Les autonomes allemands
En l’absence de texte francophone sur l’Autonomie allemande, je m’appuierai ici essentiellement sur l’analyse qu’en ont fait Thomas Schultze et Almut Gross dans leur ouvrage Die Autonomen. Ursprünge, Entwicklung, und Profil der autonomen Bewegung [1] paru en 1997 aux éditions Konkret Literatur.
En Allemagne, le mouvement autonome n’émerge réellement qu’à partir de 1980. Il apparaît cependant dès 1973 en prenant exemple comme en France sur le mouvement italien. Le contexte politique dans lequel se trouve alors l’extrême-gauche allemande est particulier : depuis 1957, et jusqu’en 1981, le Parti Communiste Allemand est interdit et certains de ses militants sont même incarcérés. De plus, il n’existe en RFA qu’un seul syndicat : la DGB (Confédération Allemande des Syndicats). Comme dans la plupart des pays occidentaux, on assiste cependant à une émergence de l’extrême-gauche à partir de 1966 avec la radicalisation des mouvements étudiants : APO (opposition extra-parlementaire) et SDS (Fédération Socialiste Allemande des Etudiants). Les mouvements anarchistes et maoïstes atteignent alors leur apogée entre 1970 et 1972 parallèlement à l’apparition de groupes de lutte armée : Tupamaros-Berlin-Ouest (1968), Fraction Armée Rouge (RAF, 1970), Revolutionäre Zellen (Cellules Révolutionnaires, 1970), et Mouvement du 2 Juin (1971).
C’est dans ce contexte qu’apparaissent en 1973 les premiers groupes autonomes allemands. Comme en France et en Italie, ils sont issus de la décomposition des groupes anarchistes et maoïstes (K-Gruppen). Ces premiers groupes autonomes s’investissent principalement dans le mouvement antinucléaire, dans les premiers squats politiques, et dans les groupes de quartiers. Certains d’entre eux prennent aussi exemple sur l’opéraïsme italien en organisant des groupes de chômeurs et de précaires et en tentant de lancer des grèves sauvages. Mais dès 1976, le mouvement commence à s’effondrer sous les coups de la répression qui frappe alors les squats, dont les habitants sont suspectés d’appartenir à des groupes de lutte armée. Ce premier mouvement autonome disparaît avec la répression qui s’abat sur toute l’extrême-gauche allemande à l’automne 1977 suite à l’action de la RAF : enlèvement du président du patronat, Hans Martin Schleyer, et détournement d’un avion de la Lufthansa sur Mogadiscio par un groupe de Palestiniens. Le 18 octobre, un commando d’élite de la police allemande libère les passagers de l’avion en tuant trois des quatre preneurs d’otages. Le même jour, les autorités allemandes annoncent la mort de trois militants de la RAF à la prison de Stammhein : Andreas Baader, Gudrun Ensslin, et Karl Jaspe. Le lendemain, la RAF annonce avoir exécuté Hans Martin Schleyer.
Face à cette crise politique, les autorités allemandes décrètent l’état d’urgence pendant plusieurs mois : la Constitution et les libertés démocratiques sont provisoirement suspendues. L’extrême-gauche allemande s’effondre sous le poids des mesures répressives. Les militants sont interdits de travail dans la fonction publique et la DGB refuse de syndiquer les communistes. C’est seulement en 1980 que l’extrême-gauche renaît de ses cendres avec l’émergence du mouvement autonome. Le mouvement autonome réapparaît alors dans un contexte tout à fait nouveau : le Parti Communiste est ainsi à nouveau autorisé en 1981. Dans le même temps, une nouvelle organisation politique voit le jour : le mouvement des Verts, à la fois pacifiste et écologiste, et qui recycle la plupart des gauchistes des années 70 dans une stratégie électoraliste. Le mouvement autonome allemand va alors regrouper la plupart de ceux qui se reconnaissent encore dans une stratégie révolutionnaire.
Les autonomes allemands développent le concept de Massenmilitanz (« violence de masse »), principalement à partir de trois luttes : le mouvement antinucléaire, les squats, et l’antimilitarisme. Des jeunes chômeurs, dont certains issus du mouvement punk, se joignent aux militants d’extrême-gauche implantés dans différentes luttes (luttes anticarcérales, mouvements étudiants, groupes tiers-mondistes, luttes de quartier…). Parmi ces militants, certains se disent « undogmatisch » (« loin des dogmes »). D’autres, de la mouvance libertaire, viennent des groupes de « Spontis » (spontanés), de « Stadtindianen » (Indiens Métropolitains), ou sont comme en France des militants communistes libertaires. Un autre aspect important du mouvement autonome allemand est aussi la lutte antipatriarcale.
Cependant, à la différence des mouvements français et italiens, le mouvement autonome allemand des années 80 n’a pas réellement de référence prolétarienne : il s’agit plus d’un mouvement de jeunes des classes moyennes qui cherche à combattre le capitalisme non pas sur des bases de classe mais à partir de prises de position politiques ou culturelles. Une autre différence fondamentale avec la France réside dans le fait qu’alors que la mouvance française n’est qu’une composante marginale et minoritaire de l’extrême-gauche, en Allemagne au contraire le mouvement autonome rassemble la majorité de l’extrême-gauche (jusqu’à 20 000 autonomes allemands à la fin des années 80 [2].) : il n’existe pas ainsi en Allemagne d’extrême-gauche institutionnelle comme c’est le cas en France. Alors qu’en France, le mouvement autonome est né en opposition au reste de l’extrême-gauche et contre le Parti Communiste, en RFA cette culture d’affrontement interne au sein de l’extrême-gauche ou d’affrontement contre le Parti Communiste n’existe pas du fait du caractère anti-institutionnelle du Parti Communiste Allemand (KPD). L’inexistence en Allemagne d’une extrême-gauche institutionnelle s’explique aussi par le faible nombre de militants trotskystes. On pourrait aussi évoquer la faiblesse de la culture anarcho-syndicaliste allemande pour expliquer cet état de fait, la culture syndicale des groupes révolutionnaires français ayant incontestablement facilité leur intégration dans le champ politique institutionnel [3].
Si l’on élude les premières tentatives autonomes du milieu des années 70, il convient de distinguer trois périodes dans l’histoire du mouvement autonome allemand : une période de développement (1980-1985), d’apogée (1985-1989), puis d’éclatement (depuis 1990). Je me limiterai ici à l’étude des années 80, jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989 qui a entraîné une profonde recomposition du mouvement [4].
Le mouvement autonome allemand des années 80 est principalement concentré à Berlin-Ouest et dans les grandes villes du nord de la RFA (Hamburg, Brême, et Hannovre) mais il s’étend aussi dans des villes de taille moyenne. De par sa nature politique, on peut même dire qu’il s’étend aussi à la Suisse et aux Pays-Bas autour de Zürich et d’Amsterdam.
Le mouvement autonome allemand repose principalement sur celui des squats et sur le mouvement antinucléaire. Suite à la grande répression de l’automne 1977, l’ensemble de l’extrême-gauche allemande se réfugie dans le seul mouvement qui n’ait pas été totalement écrasé : le mouvement antinucléaire, qui va donc se radicaliser à partir de ce moment-là. Avec la fondation des Verts en 1980, le mouvement antinucléaire se sépare de manière définitive entre autonomes et pacifistes. On peut même considérer qu’il existe une étroite corrélation entre la fondation des Grünen [5] et l’apparition du mouvement autonome allemand. La fondation des Verts entraîne en effet une recomposition politique de l’extrême-gauche allemande, chacun devant choisir entre d’une part la voie de l’électoralisme, du pacifisme, et de la légalité, ou d’autre part celle de l’Autonomie et du recours à la violence et à des pratiques illégales. Les autonomes allemands sont le résultat de cette scission. A partir de là, le mouvement antinucléaire allemand ne cessera de basculer entre pacifisme et violence.
De 1981 à 1984, les autonomes allemands vont participer au mouvement contre le stationnement de missiles américains en RFA (missiles « Pershing II » et « Cruise »). Ce mouvement qui fait descendre dans la rue jusqu’à un million de personnes est essentiellement pacifiste, mais une minorité, dont les autonomes, lutte sur des bases anti-impérialistes. La venue en RFA du vice-président américain Georges Bush le 25 juin 1983 est notamment l’occasion d’une manifestation particulièrement réprimée à Krefeld, près de Düsseldorf (Rhénanie). Ce jour-là, la manifestation pacifiste rassemble 100 000 personnes.
Contrairement aux autonomes français qui ont l’habitude de parasiter les manifestations du mouvement social en s’opposant et en s’affrontant aux cortèges de la gauche et de l’extrême-gauche, les autonomes allemands ont une véritable tradition de coexistence et de tolérance mutuelle avec les pacifistes. Les autonomes allemands ont ainsi pris l’habitude d’organiser leurs manifestations de manière plus ou moins séparée des organisations pacifistes, dans une démarche de complémentarité entre les deux mouvements. Les manifestations, tant aussi bien des pacifistes que des autonomes sont ainsi chacune organisées avec la volonté affichée de ne pas gêner la stratégie adoptée par les autres manifestants [6].. Dans le même état d’esprit, on peut observer non seulement qu’il n’y a pas de condamnations des actions violentes des autonomes de la part des organisations pacifistes allemandes, mais qu’en plus il existe bel et bien une solidarité entre les deux mouvements face à la répression. On est donc bien loin des pratiques de la gauche française et italienne visant à aider la police à arrêter les autonomes tout en les accusant d’être infiltrés et manipulés par la police et l’extrême-droite.
Cependant, cette tradition allemande de non-dissociation n’empêche pas une répression très dure contre la manifestation des autonomes à Krefeld le 25 juin 1983. Cette répression ne frappe pas la manifestation pacifiste organisée en parallèle mais seulement les 1500 autonomes venus ce jour-là. Beaucoup sont blessés au cours des affrontements avec la police. Parmi les autonomes arrêtés, plusieurs sont condamnés à des peines de un an à trois ans de prison ferme. Quant aux missiles Pershing II et Cruise, ils seront démantelés suite à l’arrivée au pouvoir en URSS de Mikhaïl Gorbatchev en 1985. A partir de cette date, le Mouvement pour la paix perdra de son ampleur et les autonomes allemands cesseront d’y participer.
Avec les ouvertures de squats, le principal axe d’intervention des autonomes allemands au cours des années 80 est la lutte antinucléaire. La plus grande lutte du mouvement antinucléaire allemand est celle qui se déroule à partir de 1980 contre la construction de la centrale de retraitement de Wackersdorf, en Bavière. C’est cette lutte qui provoque les plus grosses émeutes que l’Allemagne ait connues depuis 1945, la population locale participant à des affrontements extrêmement violents. L’opposition à la construction de la centrale de Wackersdorf est de loin la plus virulente car contrairement à la plupart des centrales nucléaires qui ont avant tout pour but de produire de l’électricité, la centrale de Wackersdorf est elle au contraire destinée au retraitement des déchets, et donc notamment à la production de plutonium, élément nécessaire à la fabrication de l’arme atomique. Un point crucial qui réveille de manière extrêmement violente la peur du militarisme allemand. Après sept ans de luttes, la RFA finira par abandonner la construction de la centrale de Wackersdorf en 1987. C’est d’ailleurs à ce jour la seule centrale dont le mouvement antinucléaire allemand soit parvenu à empêcher la construction.
En ce qui concerne le mouvement des squats allemands, on peut dire qu’il est animé avant tout par une démarche de type alternative, c’est-à-dire considérant l’appropriation de l’espace urbain comme un véritable but en soi et non comme chez les autonomes français comme un moyen de lutter contre les rapports marchands [7]. Les squats autonomes allemands se situent donc avant tout dans une démarche constructive proche de celle des Occupants-Rénovateurs parisiens. Les squatters parisiens du Collectif des Occupants-Rénovateurs tirent d’ailleurs le nom de leur collectif de la traduction du concept d’ « Instandbesetzung » [8] avancé par les squatters allemands [9].
Les premiers squats allemands apparaissent en 1973. A cette époque, le mouvement des squats est encore en Allemagne un phénomène minoritaire de groupes révolutionnaires cherchant à développer des noyaux communistes dans les quartiers [10].. Ce premier mouvement dure jusqu’en 1976 et disparaît avec la grande répression de 1977. Parmi les squatters arrêtés à cette époque, certains formeront plus tard la RAF des années 80.
Le mouvement des squats des années 80 est beaucoup plus culturel : c’est un mouvement de jeunes des classes moyennes qui cherchent à « vivre autrement ». C’est aussi un mouvement de masse rassemblant une partie non négligeable de la jeunesse (plusieurs dizaines de milliers de jeunes Allemands). Les squats autonomes allemands de cette époque ne sont donc qu’une composante politique radicale de ce mouvement plus vaste. Ce mouvement aboutit au milieu des années 80 à la création par l’Etat allemand de « Jugend Zentrum » (Centres de la Jeunesse). Ces Centres de la Jeunesse permettent d’enrayer rapidement le mouvement des squats en Allemagne.
Parallèlement à cette stratégie de canalisation du mouvement, la RFA entame à partir de 1986 une politique de répression systématique des squats politiques. Il s’agit en l’occurrence de l’application de la « directive de Trevi », qui recommande pour lutter contre le terrorisme d’expulser tous les squats politiques dans un délai de 48 heures. Cette directive internationale est appliquée simultanément en Allemagne, au Danemark et aux Pays-Bas, dans un contexte où la RAF multiplie à nouveau les attentats. Ne résistent alors essentiellement que les squats autonomes ouverts avant 1986. Cependant, ces squats ne sauront tolérées qu’au prix d’une légalisation, les occupants acceptant de payer un loyer symbolique. Dans ces conditions, on peut se demander en quoi ces immeubles occupées peuvent-ils être encore considérées comme des squats. Plus que de squats, il est en effet plus approprié à partir de ce moment-là de parler de « Centres Autonomes ».
Le mouvement autonome allemand est aussi marqué par la lutte armée. Les militants des Revolutionäre Zellen (RZ, Cellules Révolutionnaires) et du groupe « Rote Zora » (Zora Rouge) sont présents en son sein. Alors que Rote Zora est un groupe féministe, les militants des RZ sont à l’origine un groupe anti-impérialiste. Mais dans les années 80, les RZ se rapprochent des autonomes et d’une démarche de type « social-révolutionnaire ». Il semble aussi que les militants de la RAF (bien que d’orientation politique différente) ont commencé à développer des liens avec les autonomes allemands à la fin des années 80.
Le mouvement autonome allemand se dote aussi au milieu des années 80 d’une organisation structurée, avec en particulier l’organisation régulière de congrès autonomes, mais aussi avec la création d’un certain nombre de coordinations organisées de manière thématique : coordinations de squatters, coordinations antinucléaires, réseaux de soutien aux prisonniers… Enfin, à partir de 1987, les autonomes allemands font surtout parler d’eux en organisant des émeutes tous les 1er mai à Berlin-Ouest dans le quartier de Kreuzberg.
Avec la chute du mur de Berlin en novembre 1989, le mouvement autonome allemand va traverser une profonde crise politique. Face à la réunification de l’Allemagne et à la montée de l’extrême-droite, le mouvement va alors s’orienter essentiellement dans la lutte antifasciste en abandonnant progressivement ses références sociales-révolutionnaires. Cette nouvelle orientation politique provoque l’éclatement du mouvement en de multiples luttes parcellaires et concurrentes, mettant ainsi fin à son unité.
[1] Les Autonomes. Origines, développement, et profil du mouvement autonome
[2] Entretiens avec Edgar (pseudonyme d’un militant allemand de la période 1985-1989, 20 avril et 11 mai 2004)
[3] Voir notamment le rôle de la Fédération Anarchiste ou des lambertistes au sein de Force Ouvrière, ou plus récemment celui de la LCR dans la fondation des syndicats SUD. Sur la Fédération Anarchiste, voir Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, tome II, pages 89-110, GALLIMARD 1992). Sur les lambertistes, voir Philippe Campinchi, Les Lambertistes : un courant trotskiste français, BALLAND 2001). Sur Force Ouvrière, voir Christophe Bourseiller, Cet étrange monsieur Blondel, (BARTILLAT 1997). Sur les syndicats SUD, voir Jean-Christophe Brochier et Hervé Delouche, Les nouveaux sans-culottes. Enquête sur l’extrême-gauche ( GRASSET 2000)
[4] Entretiens avec Edgar (pseudonyme d’un militant allemand de la période 1985-1989, 20 avril et 11 mai 2004)
[5] Verts allemands
[6] Entretiens avec Edgar (pseudonyme d’un militant allemand de la période 1985-1989, 20 avril et 11 mai 2004)
[7] Entretien avec Hans (pseudonyme d’un squatter de Hanovre, 01/08/2004)
[8] Littéralement, « Occupation-Réhabilitation »
[9] Entretien avec un ancien membre du Collectif des Occupants-Rénovateurs (28/04/2004)
[10] Entretiens avec Edgar (pseudonyme d’un militant allemand de la période 1985-1989, 20 avril et 11 mai 2004)