Les Squats
En France, le phénomène des squats est bien sûr antérieur à l’apparition du mouvement autonome. On peut en trouver des exemples tout au long du XXe siècle. Le terme de « squatter » semble avoir à l’origine fait son apparition aux Etats-Unis au début du XIXe siècle pour désigner les colons qui s’installaient sur les terres de l’Ouest sans titre de propriété (de l’anglais « to squat » : « s’accroupir ») [1]. En France, le phénomène prend de l’ampleur dans l’immédiat après-guerre en raison de la pénurie de logements. Cette pratique répond alors à une nécessité matérielle. Le programme massif de construction de logements HLM des années 50 et 60 mettra en grande partie fin à cette pénurie de logements et du même coup à cette première grande vague de squats.
Dans les années 70 et 80, on assiste à une nouvelle vague massive de « squatterisation » dans la plupart des grandes villes d’Europe de l’ouest : en Italie, en Allemagne, à Londres, à Amsterdam, à Barcelone, ou en Suisse… Plus que par des raisons économiques, ce mouvement est avant tout poussé par des raisons idéologiques. Il prend ses racines dans le mouvement hippy, tout en s’appuyant sur les mouvements révolutionnaires des années 70, avant d’aboutir dans le mouvement alternatif des années 80, principalement implanté en Allemagne en liaison avec le mouvement autonome. Tous les squats qui s’ouvrent en Europe dans les années 70 et 80 ne se rattachent pas tous bien sûr aux mouvements alternatifs ou autonomes. La plupart de ces squats ne sont pas politisés et sont simplement des squats d’habitation où les habitants ne vivent pas en communauté et s’installent simplement dans un appartement avec leur famille.
En France, une grande partie des squats sont habités par des travailleurs immigrés dépourvus de titres de séjour : ces squats là répondent avant tout à une nécessité économique. Beaucoup de jeunes chômeurs vont aussi s’installer dans les squats parisiens à la fin des années 70 faute d’avoir les moyens de payer un loyer. Mais à côté de ces nécessités économiques, il y a bien une véritable culture du squat qui est en train d’émerger à cette époque. Comme je l’ai déjà dit, cette culture prend en partie racine dans le mouvement hippy. Elle s’appuie aussi sur le refus du travail, la volonté pour de nombreux jeunes de vivre en communauté, de trouver une « alternative » économique. Cette culture du squat est aussi véhiculée par des militants révolutionnaires qui y voient le moyen d’expérimenter des communautés libertaires ou de pratiquer le communisme de manière « immédiate ». Ce sont ces squats politiques qui se rattachent au mouvement autonome.
Parmi les squats que l’on peut qualifier de politiques (dans le sens où ils ont des activités ouvertes au public et où ils ne sont pas de simples squats d’habitation), il convient de distinguer les squats autonomes des squats que l’on peut identifier (même si cette classification peut parfois être quelque peu arbitraire) comme « alternatifs ». Un squat « alternatif » n’est pas nécessairement politisé et ses habitants considèrent généralement le squat comme une fin en soi. Le squat alternatif ne se situe pas dans une démarche révolutionnaire. Il ne cherche pas à rompre avec le capitalisme mais au contraire à construire une « alternative » économique au sein même du capitalisme. Le squat alternatif se situe avant tout dans une démarche positive : il cherche à rénover les immeubles pour les rendre utiles par la création de lieux d’habitation mais aussi d’activités culturelles. C’est la raison pour laquelle les squats alternatifs sont très souvent des squats d’artistes. Le squat alternatif accepte de faire des compromis avec les autorités : il recherche la légalisation, par exemple par la signature d’un bail avec le propriétaire ou d’une convention avec la municipalité. Le squat alternatif accepte aussi d’avoir des activités commerciales : ainsi, la plupart des squats allemands des années 80 sont aujourd’hui devenus des bars à la mode qui payent un loyer au propriétaire et se sont donc mis de cette manière en parfaite conformité avec la loi. Le squat alternatif peut aussi négocier un compromis avec le propriétaire : par exemple en s’engageant à rénover l’immeuble et à le quitter au bout d’une durée déterminée [2]. A Paris, dans les années 80, les squats alternatifs se regrouperont dans un collectif : les Occupants-Rénovateurs.
En France, les premières expériences de squats politiques datent du début des années 70. Certaines semblent se situer dans le prolongement des premières communautés hippies des années 60. Il en est ainsi, par exemple, de l’ensemble situé autour de la rue des Caves, à Sèvres, en banlieue parisienne.
Ce regroupement communautaire date de 1965. Certaines maisons sont achetées, d’autres louées, d’autres squattées, formant ainsi après 1968 une communauté de plusieurs centaines d’habitants [3]. En 1971, une partie des habitants décide de pratiquer une sorte de « communisme intégral » : la propriété privée est totalement abolie et tous les biens sont mis en commun, y compris les vêtements qui sont regroupés dans un vestiaire collectif. Ces habitants décident aussi de jeter leurs clefs et de laisser leurs portes ouvertes en permanence. Cette épisode est ainsi raconté dans un passage du film « L’An 01 » de Jacques Doillon [4]. Cette expérience va durer jusqu’en 1974 et prendre fin en raison de la détérioration des relations que la communauté entretient avec l’extérieur. Des bandes de voyous vont progressivement venir parasiter la communauté de la rue des Caves : vente de drogue, bagarres, viols, règlements de comptes particulièrement violents entre dealers (échanges de coups de feu) [5]. Les habitants sont donc contraints de rétablir la propriété privée et de refermer à clefs les portes de leurs maisons. Les bandes de voyous continuent cependant de semer la terreur dans le quartier, la police refusant d’intervenir de manière à inciter les squatters à abandonner leurs logements. Pour se défendre, les habitants s’organisent alors en milice d’autodéfense et équipent même chaque maison d’un système d’alarme permettant de déclencher une sirène en cas d’alerte [6]. Les affrontements sont extrêmement violents, les habitants allant jusqu’à fabriquer des petites bombes artisanales [7] pour se défendre. Une fois cet épisode violent passé, cette petite communauté a par la suite survécu jusqu’à aujourd’hui sous une forme légalisée [8]. Cette courte expérience de « communisme intégral » peut déjà être considérée comme une forme d’autonomie. Mais dès 1974, les habitants de la rue des Caves s’engagent résolument dans la voie de l’ « Alternative » (avec notamment une participation à la campagne pour l’élection de René Dumont à la présidence de la république).
Parmi les premiers squats autonomes qui s’ouvrent à Paris au milieu des années 70, on peut notamment citer celui qu’ont ouvert les membres du groupe Marge en 1976 au 39 de la rue Rigoles, dans le 20e arrondissement. Les membres de Marge viennent alors de se faire expulser d’un autre squat, situé à une centaine de mètres de là et ouvert deux ans plus tôt au 341 de la rue des Pyrénées.
Le squat de la rue des Rigoles est habité pendant trois ans par une vingtaine de personnes vivant en couples et répartis dans neuf studios [9]. Contrairement à la plupart des autres squats autonomes qui vont suivre dans les années ultérieures, il est important de remarquer que les appartements du 39 rue des Rigoles viennent alors d’être remis à neuf, ce qui témoigne d’un souci de confort de la part de ces premiers squatters. Les autres squats autonomes seront en général au contraire de vieux immeubles voués à la destruction. Autre point important à relever à propos du 39 rue des Rigoles : malgré le fait que les habitants aient chacun leur propre appartement, les repas sont pris en commun : il y a donc bel et bien un mode de vie de type communautaire dans ce squat.
Les squats autonomes des années 70 sont surtout concentrés sur le 14e arrondissement, dans le quartier situé à l’ouest de l’avenue du Maine, à proximité de la gare Montparnasse. Ce quartier étant alors voué à un projet de rénovation urbaine, beaucoup d’immeubles sont abandonnés. C’est dans ces immeubles que s’installent la plupart des squatters. Beaucoup de ces squats n’ont aucun lien avec le mouvement autonome et certains ont une démarche de type alternative, avec une volonté de rénovation des immeubles et un certain nombre d’activités de type associative [10]. Un nombre important de squats du quartier sont expulsés et murés le 24 novembre 1977. Ces expulsions provoquent une émeute dans la soirée. Le samedi 26 novembre, une manifestation contre les expulsions rassemble un millier de personnes dont 300 autonomes. Les squatters profitent de cette manifestation pour démurer l’un des squats expulsés. La manifestation prend ensuite une forme émeutière : le siège de la SEMIREP (la société responsable de la rénovation du quartier) et un car de police sont incendiés.
Par la suite, les autorités préféreront adopter une stratégie de pourrissement. D’abord, laisser la drogue s’installer dans les différents squats pour inciter le maximum de squatters à quitter d’eux-mêmes les lieux, mais aussi pour jeter le discrédit sur ces occupations vis-à-vis des autres habitants du quartier. Ces squats deviennent alors des repères notoires de dealers et de toxicomanes. Les règlements de compte de plus en plus violents entre dealers se multiplient jusqu’à exaspérer le voisinage. A ce moment-là, la police n’a plus aucune difficulté pour procéder à l’expulsion de ces squats, les héroïnomanes n’ayant généralement que peu de capacités de résistance politique. Par la suite, ce scénario se reproduira de manière immuable tout au long des années 80 et 90.
Les squatters étant chassés du 14e arrondissement, la plupart s’installent au début des années 80 dans le quartier de Belleville, dans le 20e arrondissement. L’Est de la capitale comprend en effet lui aussi de nombreux immeubles abandonnés. La plupart des squats autonomes sont regroupés à quelques centaines de mètres les uns des autres. Aux squats du 20e arrondissement, il faut ajouter ceux du 19e et du 18e. Une grande partie des squats du 19e sont ouverts par le Collectif des Occupants-Rénovateurs. Ce collectif est animé par une démarche de type alternative qui s’oppose à celle des autonomes.
Quant aux squats du 18e, ils sont essentiellement concentrés dans le quartier de Barbès. Ces squats sont occupés par des travailleurs immigrés qui n’ont généralement aucun lien avec les autonomes. Cependant, en 1981 et 1982, Action Directe va profiter de sa courte période d’existence légale pour ouvrir plusieurs squats dans ce quartier avec des militants maoïstes turcs. Ces différentes occupations permettent notamment le relogement d’une centaine de familles [11]. Action Directe s’installe tout d’abord en 1981 au 42 de la rue de la Goutte d’Or mais ce squat est expulsé au bout de quelques mois. Le 3 décembre, les militants en ouvrent un nouveau dans le même pâté de maisons, au 3 de la Villa Poissonnière. La vingtaine de squatters est expulsée par la police au bout de quatre jours. Trois semaines plus tard, trois squats sont ouverts avec l’Association de Solidarité des Travailleurs Turcs aux 10, 12, et 14 de la Villa. Deux de ces immeubles sont occupés par une cinquantaine de Turcs, le troisième par Action Directe qui accroche même une banderole à son nom sur la façade. Ces immeubles sont alors expulsés puis réoccupés à deux reprises. Suite à cette seconde expulsion, les militants d’AD ouvrent un nouveau squat le 19 janvier une centaine de mètres plus loin, au 28 de la rue de la Charbonnière [12]. Le squat de la rue de la Charbonnière est expulsé le 9 avril mais ceux de la Villa Poissonnière parviennent finalement à durer. Celui d’AD est d’ailleurs perquisitionné au mois de mai en prévision du sommet du G7.
En ce qui concerne les squats autonomes du 20e arrondissement, les habitants sont surtout des jeunes. Bruno précise : « il y avait quelques gens plus âgés qui étaient d’ailleurs des vendeurs de journaux à la criée (c’est les premiers collectifs de travailleurs précaires). C’était entre 17 et 35 ans. » [13]. Des soirées organisées sur la base de la gratuité ont lieu régulièrement (bar, concerts, grillades…).
La violence reste aussi une constante du milieu : « Dans les pratiques politiques, c’était la baston. On se tapait tout le temps ! Les gens passaient vachement leur temps dans la guéguerre contre « les sales traîtres » des squats alternatifs du 19e : les squats d’artistes » [14]. Les squats du 19e arrondissement représentent en effet la tendance antagoniste à ceux du 20e. Alors que les squatters du 20e arrondissement persistent à vouloir vivre sans travailler dans la gratuité et l’illégalité, il semble que ceux du 19e, les « occupants-rénovateurs », se dissocient de ces pratiques en recherchant une certaine forme de légalisation [15]. D’où l’hostilité que leur valent les squatters du 20e. Cependant, la culture de la violence qu’entretiennent ces derniers les conduit jusqu’à se faire la guerre entre eux. Ces rivalités s’apparentent alors plus à des règlements de compte entre bandes de jeunes sur des bases identitaires qu’à de véritables antagonismes politiques même si on peut aussi y lire une certaine logique politique en attribuant des étiquettes partisanes aux différents squats. En l’occurrence, il semble que les squats du 20e arrondissement étaient divisés entre pro-situs et anarchistes, ces derniers étant sur des positions plus favorables à Action Directe. Une rivalité entre squats peut ainsi se transformer en affrontement armé à la suite d’un incident mineur (comme par exemple une simple altercation dans un concert) entraînant une escalade des représailles. Les différentes étiquettes politiques peuvent alors être utilisées pour justifier la guerre entre squatters. C’est probablement ce scénario qui a conduit à la mort de Patrick Rebtholz le 12 décembre 1982 [16]. Ce jour-là, un groupe de squatters attaquent le squat de la rue des Cascades. L’un des habitants ouvre le feu et abat Patrick Rebtholz d’une balle de revolver.
Pour évoquer l’année 1983, Philippe Tersand, militant de l’Union des Anarchistes, parle de « la période PPC (Politiquement Pas Clair) », un curieux mélange de punks anarchistes et de militants d’extrême droite se croisant alors dans les concerts qui se tiennent dans les squats autonomes… Philippe Tersand se souvient en particulier d’une bagarre qui se serait déclenchée durant un concert donné dans un squat de Montreuil lorsqu’un groupe auraient fait le salut hitlérien [17]. Bruno explique ce mélange des genres par le fait que les squats autonomes étaient alors les seuls endroits où pouvait s’exprimer la culture underground :
« Jusqu’en 1984, il n’ y avait pas de salles de concert à Paris. Les groupes qui voulaient jouer venaient dans les squats. Les squats étaient les seuls endroits où il y avait des concerts. Donc, tous les skins traînaient dans les squats. Skinhead, ça voulait pas dire nazi, c’était vachement plus compliqué que ça ! Il y avait des redskins [18] mais c’était ultra minoritaire. Dans cette période là, les mouvements autonomes et punks sont complètement imbriqués. Ca voulait dire tout le monde avec une crête mais les gens qui étaient complètement punks n’étaient pas non plus dans ce milieu politique. Mais tous les gens qui étaient squatters, autonomes, étaient un petit peu punk. C’était deux trucs qui allaient de pair mais c’était pas une mode comme maintenant : c’était pas un uniforme, tu pouvais être punk et être habillé comme tout le monde, c’était une mentalité à l’époque. Et donc, dans ces trucs là, il y avait effectivement des fachos mais ce n’est pas vrai que ça ne se passait pas bien. C’est sûr que c’était politiquement pas clair. Mais le mouvement autonome était lié au mouvement des squats qui lui-même était lié aux mouvements musicaux (concerts alternatifs). Ca produisait une situation où tout le monde se connaissait : on connaissait tous les skins et les skins nous connaissaient tous : c’était le même milieu. On traînait tous dans les mêmes types de concert : c’était un truc de zonard. Mais les skins qui venaient ne tenaient pas de discours fachos… Il y a eu pas mal de bastons mais de toute façon, on se tapait tout le temps ! Tout le monde se tapait avec tout le monde ! Un concert sans bagarre, c’ était pas un concert. »
[1] Dictionnaire du Petit Robert
[2] Pour une charte des squats alternatifs dans les années 2000, voir celle du collectif « Interface ». Cette charte a déjà sa critique autonome : la charte de l’ « Intersquat ».
[3] Entretien avec Michel (pseudonyme d’un habitant de la rue des Caves, 24/01/2004)
[4] « L’An 01 », Jacques Doillon, Gébé, Alain Resnais, et Jean Rouch, UZ PRODUCTION 1973. Ce film est une fiction mais le passage sur l’abandon des clefs est authentique.
[5] Entretien avec Michel (pseudonyme d’un habitant de la rue des Caves, 24/01/2004)
[7] Les « ras-le-bol » : des petites bouteilles de gaz remplies avec de la poudre à explosifs.
[8] Entretien avec Michel (pseudonyme d’un habitant de la rue des Caves, 24/01/2004)
[9] Entretien avec Nicole, membre du groupe Marge (20/04/2004)
[10] Entretien avec Cécile (26/02/2004)
[11] « Eléments chronologiques », « Textes de prison. 1992-1997 », Action Directe, JARGON LIBRE 1997
[12] Alain Hamon et Jean-Charles Marchand, Action Directe. Du terrorisme français à l’euroterrorisme, SEUIL 1986
[13] Entretien avec Bruno (pseudonyme, 16/04/2002
[14] id.
[15] id.
[16] Journal L’Ardennais du 23/12/1982
[17] Entretien avec Philippe Tersand (militant de l’Union des Anarchistes, 10/04/2002). Sur les squats des années 90, voir l’ouvrage de Philippe Tersand, Guy Georges, un ami insoupçonnable ? , STOCK 200
[18] Skinheads communistes