Méthodologie

La première étape de notre travail a évidemment consisté en une recherche historiographique sur le sujet. Nous avons donc réalisé, avant de nous lancer dans notre étude, un état de la question sur l’anarchie en général et sur l’histoire du mouvement belge en particulier. La consultation des ouvrages bibliographiques généraux ou spécialisés de référence et des catalogues des grandes bibliothèques auxquelles nous avions accès a abouti à un constat de carence. Nous nous sommes en effet très vite rendu compte de la pauvreté historiographique du sujet, surtout concernant la Belgique.

La majeure partie de la littérature est consacrée aux aspects philosophiques de l’anarchie et à ses penseurs les plus éminents. Des études sur l’histoire du mouvement existent également, mais celles-ci sont surtout consacrées aux origines du mouvement libertaire, de la Première Internationale à la première guerre mondiale. Historiquement, à cette date, l’anarchisme perd de son importance et s’éloigne des mouvements de masses, ce qui le rend sans doute moins intéressant pour les historiens.

Ces constatations s’appliquent tout particulièrement à l’historiographie belge. On ne relève que quelques rares ouvrages sur l’activité anarchiste dans notre pays ainsi que des mémoires sur des aspects précis ou sur certains acteurs du mouvement. Le tout a été synthétisé et complété par Jan MOULAERT dans un ouvrage intitulé Rood en Zwart, qui reste la référence pour l’histoire du mouvement anarchiste en Belgique. Mais malheureusement, celui-ci est peu disert sur la période qui nous intéresse.

Notre recherche a donc été complétée par l’historiographie française. Comme le mouvement anarchiste belge francophone est, pour des raisons d’ordre linguistique, principalement tourné vers la France, nous espérions trouver là des informations intéressantes. Ce fut parfois le cas mais, le plus souvent, l’absence de renseignement sur la période prise en compte a pu encore une fois être constatée. Toutefois, il existe quand même des ouvrages généraux de qualité sur l’histoire de l’anarchie qui poussent leur recherche au-delà de la première guerre mondiale et même parfois, mais plus rarement, au-delà de la seconde guerre mondiale. Ainsi, la référence de base dans les études sur l’anarchie, à savoir la thèse de Jean MAITRON intitulée L’Histoire du mouvement anarchiste fut complétée dans sa deuxième édition par une étude sur l’après première guerre mondiale. Hélas, ce supplément, assez complet pour la période d’entre-deux-guerres, ne brosse plus que grossièrement l’histoire du mouvement de 1945 à 1975. Nous avons donc dû compléter notre information par des études émanant des anarchistes eux-mêmes, décidés à faire le point sur leur histoire et à la vulgariser. Ceux-ci étaient en première loge pour décrire les événements et nous apportent donc parfois des renseignements précieux, notamment d’un point de vue biographique. Cependant, leurs travaux n’ont pas toujours un caractère très scientifique, notamment à cause de la vision fortement orientée qu’ils portent sur les faits.

Outre ces ouvrages généraux, nous avons consulté des travaux plus précis sur le sujet ou sur des aspects particuliers de celui-ci. Concernant les acteurs du mouvement, nous aurions aimé trouver plus d’informations dans les ouvrages biographiques de référence, mais cela ne fut pas le cas. Les dictionnaires biographiques spécialisés dans l’histoire du mouvement ouvrier en Belgique, comme en France, se sont aussi avérés peu instructifs. Il a donc fallu se contenter des quelques publications internes au mouvement anarchiste, des brochures biographiques sur certains « camarades » parues à l’occasion de leur décès ou en commémoration de leur disparition. Cependant, nous ne sommes pas en mesure de réaliser, pour tous les acteurs cités, une biographie complète. Nous avons également trouvé des éléments intéressants dans des ouvrages sur des aspects plus précis, ne concernant pas nécessairement l’anarchisme mais des sujets connexes, par exemple des ouvrages sur l’objection de conscience et l’histoire des mouvements pacifistes en Belgique ou encore sur des groupes de contestation éphémères comme le mouvement provo ou les événements de mai 1968.

La deuxième étape de notre démarche fut la recherche de sources. Etant donné la nature de notre recherche, cela ne fut pas toujours évident. L’étude d’un mouvement sur une période déterminée exige de recourir à des sources éparpillées et disparates. En effet, le mouvement anarchiste n’est pas une institution organisée comme un parti par exemple, qui bénéficie d’un archivage systématique. Pour un sujet tel que le nôtre, il faut exploiter différents types de sources.

Le premier genre de sources auquel nous nous intéresserons sera les archives récoltées par les anarchistes eux-mêmes, intéressés par l’histoire de leur mouvement et conscients de l’importance que peut avoir la collecte de documents (on le verra, c’est une constante dans les milieux anarchistes). Parmi ces collectionneurs infatigables, le plus important fut sans aucun doute Hem DAY. Ses archives personnelles ont constitué une source essentielle pour notre mémoire. Celles-ci ont malheureusement été éparpillées. Ainsi, de son vivant, il fit don d’une partie de ses archives au Mundaneum, alors dirigé par son ami Georges LORPHÈVRE . A l’époque, cette institution ne se trouvait pas encore à Mons mais à Bruxelles. Ces archives, qui contenaient principalement des papiers d’avant la deuxième guerre mondiale dont beaucoup de journaux, ont connu de multiples déménagements et ne furent donc pas toujours entreposées dans les meilleures conditions. Ce premier lot d’archives fut éclaté entre le musée de la presse et la future collection anarchie du Mundaneum. A sa mort, une partie importante de ses archives fut déposée aux Archives Générales du Royaume qui, en 1986, ont confié son inventorisation à Johan DEBRUYN . C’est ce fonds composé de plus de cinq mètres d’archives qui fut le plus important pour notre mémoire, puisqu’il contient les documents relatifs à l’après-guerre jusqu’à la mort de DIEU en 1969, c’est-à-dire juste avant fin de la période que nous nous proposons d’étudier. Une partie de ces archives se retrouvèrent également chez ses collaborateurs Jean CORDIER et Jean VAN LIERDE . A la mort du premier en 1999, les papiers de Hem DAY réintégrèrent en partie les collections du Mundaneum ; nous avons consulté le reste directement dans la famille du docteur CORDIER. Jean VAN LIERDE et la Maison de la Paix d’Ixelles, dont nous reparlerons, firent récemment un tri dans leurs archives pour en faire don d’une partie au Centre d’Etudes et de Documentation Guerre et Sociétés Contemporaines (C.E.G.E.S.) et au Mundaneum. Les papiers relatifs au pacifisme sont partagés entre les deux centres, le C.E.G.E.S. possédant, outre sa bibliothèque personnelle, l’exclusivité des documents sur l’action de Jean VAN LIERDE au Congo, les seuls faisant l’objet d’un inventaire. Le fonds VAN LIERDE du Mundaneum fut intéressant à plus d’un titre puisqu’à côté des documents sur son action personnelle au sein des mouvements pacifistes, se trouvaient des papiers d’Hem DAY mais aussi des dossiers sur le mouvement anarchiste au-delà des années de vie de Marcel DIEU.

Si on suit le cheminement des archives d’Hem DAY, qui sont les plus intéressantes pour nous, on se rend compte que celles-ci se trouvent à présent partagées entre le Mundaneum et les A.G.R., qui furent les deux principaux centres d’archives que nous avons consultés. La grande différence entre les deux lieux réside dans le classement (ou non-classement) des archives. A Bruxelles, comme nous l’avons vu, celles-ci ont été soigneusement répertoriées et classées par thèmes (une partie sur le pacifisme, une autre sur l’anarchisme). A Mons au contraire, elles sont éparpillées entre les différents fonds constitués au fur et à mesure des donations et acquisitions successives. Ainsi, outre les fonds Hem DAY, VAN LIERDE et CORDIER déjà mentionnés, le Mundaneum possède aussi les archives de l’avocat montois Christophe TAQUIN, qui contiennent des livres ayant appartenus à Hem DAY achetés à un bouquiniste, les papiers de Marcel GORIS, militant socialiste d’Evère qui avait fondé en 1980, notamment avec Jean CORDIER, l’a.s.b.l. « Les amis d’Hem DAY ». Ensemble, ils organisèrent des conférences et une exposition sur les revues anarchistes. Ces archives contiennent certaines affiches de la collection d’Hem DAY, certaines de ses revues, mais surtout les papiers de l’a.s.b.l. Enfin, pour compléter ses collections sur l’anarchisme, le Mundaneum racheta les archives de l’anarchiste Alfred LEPAPE à un bouquiniste. Alfred LEPAPE était lui aussi un collectionneur infatigable du mouvement libertaire, mais il ne reste quasiment rien de ses archives, qui furent toutes dispersées à sa mort.

Seule une infime partie des fonds relatifs à l’anarchisme avaient été inventoriés par le Mundaneum lorsqu’il décida, en 1980, d’organiser une exposition sur la presse anarchiste . Nous avons donc dû dépouiller quasiment l’ensemble de ces collections pour retrouver les papiers qui nous intéressaient et dresser nous-même notre propre inventaire . Heureusement, des indications parfois précises avaient été inscrites sur l’avant des boîtes, nous orientant dans nos recherches parmi les huit mètres d’archives que le fonds contenait. On le constate, ce centre fut précieux pour notre recherche. Outre les archives, nous avons également pu y consulter des ouvrages sur l’anarchie, dont certains absolument introuvables ailleurs. Ainsi, nous avons eu la chance de pouvoir accéder à la thèse de René BIANCO sur la presse anarchiste francophone, instrument essentiel dans notre recherche, que possédait Georges LEFEVRE, archiviste au Mundaneum.

Pour nos recherches, nous avons également pris contact avec d’autres centres d’archives, mais aucun n’avait de sources intéressantes pour notre mémoire, excepté peut-être l’Institut d’Histoire Sociale de Gand qui a, il y a quelques années, récupéré l’ensemble des archives du Syndicat Unifié du Livre et du Papier, au sein duquel l’anarchiste Jean DE BOË a été très actif. Selon nos renseignements, ces archives concernent surtout l’action syndicale du militant (certes très intéressante et qui mériterait d’être étudiée) et pas son activité dans les milieux anarchistes. Nous avons donc décidé de ne pas l’exploiter.

Enfin, nous avons pris contact à plusieurs reprises avec le ministère de la justice pour avoir accès aux dossiers de la Sûreté de l’État dont nous soupçonnions qu’ils devaient regorger d’informations sur les milieux étudiés, qui faisaient l’objet d’une surveillance attentive. Mais nos demandes à ce sujet sont restées sans réponse. Nous savons pourtant que la Sûreté dispose d’archives sur ce mouvement. Ainsi par exemple, les archives du groupe l’Alliance, dont nous parlerons dans notre travail, qui se trouvaient au domicile de l’un des ses animateurs, François DESTRYKER , ont toutes été saisies lors de perquisitions dans le cadre de l’opération « Mamouth » initiée par le ministre de l’intérieur Jean GOL en 1984 pour remonter la piste des Cellules Communistes Combattantes (C.C.C.). Cette opération sera un échec concernant l’enquête sur les terroristes. Par contre, elle permettra à la Sûreté de l’Etat de réactualiser ses fichiers politiques sur l’ensemble de la gauche. Nous nous sommes donc rabattu vers les papiers du Ministre du Travail et de la Prévoyance sociale, Léon-Eli TROCLET pour la période couvrant les années 1954-1958, rapports trimestriels émanant de la Sûreté de l’État, consultables au C.E.G.E.S. Il n’y est nulle part fait référence aux anarchistes, ce qui en soit constitue déjà une information : sans doute ces milieux ne sont-ils pas jugés trop « dangereux » à l’époque.

Le deuxième type de sources que nous avons exploité fut les revues anarchistes parues pendant la période étudiée. En effet, comme le constate R. BIANCO , la presse représente un très bon moyen d’approche du mouvement libertaire. Son étude systématique s’avère indispensable. Dans certains cas, les publications représentent même les seules et uniques sources dont nous disposons sur des aspects particuliers de l’histoire de l’anarchisme. Les groupes appartenant à la mouvance anarchiste utilisaient énormément ce mode de communication. C’était un moyen de propagande privilégié. La presse avait aussi un rôle de liaison entre les associations et les individus appartenant au mouvement anarchiste. De plus, de nombreux débats ont eu lieu dans les pages des journaux anarchistes, ce qui nous permet de nous rendre compte des préoccupations de ces milieux. Les actions entreprises par les groupes anarchistes y sont également décrites, ainsi que leurs buts. Enfin, le dépouillement des revues et le relevé systématique des noms des auteurs des articles, quand ceux-ci signaient ou utilisaient un pseudonyme identifiable, permet de repérer les personnes qui participent au mouvement, qui l’animent et qui sont les charnières entre les groupes et entre les idéologies.

Avant d’étudier la presse anarchiste, il était nécessaire d’identifier les publications qui peuvent être considérées comme relevant de cette tendance. Pour le déterminer, nous avons utilisé comme outil de recherche la thèse de René BIANCO , qui répertorie toutes les revues anarchistes francophones et les décrit pour aboutir à une synthèse vraiment brillante des caractéristiques de cette presse. Pour la Belgique, celui-ci relève dix-sept revues anarchistes francophones pour la période de 1945 à 1970 . Pour chacune d’elles, l’auteur mentionne le nombre de publications, la période de parution et le lieu d’édition. Dans les annexes, il en présente également les grandes caractéristiques et cite les lieux où elles sont conservées. Ces informations nous furent très utiles pour retrouver ces sources même si, dans certains cas, l’information donnée quant au lieu de conservation n’est pas ou plus exacte. La thèse de BIANCO n’est plus toujours d’actualité, certaines revues ne sont plus en place, d’autres ont disparu. Certains numéros se sont donc révélés introuvables. Dans ce cas, nous nous sommes contenté de reprendre les informations fournies par René BIANCO, qui sont assez sûres en général. Nous aurions aimé, afin d’évaluer le poids qu’avaient les revues, connaître le nombre d’abonnements distribués en Belgique. Nous avons d’ailleurs, avec le soutien de notre directeur, entrepris une démarche auprès de la Poste pour pouvoir consulter leurs archives bancaires. Mais nous avons dû nous résoudre à ne trouver aucune information de ce côté-là : les archives bancaires de la Poste sont systématiquement brûlées au bout de dix ans.

Nous avons pu consulter les publications anarchistes en différents endroits. Certaines, mais assez peu finalement, se trouvaient à la Bibliothèque Royale ou au C.E.G.E.S. Nous avons aussi découvert des revues éparpillées dans les différents fonds d’archives que nous avons dépouillés. Mais c’est au Centre International de Recherche sur l’Anarchisme (C.I.R.A.) à Lausanne que nous en avons retrouvé le plus grand nombre. Les responsables du centre nous ont donné une grande liberté d’accès à ses collections, pour que nous puissions travailler selon les horaires qui nous convenaient le mieux. Enfin, dans le cadre de nos recherches, nous nous sommes rendu à plusieurs foires du livre anarchiste à Gand. Ces visites, si elles ne furent pas forcément fructueuses au niveau des périodiques découverts, nous ont permis de rencontrer des passionnés du sujet, notamment les anarchistes du centre libertaire de Bruxelles, rencontres qui ont facilité notre travail quand nous avons voulu exploiter notre troisième type de sources : les sources orales.

Pour récolter celles-ci, nous avons réalisé une série d’interviews de vieux militants du mouvement dont, à force de recherches, nous avons pu retrouver les coordonnées. Si la plupart étaient ravis de pouvoir évoquer leurs souvenirs de jeunesse, d’autres ne furent pas toujours très collaborant. Certains ont il est vrai parfois assez nettement pris leurs distances par rapport à l’idéologie anarchiste. Nos contacts n’ont pas nécessairement pris la forme de rencontres personnelle. Nous avons parfois communiqué avec eux par courrier (postal ou électronique), nous avons rencontré des proches d’anarchistes disparus, certaines personnes nous ont envoyé leur biographie, d’autres nous ont fourni des documents d’archives, d’autres encore ont accepté de relire certaines parties de notre mémoire pour confirmer la véracité de nos propos. Ces renseignements nous furent précieux, voire cruciaux quand nous ne disposions d’aucune autre source sur le sujet. Le fait de prendre pour objet d’étude une période si proche présente l’avantage de pouvoir avoir recours à ce type de sources. Néanmoins, celles-ci doivent être utilisées avec prudence. En effet, avec le temps, au-delà de la sélectivité de la mémoire, on constate parfois une certaine tendance à modifier les faits, de façon consciente ou pas, afin de donner une image plus valorisante de son action. Aussi parfois avons-nous été confronté à certaines contradictions entre nos sources. Nous avons pris le parti de privilégier les sources écrites et de considérer l’interview comme une source occasionnelle pour notre mémoire, à laquelle nous n’avons recouru que quand aucun renseignement ne pouvait être trouvé par un autre moyen.

Notre dernier travail, et non le moindre, fut de mettre ensemble les éléments récoltés pour leur donner un sens. A partir des données dont nous disposions, nous avons tenté de dépeindre un tableau le plus complet possible de l’activité du mouvement anarchiste à cette époque.