La mouvance française
Plusieurs composantes sont à l’origine de l’apparition du mouvement autonome en France. D’une part, des groupes ou des courants politiques plus ou moins organisés en tant que tel. D’autre part, des groupes informels ou des individus qui ne font partie d’aucun groupe et qui développent progressivement des pratiques autonomes au milieu des années 70, sans nécessairement se revendiquer de l’autonomie. A travers ces différents groupes, les autonomes français sont principalement issus de six courants idéologiques plus ou moins différents : l’opéraïsme, le communisme libertaire, l’anarchisme individualiste, le maoïsme spontanéiste, et enfin le conseillisme, au sein duquel il faut distinguer le discours situationniste [1].
Quatre groupes politiques ont un rôle déterminant : Camarades, Marge, l’Organisation Communiste Libertaire (OCL), et La Cause du Peuple. Camarades est un petit groupe d’une dizaine de militants opéraïstes fondé en 1974 par Yann Moulier-Boutang. Marge est, comme son nom l’indique, un groupe essayant de d’organiser politiquement les marginaux (délinquants, prostituées, anciens prisonniers, homosexuels, travestis, militants de l’anti-psychiatrie, toxicomanes…). L’OCL est le résultat de l’exclusion de l’Union des Travailleurs Communistes Libertaires au congrès de l’Organisation Révolutionnaire Anarchiste en juin 1976. L’OCL rassemble à cette époque environ 70 militants sur la région parisienne et entre 300 et 500 au niveau national.
Enfin, La Cause du Peuple était le nom du journal de la Gauche Prolétarienne fondé en 1968. Représentant la tendance la plus spontanéiste du maoïsme, la Gauche Prolétarienne est au début des années 70 l’une des plus importantes organisations de l’extrême-gauche. Interdite le 27 mai 1970 pour avoir organisé une émeute dans le quartier latin à l’occasion du procès d’un de ses dirigeants, plusieurs centaines de militants de la Gauche Prolétarienne sont incarcérés cette année-là. Le 25 février 1972, un militant de la Gauche Prolétarienne, Pierre Overney, est tué par un vigile de l’usine de Renault-Billancourt. Après une brève tentative de passage à la lutte armée (la Nouvelle Résistance Populaire), les dirigeants décident d’auto-dissoudre l’organisation le 1er novembre 1973. Mais de nombreux militants de base refusent cette dissolution [2]. Dès novembre 1974, ces militants vont faire reparaître La Cause du Peuple [3]. Jean-Paul [4] faisait partie de cette mouvance tournant autour de la nouvelle Cause du Peuple. Pour lui, entre 1973 et 1977, il y avait une mouvance d’ « éléments incontrôlés » regroupant ceux qui deviendront ensuite les autonomes. En novembre 1977, les derniers militants de la Cause du Peuple finiront par abandonner le maoïsme pour créer un nouveau collectif : « Offensive et Autonomie ».
Parallèlement à la nouvelle Cause du Peuple, deux autres groupes sont eux aussi issus de la Gauche Prolétarienne : « Vaincre et Vivre » et les Brigades Internationales. D’après Christophe Bourseiller, « Vaincre et Vivre » était la branche légale des Brigades Internationales et était composé d’une dizaine de militants ouvriers [5]. Alors que les Brigades Internationales se sont spécialisés dans l’assassinat de diplomates étrangers, « Vaincre et Vivre » organise des actions plus locales comme par exemple l’agression à son domicile du directeur des Charbonnages de France, le 12 janvier 1976. D’après Christophe Bourseiller, la création des Noyaux Armés Pour l’Autonomie Populaire (NAPAP) seraient le résultat de la fusion des Brigades Internationales et de « Vaincre et Vivre ». L’assassinat de Jean-Antoine Tramoni (le vigile de Renault qui avait tué Pierre Overney) le 23 mars 1977 est alors la première action des NAPAP.
Alors que le mouvement autonome italien est à la veille de son apogée, en France, à la rentrée 1976, Camarades appelle différents collectifs parisiens à une réunion afin de s’inscrire dans la dynamique italienne. Ces différents groupes sont de fait déjà autonomes sans avoir théorisé l’autonomie en tant que telle. Lors de cette réunion (qui se tient à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, à Paris), Camarades propose à tous ces groupes de créer un « collectif d’agitation » dans le but de se coordonner et de développer en France les pratiques de lutte mises en œuvre en Italie, comme par exemple les autoréductions ». Le Collectif d’Agitation regroupe alors une quarantaine de jeunes âgés entre 20 et 25 ans : le comité de chômeurs du 15e arrondissement, les Collectifs Etudiants Autonomes (CEA), le collectif autonome de la BNP, ainsi que des militants de La Cause du Peuple dont certains comme Guy Dardel sont plus connus comme faisant partie de « la bande de Rueil » [6]. Les différents groupes du Collectif d’Agitation se coordonnent en envoyant des délégués aux réunions. L’une des premières actions du Collectif d’Agitation sera une intervention contre les cinémas projetant le film « Mourir à Entebbe » [7]. D’autres groupes vont progressivement rejoindre le collectif d’agitation, comme par exemple « L’Encrier » (un autre groupe maoïste). D’après Jean-Paul, le Collectif ne se réunira que deux ou trois fois rue d’Ulm et dès le début de l’année 1977, des Assemblées Générales Autonomes rassemblant 200 à 300 personnes se tiennent à l’université de Jussieu. Par la suite, le collectif d’agitation sera désigné sous l’appellation d’ « Inter-Collectifs » et ses membres seront progressivement identifiés à ceux de Camarades.
Mais l’un des principaux évènements de l’année 1977 est le rassemblement antinucléaire qui se déroule à Creys-Malville [8] les 30 et 31 juillet contre la construction du surgénérateur Superphénix. Cette manifestation internationale rassemblant plusieurs dizaines de milliers de personnes tourne à l’émeute. Au cours des affrontements, un militant de la Fédération Anarchiste, Vital Michalon, est tué par les forces de l’ordre en étant frappé par un tir de grenades. Ce rassemblement est surtout l’occasion pour les autonomes de prendre conscience qu’ils sont nombreux à ne pas être embrigadés dans les différentes organisations de l’extrême-gauche institutionnelle. Beaucoup de manifestants s’aperçoivent aussi au cours du rassemblement de la flagrance du décalage qui existe désormais entre les gauchistes qui essayent de rester dans la légalité et les inorganisés qui veulent poursuivre un combat radical. Contrairement au témoignage de Jean-Paul, les auteurs de l’ouvrage sur le mouvement autonome publié par les éditions Spartacus (de tendance conseilliste) [9] présentent cet événement comme fondateur dans l’histoire du mouvement autonome en France.
Les auteurs de Spartacus évoquent ainsi l’apparition de « groupes autonomes anti-nucléaires » [10] sur la région parisienne suite au rassemblement de Creys-Malville. C’est selon eux l’écœurement pour les pratiques des organisations gauchistes qui provoque le regroupement des mécontents dans les AGGAP (Assemblées Générales des Groupes Autonomes Parisiens) :
« la rupture avec le gauchisme a porté essentiellement sur les manifestations de rue : à la manifestation des organisations gauchistes canalisée par un service d’ordre militaire dans une simple balade où tout le monde défoule sa révolte momentanée en gueulant les mêmes slogans dictés par un mégaphone, les autonomes opposent des manifestations où chaque groupe de huit à dix personnes assure sa propre auto-défense (et c’est avant tout dans ce sens qu’ ils parlent d’ autonomie des groupes), avec des objectifs concrets (bombages, attaques de magasins, de garages, de banques, etc.). » [11]
Mais les auteurs de Spartacus signalent aussi que le mouvement va au-delà des seuls groupes autonomes parisiens et précisent qu’il existe déjà depuis quelques années
« une multitude de groupes autonomes de quartier ou de ville, répartis un peu sur tout le territoire, et regroupés autour d’ une librairie parallèle, d’ une association d’entraide, d’ une revue ou même d’ un simple bouquin. Ou encore, certains groupes plus ou moins informels sur des quartiers qui se sont retrouvés autour d’une « pratique de rupture » commune en dehors de tout appareil partidaire ou syndical, telles les occupations de maisons actuellement assez répandues ou les timides apparitions d’autoréductions, comme à Toulouse. » [12]
Mais c’est un autre évènement qui va provoquer l’apparition au grand jour du mouvement autonome. Le 5 septembre, le président du patronat allemand, Hans Martin Schleyer, est enlevé par la Fraction Armée Rouge (RAF). La RAF exige en échange la libération de ses militants incarcérés. Le 13 octobre, un commando palestinien détourne un avion de la Lufthansa et prend en otages ses passagers pour appuyer les revendications de la RAF. Dans la nuit du 17 au 18 octobre, les autorités allemandes mettent fin au détournement d’avion, puis annoncent au levée du jour le « suicide » de trois militants de la RAF (Andreas Baader, Gudrun Ensslin, et Karl Jaspe) à la prison de Stammhein. Pour tous les militants d’extrême-gauche, ces trois prisonniers ont été assassinés. L’édition du mardi 18 octobre du journal Libération a alors été bouclée trop tôt pour prendre en compte les évènements survenus pendant la nuit. Dans ce numéro, le journal officialise sa rupture avec le mouvement révolutionnaire en condamnant l’action de la RAF et en titrant sa Une : « RAF-RFA : la guerre des monstres ». Le lendemain, la RAF annonce la mort de Hans Martin Schleyer.
Le mercredi 19 octobre, une réunion des autonomes est organisée à Paris. Elle rassemble 70 personnes. Le jeudi 20, une nouvelle réunion regroupe une centaine d’autonomes. La mort des militants de la RAF est un choc pour beaucoup. Il s’agit donc d’organiser une mobilisation immédiate dès le vendredi soir. La police empêche le rassemblement : 300 personnes sont arrêtées. Le samedi, 200 autonomes se réunissent à l’université de Vincennes. Les autonomes considèrent alors la condamnation de la RAF par Libération comme une trahison.
Ce journal issu du mouvement maoïste était en effet perçu jusqu’à présent par beaucoup de militants d’extrême-gauche comme le journal officiel du mouvement révolutionnaire : beaucoup de militants, y compris les futurs autonomes, avaient participé à sa fondation en 1973 en se cotisant. La plupart des groupes d’extrême-gauche avaient alors l’habitude de publier leurs communiqués dans le journal, qui se voulait autogéré et écrit en partie par ses lecteurs. Mais depuis 1973, les journalistes de Libération avaient aussi évolué, abandonnant progressivement leurs références révolutionnaires pour former un quotidien classique. En 1977, beaucoup de militants d’extrême-gauche refusent cette évolution du journal, qu’ils considèrent encore comme le leur. Pour toutes ces raisons, les autonomes occupent les locaux de Libération le dimanche 23 octobre et exigent de pouvoir y publier une page, manière aussi de protester contre le refus du journal de publier certains appels à la mobilisation au cours de la semaine. Les journalistes refusant les revendications des autonomes, l’occupation se poursuit toute la journée, empêchant ainsi la parution du journal le lendemain.
La mobilisation se poursuit alors contre l’extradition de Klaus Croissant, avocat de la RAF réfugié en France. Les autonomes se font alors surtout remarquer par leurs actions émeutières dans les manifestations : cassages de vitrines et affrontements avec la police en particulier. Par la suite, ces actions violentes des autonomes seront systématiques lors de toutes les manifestations. Cette mobilisation fait prendre de l’ampleur au mouvement autonome : ainsi, le samedi 29 octobre, l’Assemblée Parisienne des Groupes Autonomes (APGA) réunit 500 personnes à l’université de Jussieu. A partir de ce moment là et jusqu’au mois d’avril, des assemblées générales autonomes rassemblant entre 200 et 300 personnes se tiendront chaque semaine à Jussieu.
Klaus Croissant est finalement extradé le 16 novembre. Une dernière manifestation est organisée le vendredi 18 rassemblant entre 10 000 et 30 000 personnes. Les autonomes y interviennent avec des cocktails Molotov : quinze policiers sont blessés et plusieurs banques incendiées. A la même époque, beaucoup d’autonomes avaient ouvert des squats dans le 14e arrondissement. La plupart de ces squats sont expulsés le 24 novembre, ce qui est à nouveau l’occasion d’affrontements émeutiers contre la police.
Tirant les leçons de leur dépendance envers Libération, les autonomes décident de créer leur propre journal : L’Officiel de l’autonomie, qui paraît le 1er décembre. Mais ce journal ne semble pas être représentatif de l’ensemble du mouvement, qui est divisé entre Camarades, l’OCL, et les « désirants ». Si L’Officiel de l’autonomie est une bonne synthèse entre Camarades et l’OCL, il semble aussi que les désirants ne s’y reconnaissent pas vraiment. L’autonomie désirante rassemble alors le groupe Marge et des militants autour de Bob Nadoulek qui viennent de quitter Camarades. Mais les désirants ce sont aussi tous les autonomes inorganisés qui se reconnaissent plus ou moins dans les « Indiens métropolitains » italiens. Plus ou moins anarchistes ou individualistes, les désirants refusent les structures organisationnelles trop formalisées et préfèrent mettre en avant les luttes dépassant le cadre strictement économique, en particulier tout ce qui est lié à la vie quotidienne. En ce sens, les désirants se rapprochent des situationnistes. Mais dans la pratique, l’activité désirante semble généralement se limiter à la défense des squats, à l’organisation d’autoréductions, ou à des activités de type émeutières.
Les Assemblées Générales (AG) autonomes qui se tiennent chaque semaine à l’université de Jussieu se déroulent dans la confusion et le désordre le plus complet. Ainsi par exemple celle du jeudi 19 janvier 1978 : 300 autonomes environ y participent. Cette AG a lieu alors que se déroulent les élections universitaires. Les autonomes en profitent pour saccager les bureaux de vote et dérober les urnes. Patrick [13] décrit ainsi l’AG de ce jour-là : « Il n’ y avait pas d’ électricité, il y avait une fille qui dansait à poil… Pendant ce temps-là il y avait les urnes des élections qui étaient en train de brûler… ». La plupart du temps, ces AG ont lieu le samedi après-midi. Pour Patrick, « il y avait vraiment de tout : surtout des jeunes, mais aussi des enquêteurs de police. C’était entre 20 et 30 ans, avec 90 % de mecs. Il y avait aussi des jeunes casseurs des banlieues. Personne ne pouvait parler à part les grandes gueules, c’était pas du tout constructif ». Dès les premières AG, des militantes de l’OCL dénoncent le comportement machiste de certains garçons [14].
Le week-end des 21 et 22 janvier 1978, le groupe Marge organise un grand rassemblement autonome à Strasbourg contre l’espace judiciaire européen. La quasi-totalité des autonomes, y compris l’OCL, se joignent à ce rassemblement. Camarades refuse d’y participer en en dénonçant le manque d’organisation et le manque d’ancrage local [15]. C’est sans doute la préparation de ce rassemblement qui provoque le départ de certains militants de Camarades, comme Bob Nadoulek, qui rejoignent alors les thèmes de l’autonomie désirante et participent à la création au mois de janvier de la revue « Matin d’ un Blues ». Le rassemblement du 21 et 22 janvier est un fiasco. Le déploiement de plusieurs milliers de policiers empêche les autonomes de se regrouper. D’après Jacques Lesage de la Haye, alors principal animateur de Marge, plusieurs milliers de personnes venus de différents pays auraient essayé de rejoindre ce rassemblement [16]. La police empêche ainsi les autonomes parisiens de descendre de leur car, puis les escorte sur le chemin du retour pour les raccompagner jusqu’à Paris. Sur l’autoroute, les autonomes parisiens profitent cependant d’une halte pour se faire servir gratuitement une soixantaine de repas dans un restaurant. Cette action est alors présentée comme la principale victoire du week-end [17].
Les autonomes parisiens parviennent aussi à s’imposer dans les universités. Le 24 janvier, certains d’entre eux sont agressés par des militants lambertistes [18] à l’université de Nanterre. Deux jours plus tard, les autonomes organisent une action de riposte dans cette même université : le local de l’UNEF tenu par les lambertistes est incendié, le restaurant-universitaire est pillé, et l’une des salles où se déroulent les élections est saccagée. Au mois de février, des concerts punks sont organisés à l’université de Tolbiac.
Cependant, certains militants ne supportent plus le désordre qui règne dans les AG autonomes. Au mois d’avril, les militants de l’OCL décident donc de quitter l’Assemblée Parisienne des Groupes Autonomes (APGA) : « Les Assemblées Générales impréparées, bordéliques, tendues, sont de moins en moins ressenties comme un lieu possible de débats de fond en dehors d’une action immédiate » [19]. A partir de ce moment-là, l’APGA éclate en trois coordinations, réunissant chacune environ 70 personnes [20] : Camarades, l’OCL, et les désirants. L’ « Inter-Collectifs » de Camarades se réunit au 3 rue du Buisson Saint-Louis, dans le 10e arrondissement (Camarades s’auto-dissout officiellement au mois de juin). L’OCL se réunit au 33 rue des Vignoles, dans le 20e arrondissement [21]. Les désirants se réunissent au squat du groupe Marge, au 39 rue des Rigoles (20e arrondissement).
Parmi les cibles attaquées à cette époque de manière violente par des groupes de plusieurs dizaines d’autonomes, on peut citer le Bataclan (suite à la mort d’un jeune tué par un vigile), l’université d’Assas (27), et de nombreuses agences d’intérim. Au mois de juin, les autonomes lancent une campagne contre la hausse des tarifs dans les transports publics, avec notamment le 5 juin la destruction à coups de marteaux et de cocktails Molotov de 170 composteurs dans le métro. Cette campagne se prolonge ensuite par une campagne plus générale contre la politique économique de Raymond Barre et contre la hausse générale des prix, surtout relayée par l’OCL et Camarades [22]. Le 21 décembre, un groupe autonome revendique le sabotage de 1500 parcmètres dans la capitale. Le 13 janvier 1979, une cinquantaine d’autonomes attaquent les commerces situés dans le quartier de la gare Saint-Lazare pour protester contre la hausse des prix. Mais derrière cette action s’en cache une seconde, plus redoutable pour les policiers qui pensent arrêter les autonomes dans la gare Saint-Lazare sans se douter que ceux-ci leur ont en fait tendu un guet-apens [23]. De nombreux policiers pris au piège sont blessés. L’impact de cette action est tel que Valéry Giscard d’Estaing intervient lui-même publiquement pour demander « des sanctions exemplaires » [24].
Mais le mouvement atteint incontestablement son apogée à l’occasion de la manifestation des sidérurgistes qui se déroule dans la capitale le 23 mars 1979. Pour les autonomes, cette manifestation doit être l’occasion de franchir une nouvelle étape dans la montée de la violence populaire, en lui donnant un caractère de masse de type insurrectionnel, sur le modèle des manifestations italiennes. D’après Bruno [25], « ce qui était prévu par l’Autonomie organisée, c’est que, parallèlement au cortège, il devait y avoir quarante mecs armés avec des flingues qui devaient suivre le cortège sur les rues parallèles et braquer tous les commerces, absolument tous ». La police anticipe le danger et procède le matin même à une grande rafle dans le milieu autonome (83 arrestations) [26]. D’après Libération, environ 100 000 personnes participent cette manifestation. Si la manifestation du 23 mars prend effectivement une forme de type émeutière sans précédent dans la capitale depuis 1968, elle ne prend cependant pas un caractère insurrectionnel comme beaucoup d’autonomes s’y attendaient. Pour beaucoup d’autonomes, c’est la rafle de la police qui a empêché que la manifestation prenne une forme plus violente. Stéphane pense aujourd’hui au contraire que cela n’aurait rien changé, la violence de cette manifestation étant selon lui surtout le fait des sidérurgistes [27]. Une affirmation cependant contredite par la presse qui accuse au contraire les autonomes. Soixante manifestants dont deux autonomes sont inculpés à cette occasion.
Le 23 avril, les autonomes parviennent à organiser à la Mutualité un meeting contre la répression rassemblant 2 000 personnes. D’après Jean-Paul, de nombreuses personnes sont venues voir ce jour-là ce que les autonomes avaient à leur proposer : pour lui, le mouvement est mort faute de la capacité des autonomes à proposer une initiative aux personnes venues assister à ce meeting. Pour Alain Pojolat, alors à Camarades, ce sont les désirants qui ont saboté le meeting : « Il y avait un abus de la démocratie. Ce meeting a été complètement saboté par des comportements individuels de mecs qui faisaient un happening ! Il y a eu une irresponsabilité politique grave. C’est bien beau de remettre en cause les organisations qui ont un fonctionnement centralisé ! Si c’est pour que les gens n’aient pas un minimum de discipline pour s’accepter dans leurs diversités, s’écouter, et prendre les décisions politiques, c’est pas la peine ! » [28].
La décomposition du mouvement autonome commence à partir de cette date. La principale explication réside sans doute en Italie, où les principaux leaders de l’Autonomie sont arrêtés le 7 avril. C’est le début de la grande vague de répression qui entraîne en 1980 l’incarcération de 12 000 militants. 600 Italiens s’exilent à l’étranger dont 300 en France. Au-delà de la situation strictement italienne, c’est le modèle politique des autonomes qui s’effondre. Trois types d’attitudes peuvent alors être observés : la radicalisation dans la lutte armée et le grand banditisme, le repli stratégique, et la dérive toxicomane. Action Directe fait ainsi son apparition le 1er mai en mitraillant le siège du patronat. Le 28 août, un important hold-up a lieu à la perception de Condé-sur-l’Escaut, dans le Nord : le butin est évalué à 16 millions de francs [29].
Mais entre cette radicalisation militaire et la perspective d’une répression à l’italienne, un certain nombre d’autonomes ont visiblement préféré la solution du repli stratégique. Une partie s’occupe alors de l’accueil et de la défense des réfugiés politiques italiens. Certains comme Yann Moulier-Boutang s’engagent dans une voie politique alternative autour du Centre d’Initiatives pour de Nouveaux Espaces de Liberté (CINEL) créé par Félix Guattari en 1977. C’est donc la fin de Camarades. Le local de la rue du Buisson Saint-Louis est d’ailleurs ravagé le 24 juin par un incendie criminel. Le gérant de l’immeuble refuse alors de renouveler le contrat de location [30]. Cette situation politique générale provoque aussi une scission dans l’OCL entre Paris et la province, le groupe parisien quittant définitivement l’organisation au début de l’année 1980 [31]. Marge disparaît à la même époque. En 1980, beaucoup d’autonomes qui étaient jusqu’alors étudiants ont fini leurs études. Une partie importante d’entre eux deviennent des professeurs de lycée (surtout des professeurs d’histoire) et mettent du même coup fin à leur engagement dans la mouvance autonome [32].
A partir de 1980, on ne peut donc plus parler d’un « mouvement » autonome mais seulement d’une « mouvance ». Cette mouvance est totalement désorganisée par le départ de ses aînés. On voit alors émerger une seconde génération d’autonomes. Certains sont encore lycéens et les plus jeunes n’ont que treize ans. En mai 1980, un mouvement étudiant se développe contre les lois Bonnet-Stoléru (et plus particulièrement contre le décret Imbert) visant à restreindre l’immigration [33]. Les autonomes inorganisés et des jeunes des banlieues parisiennes organisent pendant plusieurs jours des actions émeutières autour de l’université de Jussieu. L’un de ces autonomes, Alain Bégrand, un SDF âgé de 30 ans, se tue le 13 mai en tentant d’échapper à la police (en passant à travers une verrière). Le 13 septembre, le travail d’infiltration d’un indicateur de police permet l’arrestation d’une dizaine de militants d’Action Directe, dont Jean-Marc Rouillan et Nathalie Ménigon.
L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 marque incontestablement un coup d’arrêt brutal pour toutes les luttes sociales en France. Cet état de fait provoque l’isolement des autonomes qui se regroupent alors autour des squats parisiens. Les effectifs de cette mouvance ne dépassent pas 300 personnes. Le 7 août, la plupart des militants d’Action Directe emprisonnés sont amnistiés et libérés. Nathalie Ménigon, les militants des NAPAP, et les accusés du hold-up de Condé-sur-l’Escaut restent incarcérés pour délits de droit commun. La plupart entament une grève de la faim le 22 août. Les autonomes organisent alors des actions de manière quotidienne pour obtenir leur libération, et les prisonniers sont finalement libérés au mois d’octobre pour raison médicale. Cependant, un an plus tard, le 24 août 1982, Action Directe est interdite en tant qu’organisation par un décret gouvernemental qui la dissout officiellement.
Tout au long de l’année 1982, les autonomes participent à la jonction qui s’opère entre la lutte antinucléaire et celle des sidérurgistes autour de Chooz et Vireux dans les Ardennes ( [34]. Des émeutes sont organisées le dernier week-end de chaque mois dans le but d’empêcher la construction de la centrale nucléaire de Chooz. Ce mouvement de type insurrectionnel est alors rejoint par les sidérurgistes de Vireux qui luttent contre le démantèlement de leur usine.
En dehors de leurs week-ends dans les Ardennes, le quotidien des autonomes se déroule essentiellement à cette époque dans les squats parisiens. La mouvance s’apparente déjà plus à un milieu ayant un mode de vie particulier qu’à un mouvement politique. Elle a toujours comme à ses débuts la forme d’un réseau, mais ce réseau n’est plus réellement organisé. Ses membres ont surtout en commun une culture. En ce sens, on peut dire que la mouvance forme une communauté. La culture de la mouvance peut être considérée comme une composante politique de la culture « underground », centrée essentiellement autour des concerts de punk et de rock alternatif. Ce contexte culturel s’illustre essentiellement dans le quotidien des autonomes, que l’un d’eux résume ainsi d’une formule succincte : « L’alternative c’était à peu près ça pour tout dire : ’Qu’est-ce qu’on fait aujourd’ hui ? On fait manif ou concert ?’ » [35].
Mais cette petite communauté est profondément divisée entre bandes rivales. On retrouve dans cette mouvance du début des années 80 les deux principaux types d’autonomes déjà présents en 1977 : des étudiants et des squatters. La culture de la violence systématique qu’entretiennent les autonomes les conduit jusqu’à se faire la guerre entre eux. Ces rivalités s’apparentent alors plus à des règlements de compte entre bandes de jeunes sur des bases identitaires qu’à de véritables antagonismes politiques, même si on peut aussi y lire une certaine logique politique en attribuant des étiquettes partisanes aux différents squats. Une rivalité entre squats peut se transformer en affrontement armé à la suite d’un incident mineur entraînant une escalade des représailles. Un squatter du 20e arrondissement, Patrick Rebtholz, est ainsi abattu d’une balle de revolver le 12 décembre 1982 en attaquant le squat de la rue des Cascades.
Le premier clivage qui traverse la mouvance de cette époque est d’abord un clivage social entre squatters et étudiants. Si certains autonomes sont à la fois squatters et étudiants, il s’agit cependant de deux réseaux bien distincts. Le réseau étudiant semble être réduit à une quarantaine de personnes regroupées dans le Collectif Autonome de Tolbiac (CAT) [36]. C’est donc le réseau des squatters qui forme l’essentiel de la mouvance. Les squats autonomes du début des années 80 sont concentrés dans le 20e arrondissement, essentiellement dans le quartier de Belleville, mais aussi dans celui de Ménilmontant. Les squatters du 20e arrondissement sont divisés en deux tendances. La première tendance est plutôt sur des positions anarchistes [37] et se rapproche des positions politiques d’Action Directe. La seconde est plutôt sur des positions situationnistes (pro-situs) [38]. Ces squatters peuvent être distingués d’une autre tendance qui ne fait pas partie de la mouvance autonome mais qui lui est proche : les alternatifs, qui sont principalement implantés dans le 19e arrondissement autour du collectif des occupants-rénovateurs. Contrairement aux autonomes, les squatters alternatifs cherchent à construire une alternative économique au sein du capitalisme, et acceptent donc de faire des compromis avec les autorités (en particulier en payant un loyer symbolique) dans le but d’être légalisés. Les squatters alternatifs sont considérés par la plupart des autonomes comme des traîtres devant être combattus en tant que tels [39]. Mais en cherchant à être plus radicaux que les anarchistes, les pro-situs prennent l’habitude d’accuser ces derniers d’être eux aussi des alternatifs [40]. Ces divergences politiques autorisent alors tous les affrontements entre autonomes. La mort de Patrick Rebtholz peut ainsi être considérée comme le résultat d’un affrontement entre anarchistes et pro-situs.
Le mois de mai 1983 est qualifié par la presse de l’époque de « mai 68 à l’envers » : des émeutes étudiantes éclatent à Paris mais cette fois-ci c’est l’extrême-droite qui tient la rue [41]. Alors que les pro-situs participent à ces émeutes en considérant que toutes les révoltes se valent, les anarchistes de la mouvance adoptent au contraire une position antifasciste en combattant ce mouvement, y compris en attaquant violemment les cortèges des manifestations [42]. Au mois de juin, des journées de rencontre anti-autoritaires sont organisées à Paris durant trois jours [43].
La même année, un nouveau collectif autonome fait son apparition : le Centre Autonome Occupé (CAO). Ce collectif est essentiellement composé d’étudiants. Comme son nom l’indique, le CAO a pour but d’ouvrir un squat sur le modèle des centres autonomes allemands. Mais toutes les tentatives échouent, les différents centres autonomes étant systématiquement expulsés par la police dans les 48 heures. Au bout de quelques mois, une partie des membres du CAO quittent le collectif pour créer une nouvelle structure : la Coordination Autonome pour des Espaces Libérés (CAEL) [44]. Il semble que la CAEL se soit alors rapidement rapprochée du collectif des Occupants-Rénovateurs [45].
[1] Pour les situationnistes, le « situationnisme » n’existe pas, les situationnistes étant contre toutes les idéologies. Voir la revue de l’Internationale Situationniste (1958-1969) rééditée chez FAYARD en 1997. Les situationnistes se distinguent du reste de l’ultra-gauche par le refus du travail et la mise en avant du concept de « révolution de la vie quotidienne » (projet hédoniste reposant sur le rejet des séparations entre les différentes activités humaines, et en particulier le rejet des rapports sociaux plaçant l’individu en position de spectateur). Voir notamment : Jean-François Martos, Histoire de l’Internationale Situationniste, IVREA 1995, et les ouvrages des situationnistes : Guy Debord, La Société du Spectacle, 1967, GALLIMARD 1992, et Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’ usage des jeunes générations, 1967, FOLIO 1994. L’Internationale Situationniste s’est auto-dissoute en 1972. Par la suite, ceux qui tiennent un discours situationniste sont qualifiés de « pro-situs ». Si la plupart des pro-situs se tiendront à distance des autonomes, un certain nombre seront plus ou moins présents dans la mouvance tout en conservant une attitude critique à son égard.
[2] Christophe Bourseiller, Les Maoïstes. La folle histoire des gardes rouges français, page 228, PLON 1996
[3] id. page 243
[4] Pseudonyme (entretien du 17/04/2002)
[5] « Violence et décomposition du spontanéisme », Les Maoïstes, page 250-251
[6] Entretien avec Patrick (pseudonyme d’un étudiant de Tolbiac, 01/02/2004). Sur la bande de Rueil, voir l’autoportrait de Guy Dardel paru dans Les nouveaux Sans-culottes. Enquête sur l’extrême gauche, pages 191-196, Jean-Christophe Brochier et Hervé Delouche, GRASSET 200
[7] Ce film relatant la prise d’otages de l’avion détourné en Ouganda par les Revolutionäre Zellen (Cellules Révolutionnaires) est alors dénoncé par le Collectif d’Agitation comme un instrument de propagande sioniste. 70 passagers israéliens avaient été pris en otages le 27 juin 1976 par un commando composé de militants palestiniens et d’Allemands des Revolutionäre Zellen. Les passagers seront libérés le 4 juillet après l’intervention des forces spéciales israéliennes.
[8] Surgénérateur « Superphénix » situé sur le Rhône, à 50 km à l’est de Lyon
[9] L’Autonomie. Le mouvement autonome en Italie et en France », mars-avril 1978
[10] « Quelques questions sur l’apparition des ’groupes Autonomes’ sur la région parisienne », Page 20
[11] Page 21
[12] (« Quelques questions sur l’apparition des ’groupes Autonomes’ sur la région parisienne », Page 20
[13] (Pseudonyme d’un étudiant de Tolbiac (entretien du 01/02/2004)
[14] Jacques Desmaison et Bob Nadoulek, « Petit historique pour Autognome », Désobéissance civile et luttes autonomes, page 111, Alternatives n° 5 (avril 1978), ALTERNATIVE ET PARALLELES
[15] « Pourquoi nous n’irons pas à Strasbourg », par « des militants du groupe Camarades », Libération (18/01/1978
[16] (23) Entretien avec Jacques Lesage de la Haye (20/04/2004)
[17] « Strasbourg… Comment un échec organisationnel peut devenir une victoire politique », par « Des militants OCL de retour forcés de Strasbourg », Front Libertaire n° 83, page 2 (25/01/1978)
[18] Organisation Communiste Internationaliste (trotskystes)
[19] Jacques Desmaison et Bob Nadoulek, « Petit historique pour Autognome », Désobéissance civile et luttes autonomes, page 111, Alternatives n° 5 (avril 1978), ALTERNATIVE ET PARALLELES
[20] Entretiens avec Yann Moulier-Boutang (05/05/2004), Alain Pojolat (11/05/2004), et Jacques Lesage de la Haye
[21] Ce local est aussi celui de la CNT (anarcho-syndicalistes)
[22] Voir le journal des « stagiaires Barre » : « « Barre » (si ce n’est toi c’est donc ton frère), journal d’informations / Stagiaires Barre, et le numéro spécial « Plan Barre III : feu sur les luttes » édité par l’OCL et Camarades en juillet 1978. Il s’agit alors de la conjugaison de deux luttes : d’une part une lutte contre la hausse des prix, et d’autre part une lutte contre les « stages Barre » (stages rémunérés en dessous du SMIC).
[23] « Un piège tendu aux flics comme jamais ils ont vu. Ils nous ont poursuivi en pensant nous bloquer dans la gare sans jamais imaginer que toutes les consignes de la gare étaient truffées de cocktails Molotov, de barres, de tout… Ils sont arrivés et là, d’un seul coup, non seulement il y a eu une vague derrière eux mais aussi devant eux il y avait ce qu’il fallait pour les niquer ! Et ça a super bien marché ! » (entretien avec Stéphane, pseudonyme d’un squatter parisien, 29/01/2004)
[24] (30) Condamnées à quatre ans de prison, les quatre personnes arrêtées à cette occasion (dont deux étudiants de Tolbiac) seront libérées un an plus tard (entretien avec Patrick
[25] Pseudonyme d’un autonome des années 80 (entretien du 16/04/2002)
[26] C. Hennion, « Rafle anti-autonomes à Paris », Libération (24/03/1979), page 4
[27] « Quand ils venaient à Paris, on apprenait : on était verts ! Les mecs, tu sentais qu’il y avait rien pour les freiner ! Carrément ils chopaient des mecs à la main ! »
[28] Entretien du 11/05/2004
[29] « A la suite du hold-up commis contre la perception de Condé-sur-Escaut (Nord) le 28 août 1979, la Direction Centrale des Renseignements Généraux a été conduite à s’intéresser, defaçon particulière,auxactivitésdesmilieuxanarchistesparisienssoupçonnésd’avoirparticipé à cette agression »« La Lutte contre le terrorisme et la criminalité. Participation des Renseignements Généraux », Direction Centrale des Renseignements Généraux 1982, cité dans Alain Hamon et Jean-Charles Marchand, Action Directe, page 221.
[30] « Le Mouvement d’extrême-gauche : Action Directe », Direction Centrale de la Police Judiciaire 1984, cité dans Alain Hamon et Jean-Charles Marchand, Action Directe. Du terrorisme français à l’ euroterrorisme, page 204, SEUIL 1986
[32] Entretien avec Patrick
[33] « Jussieu », Courant Alternatif n° 5, pages 24-26 (juin 1980
[34] Nuits Câlines n° 1 (mars 1987
[35] Entretien avec Stéphane (pseudonyme d’un squatter du 20e, 29/01/2004)
[36] Correspondance avec Mathieu (pseudonyme d’un participant au CAEL, 22/04/2004)
[37] Entretien avec Bertrand (pseudonyme d’un squatter du 20e, 12/04/2004
[38] Entretien avec Bruno
[39] Entretien avec Bruno
[40] Entretien avec Bertrand (pseudonyme d’un squatter du 20e, 12/04/2004
[41] « Sans Contrôle. « Nous sommes une force de travail en formation » (contribution au débat) », par « un camarade de Sans Contrôle », Tout ! n° 5, pages 5 et 6 (juin 1983)
[42] Entretien avec Bruno
[43] « Rencontres anti-autoritaires. 24-25-26 juin à Paris », Tout ! n° 5, page 10 (juin 1983)
[44] Entretien avec Bertrand (pseudonyme d’un squatter du 20e, 12/04/2004)
[45] Correspondance avec Mathieu (pseudonyme d’un participant au CAEL, 22/04/2004)