Les Collectifs de femmes
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Comme dans la plupart des mouvements politiques, les femmes sont aussi minoritaires dans la mouvance autonome. D’après les témoignages des différentes personnes que j’ai interrogées, il semble que leur proportion variait selon les groupes entre une personne sur dix et une personne sur deux (exception faite de quelques groupes exclusivement féminins), avec une moyenne située autour d’un tiers. Il semble que les femmes sont surtout présentes dans le noyau dur de l’Autonomie et moins nombreuses à sa périphérie, ce qui permettrait d’expliquer le fait que le mouvement autonome de la fin des années 70 est généralement perçu de l’extérieur comme un mouvement extrêmement machiste et composé à 90 % d’hommes. Il semble aussi que le mouvement se soit relativement féminisé au début des années 80 [1]. La mouvance n’en conserve pas moins sa culture machiste. Ainsi, d’après une militante de la fin des années 70, les filles autonomes avaient tendance à gommer toute leur féminité [2]. Bruno, lui, résume ainsi la vision qu’il a des filles autonomes du début des années 80 :
« Même le côté militaro qui était un truc hyper machiste, c’était un truc qui était partagé par les filles aussi. J’ai jamais vu, moi, faire des différences entre les filles et les garçons : dans le sens où tout le monde tapait la virilité. Les nanas, elles assuraient : elles tapaient, elles sortaient la barre de fer, elles te mettaient un coup sur la tête, poing américain dans la poche » [3].
On peut globalement observer trois types d’attitudes adoptées par les femmes dans le mouvement autonome vis-à-vis de la lutte antipatriarcale :
– la première attitude consiste à nier l’utilité de se regrouper et d’agir en tant que femmes
– la seconde attitude consiste à s’organiser exclusivement entre femmes (position féministe)
– la troisième attitude consiste à affirmer un point de vue féminin tout en essayant de privilégier la mixité dans la lutte (position antisexiste)
A partir de ces trois attitudes-types, on peut observer un certain nombre de comportements plus nuancés.
La question du sexisme est posée dès la première Assemblée Parisienne des Groupes Autonomes qui réunit 500 personnes à l’université de Jussieu le samedi 29 octobre 1977. Cette discussion est lancée par un tract distribué par des filles de l’OCL qui dénoncent l’attitude des garçons lors de l’occupation de Libération le dimanche précédent, et réclament un débat sur le sexisme comme préalable à toute lutte. Une employée de Libération aurait notamment été traitée de « putain » [4] durant l’occupation du siège du journal. A partir de là, le problème du sexisme « va occuper la majeure partie du temps de la réunion » de l’assemblée autonome [5] mais d’après « L’Officiel de l’autonomie », ce débat serait resté assez superficiel ce jour-là. Un participant de l’assemblée commence par répondre : « je suis sexiste et j’en suis fier » [6]. Un autre propose d’adopter une motion de condamnation des sexistes. Certaines filles exigent l’expulsion immédiate de tous ceux se déclarant sexistes. Une autre fille dénonce l’assimilation courante de la violence féminine à de l’hystérie, tout en revendiquant une pratique spécifiquement féminine de la violence.
La parution de « L’Officiel de l’autonomie » au mois de novembre est l’occasion de faire le point sur la situation des femmes dans le mouvement autonome. Quatre textes sont publiés dans la rubrique « Femmes et autonomie » : le premier est signé « des femmes de l’Autonomie », les deux suivants « La Rumeur », et le quatrième « Collectif Autonome travailleuses » [7]. Les « Femmes de l’Autonomie » écrivent :
« Il ne s’agit pas pour nous de former un groupe autonome de femmes. Un autre mouvement du style MLF ne nous intéresse pas. Nous ne voulons pas faire de « l’anti-mecs », mais plutôt affirmer notre existence en tant que femmes ayant une pratique politique, une nécessité de lutte, une capacité de violence. Nous ne voulons pas diviser le mouvement en deux camps : mecs/nanas (…), ce qui ne ferait qu’accentuer le processus capitaliste de division, mais affirmer notre présence en son sein et lui donner une force nouvelle. Nous voulons avoir une pratique commune, mixte ; pour cela il nous semble important (…) d’amener les mecs à participer à des luttes qui n’étaient renvoyées jusqu’à présent qu’aux femmes et que celles-ci s’appropriaient elles-mêmes dans leur propre ghetto ».
Ces femmes concluent leur texte sur ce mot d’ordre : « Pas de révolution sans Libération de la femme, pas de Libération de la femme sans révolution ».
Alors que les « Femmes de l’Autonomie » défendent la mixité dans la lutte, « La Rumeur » défend la position opposée :
« Nous ne sommes pas et ne serons jamais les femmes des autonomes mais des femmes autonomes ! (…) je suis une femme et en tant que telle je suis atteinte particulièrement. Je veux garder cette particularité, et c’est pourquoi je refuse la mixité militante (sans refuser les actions communes à partir du moment où je reste moi). (…) Le problème s’est posé pour moi de savoir si en tant que femme la révolte qui peut être violente doit être celle de ces hommes avec lesquels et à côté desquels je ne passerai pas une journée de ma vie tant leur image est identique à tout ce que je combats dans ma lutte pour mon identité. (…) ma révolte peut rejoindre la lutte avec les hommes dans la mesure où il n’est plus question de m’ADAPTER à quelque chose, mais plutôt de créer au bon moment un mode de lutte qui serait aussi bien le mien au niveau du fond et du mode d’action ».
Dans son édition datée du 15 janvier 1978, Libération publie un « entretien avec des femmes autonomes » sous le titre « Des femmes dans l’autonomie » [8]. Les journalistes de Libération présentent ainsi leur article :
« Au sein de l’autonomie, la plupart ne se revendique pas, d’abord, comme femmes. Il existe un groupe cependant, allant d’une quinzaine à une quarantaine, d’une réunion à l’autre, qui tout en se situant sur le terrain de l’autonomie pense devoir vivre ou lutter séparément des hommes. Selon l’action envisagée, sans que ce soit pour autant systématique. Même si elles ne représentent pas un mouvement majoritaire, elles expriment une pratique qui remet aussi en cause les groupes de femmes et l’autonomie. Lors d’une AG autonome, à la suite de quelques interventions brutales ou contradictoires sur les femmes, lancées par deux copains autonomes, ces femmes ont décidé d’agir entre elles ».
Interrogées sur les raisons qui les ont poussées à se regrouper entre femmes, les filles interviewées par Libération répondent :
« ce n’est pas à cause du sexisme, nous, on en a rien à foutre du sexisme, si nous nous sommes séparées ce n’est pas pour parler de ça, mais pour penser et agir sur la violence et tout ce qui nous traverse. On voulait aborder tout ce qui a été mis de côté par le mouvement des femmes : notre violence et une autre approche de « la » politique. Le mouvement des femmes a laissé aux mecs la parole politique, en se tenant enfermé dans les discours sur l’avortement etc.… (…) il faut revenir à une analyse politique entre femmes. Voir ce qui nous traverse, dans notre sensibilité de femme ».
La journaliste de Libération, M.O. Delacour, ne précise pas si elle retranscrit ici les propos d’une ou de plusieurs personnes. Plus loin dans l’entretien, ces filles autonomes expliquent que les femmes, les homosexuels, et les immigrés ont été les premières catégories à poser le problème de l’autonomie politique, en l’occurrence ici la question de l’autonomie de chaque lutte par rapport au reste du mouvement social. Ce point là est important car il souligne toutes les confusions qu’entraînent les différentes références au concept d’autonomie. Ici, il ne s’agit plus seulement de l’autonomie de la lutte du prolétariat par rapport à l’Etat, au capital, aux partis, et aux syndicats. Au-delà même de la question de l’autonomie de la lutte des femmes, ces filles revendiquent l’autonomie de chaque groupe par rapport à la lutte : « ne plus agir en fonction d’un mouvement de masse, car cela ne correspond plus à notre réalité ».
A partir de février 1979 paraît un journal de femmes autonomes : Jamais Contentes !! . Le dessin de la couverture du numéro 1 résume à lui seul la condition féminine : une femme en tenue ménagère portant un tablier, tenant un balai dans une main et un nouveau-né de l’autre, un seau d’eau et une serpillière à ses pieds, et disant : « J’vois pas pourquoi je serais contente et en plus j’ai pas le temps… ». « Jamais Contentes » se définit comme un « collectif de femmes dans l’Autonomie ». D’après l’adresse qui figure sur le journal (3 rue du Buisson Saint-Louis) on peut déduire que ce groupe de femmes participe à l’inter-collectif de Camarades. Les thèmes qui y sont développées (lutte contre le travail et pour le salaire féminin) semblent en tous cas le confirmer.
La thématique de la lutte contre le travail est notamment développée dans un article intitulé « Du Foyer à l’usine. Lutte contre le travail » [9]. Pour les Jamais Contentes, les tâches ménagères sont déjà un travail et le travail salarié est un deuxième travail pour la femme :
« Les gouvernement, les entreprises (…) nous proposent (…) : Travailler deux fois. (…) Cette solution, c’est leur solution et pas la nôtre !! C’est leur intérêt et pas le nôtre !! [10] Pour nous affirmer, nous avons besoin d’un SALAIRE, seul, il peut nous procurer une relative autonomie financière, le travail n’étant qu’un moyen et un déplorable moyen [11] ».
Les Jamais Contentes proposent ainsi comme axes de lutte de
« - s’organiser pour refuser collectivement les augmentations de loyer et fixer le prix de ce loyer avec les autres locataires – exiger les transports gratuits et pas seulement pour aller bosser – se rassembler sur son quartier pour imposer le prix de la nourriture – exiger des dispensaires et des centres d’interruption volontaire de grossesse et de contraception – s’organiser pour auto-réduire le prix du gaz, de l’électricité, du chauffage avec ses voisins, de même auto-réduire les impôts locaux » [12].
Le collectif des Jamais Contentes semble avoir disparu en 1980. Stéphane [13], lui, se souvient des « Carrément méchantes ». Il est fort possible qu’il s’agisse du même groupe. D’après Stéphane, les Carrément Méchantes avaient ouvert en 1980 un squat (mixte) à l’angle des boulevards Strasbourg et Saint-Denis, c’est-à-dire à proximité d’un lieu de prostitution notoire. On peut donc émettre l’hypothèse que ces militantes étaient animées par la volonté d’établir des contacts avec des prostituées. Stéphane se souvient surtout de la radicalité du discours de ces militantes : « Je me rappelle d’un slogan, c’était : « Devenir l’égal des hommes, c’est vraiment faire preuve de peu d’ambition » ». Selon lui, le squat des Carrément Méchantes aurait été expulsé vers 1982. Dans les années qui suivent, on ne retrouve plus de traces de collectifs de femmes autonomes.
[1] D’après Cécile (militante du Comité de Soutien aux Prisonniers de la RAF dans les années 70), 90 % des autonomes étaient des hommes. Une affirmation confirmée par Patrick, étudiant à la même époque. Mais pour une autre militante plus proche du noyau dur de l’Autonomie, les filles représentaient la moitié des effectifs. Tandis que pour Bruno, présent surtout au début des années 80, il y avait un tiers de filles. D’autres témoignages semblent confirmer l’hypothèse d’une moyenne des effectifs féminins située aux environs d’un tiers.
[2] Entretien avec Cécile (pseudonyme d’une militante du Comité de Soutien aux Prisonniers de la RAF, 26/02/2004)
[3] Entretien avec Bruno (pseudonyme d’un autonome des années 80, 16/04/2002)
[4] Jean Guisnel, Libération, la biographie, p. 105-107, LA DECOUVERTE 1999
[5] « Les différents thèmes abordés lors de la première AG du samedi 29 octobre à Jussieu », L’Officiel de l’autonomie, p. 2 (novembre 1977)
[6] « Quelques comportements problématiques », L’Officiel de l’autonomie, p. 4
[7] p. 6
[8] Propos recueillis par M.O. Delacour (p. 7)
[9] N° 1 p. 14 à 20
[10] p. 14-15
[11] p. 19
[12] p. 20
[13] Pseudonyme d’un squatter du 20e (entretien du 29/01/2004)