro-situs ». Le groupe des « Fossoyeurs du vieux monde » est ainsi représentatif de cette tendance.
Enfin, l’Autonomie étant avant tout une pratique avant d’être une idéologie, contrairement aux autres composantes de l’extrême-gauche, il n’est pas nécessaire de se dire « Autonome » pour en être un, beaucoup d’Autonomes refusant toutes les idéologies et toutes les étiquettes, y compris celle d’ « Autonome ». Ce sont donc avant tout les pratiques d’un individu qui permettent de l’identifier comme étant « un Autonome ». Il en est ainsi par exemple des jeunes de Caen que Bertrand décrit comme des « babas-cool antiflics ». Pour Bertrand, ces jeunes n’étaient pas des Autonomes car pour lui cette étiquette désignait les militants parisiens. Mais si l’on s’en tient aux pratiques des ces jeunes, on peut tout à fait les considérer comme des Autonomes. Il ne suffit pas cependant d’avoir une pratique autonome pour être « un Autonome ». Encore faut-il aussi en avoir la culture, un élément important de cette identité politique [18]. Les fréquentations d’un individu peuvent aussi permettre de l’identifier comme étant « un Autonome » : fréquentations qui feront que tel individu sera perçu comme tel de l’extérieur de la mouvance en étant assimilé « aux Autonomes », ou inversement comme le disait Bertrand en 1996, que « la mouvance reconnaîtra les siens ».
Mon étude porte donc sur la mouvance autonome en France, de son apparition en 1976, jusqu’à 1984. Le choix de l’année 1984 comme délimitation du sujet correspond avant tout à une volonté de conserver une certaine distance historique, en l’occurrence deux décennies. Dans une première partie, j’étudierai la mouvance française dans son ensemble (en particulier sa presse) en la comparant avec ses homologues italiens et allemands. Dans un second temps, j’essaierai de distinguer les principales tendances du mouvement (Camarades, l’Organisation Communiste Libertaire, l’Autonomie désirante, autres collectifs et groupes informels…). Enfin, dans une dernière partie, j’étudierai la mouvance sous l’angle des principales luttes qui la traversent (squats, collectifs étudiants et groupes de lycéens, collectifs de femmes, lutte armée et pratiques clandestines).
[1] Voir « Le Lundi au soleil. Recueil de textes et de récits du « mouvement des chômeurs ». Novembre 1997 – avril 1998 », La bande à 35 heures par jour, L’INSOMNIAQUE 1998
[2] Sur la mouvance des années 90, voir notamment le récit romancé mais autobiographique de Lola Lafon : Une Fièvre impossible à négocier, FLAMMARION 2003
[3] Pseudonyme d’un anarchiste individualiste proche de l’Autonomie désirante (entretien du 06/04/2004)
[4] (4) Entretien avec Yann Moulier-Boutang (05/05/2004)
[5] Entretiens avec Cécile (pseudonyme d’une militante du Comité de Soutien à la RAF, 26/02/2004) et Jean-Paul (pseudonyme d’un militant maoïste de La Cause du Peuple, 17/04/2002)
[6] (Pseudonyme d’un squatter du 20e arrondissement de Paris (entretien du 29/01/2004)
[7] Pseudonyme d’un autre squatter du 20e arrondissement de Paris (entretien du 12/04/2004)
[8] Littéralement « ouvriéristes ». Courant marxiste italien à l’origine du mouvement autonome. L’opéraïsme se distingue principalement de l’ouvriérisme traditionnel par la référence au prolétaire précaire comme principale figure révolutionnaire, le concept de « communisme immédiat » en opposition à celui de phase de transition socialiste, ainsi que par la mise en avant du refus du travail comme moteur de la lutte de classe.
[9] « Information sur la « sphère de l’Autonomie » en Italie », page 5, L’Autonomie. Le mouvement autonome en Italie et en France, SPARTACUS 1978
[10] « Changer la vie ! », Roland Castro, Document politique n° 1 de Vive La Révolution. Cité dans Les Maoïstes. La folle histoire des gardes rouges français, page 180, Christophe Bourseiller, PLON 1996
[11] La Violence politique et son deuil, pages 48-51, 237, Isabelle Sommier, PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES 1998
[12] L’Autonomie. Le mouvement autonome en Italie et en France, SPARTACUS 1978
[13] Effectifs du meeting autonome organisé à la Mutualité le 23 avril 1979
[14] Terme utilisé pour désigner les groupes marxistes se réclamant du communisme de conseils (faisant référence aux conseils ouvriers) et qualifiés pour cette raison de « conseillistes » ou de « luxembourgistes » en référence à Rosa Luxemburg. L’ultra-gauche se distingue de l’extrême-gauche par le rejet de l’électoralisme, des partis politiques, du syndicalisme, du léninisme, de l’antifascisme, des luttes de libération nationale, et des pratiques minoritaires ne s’inscrivant pas dans le cadre d’un mouvement de masse (pratiques clandestines de lutte armée notamment). Voir Histoire générale de l’ ultra-gauche, Christophe Bourseiller, DENOËL 2003
[15] Pratique consistant pour des consommateurs à imposer par un rapport de forces une réduction du prix d’un produit ou d’un service. L’autoréduction peut être pratiquée individuellement ou collectivement et aller jusqu’à la gratuité : refus de payer les factures d’électricité ou de téléphone, fraude dans les transports en commun, vol ou pillage dans les supermarchés, fait de rentrer dans un cinéma ou dans un concert ou de quitter un bar ou un restaurant sans payer…
[16] (16) Pseudonyme d’un squatter du 20e arrondissement de Paris (entretien du 29/01/2004)
[17] « les premiers bombages qu’ on a fait, c’était le bombage situ « Ne dites plus « Bonjour monsieur le professeur », dites « Crève salope ! » » (…) On bombait aussi vachement des trucs sur la vie : je me rappelle d’ un gros « Orgasme » qu’on avait bombé en bas dans le hall du CES (…) On lisait aussi les situs, mais les situs c’était encore autre chose, c’était pas pour la théorie des situs, les situs ce qui nous amusait c’était le côté joueur, on aimait bien ça (…) Le gros slogan de l’époque, de toute façon, c’était : « Ne travaillez jamais », « Rejoignez l’armée du crime » » (entretien avec Stéphane). « En mai 1983, il y avait deux groupes : ceux qui étaient plus du côté des situs et ceux qui se disaient fondamentalement antifascistes » (entretien avec Bruno (pseudonyme d’un autonome des années 80), 16/04/2002). Pour Bertrand, il faut distinguer trois composantes dans les squats autonomes parisiens du début des années 80 : les délinquants, les anarchistes, et les « pro-situs ».
[18] « le mouvement autonome n’ était pas politique ! C’était pas un mouvement politique du tout ! Mais ce n’est pas un mouvement social non plus ! C’est un mouvement presque culturel… je sais même pas comment définir ça : c’était un mode de vie presque. » (entretien avec Bruno)