GARNIER, Philippe. Anarchitectures ?

architectureGARNIER, Philippe (1935-21 juin 2003)

Les propos que je vais avancer ne sont pas nés d’une expérience directe de l’architecture, encore que je sois issu d’une famille d’architectes, mais ils sont plutôt les réflexions d’un clinicien, à partir de ce qu’ont pu dire les patients ou les collègues au cours de trente ans de pratique psychanalytique. [1]

La maison, métaphore du corps

Je commencerai, noblesse oblige, par citer Freud :

" C’est la maison qui constitue la seule représentation typique, c’est-à-dire régulière, de l’ensemble de la personne humaine. " " La représentation se développant, les fenêtres, les entrées et les sorties de la chambre acquièrent la signification d’ouvertures du corps. "

Ailleurs encore :

" Les maisons aux murs lisses sont des hommes, celles qui représentent des saillies et des balcons auxquels on peut s’accrocher sont des femmes. "

Certes, on ne dirait plus les choses de cette façon, ne serait-ce que parce qu’il ne saurait y avoir de clé des songes, mais ceci témoigne quand même de l’importance de la maison dans les représentations psychiques inconscientes.
On pourrait multiplier les citations des auteurs psychanalytiques qui vont dans ce sens : la façade-peau ou moi-peau, la maison-sein maternel, ou encore " les maisons de la mère ", " les maisons du père ", l’opposition grenier-cave, les lieux secrets de l’enfance, les endroits terrorisants, les odeurs, les bruits, etc. Elles tentent de montrer que la " maison " est une métaphore du corps, dans le champ du logos. Peut-être négligent-elles trop ce qui est déploiement des espaces, dynamique des mouvements, imbrication des formes, dans le champ, cette fois, du topos, dans ses liens avec l’arche [2] – au sens des fondations archaïques de la vie humaine. La maison, on le verra plus loin, peut être aussi le lieu d’une confrontation aux limites et aux interdits, ou encore au réel.
On pourrait encore dire que la maison est un lieu où se mettent en scène la poussée incestueuse et la loi l’interdisant – elle participe à l’élaboration du désir –, mais aussi un lieu avec lequel se construisent, en partie, le narcissisme primaire ou la sécurité de base [3], nécessaires à la vie.
Tous deux s’organisent autour de quelques pôles :
– La chambre des parents, si importante, où se joue ce qu’on appelle la scène primitive, ou scène originaire, dans sa double signification : non pas vision réelle du coït parental, mais inscription archaïque du signifiant et de la division qu’il instaure [4], impossibilité du rapport sexuel [5].
– La cuisine où se jouent l’alimentation et ses multiples avatars (boulimie, anorexie, frigidaire compulsif, etc.)
– La salle d’eau et les latrines, pour éliminer les déchets du corps (la saleté, les émonctoires, etc).
– Les ouvertures-fermetures vers l’extérieur que sont les portes, mais aussi les fenêtres, sans oublier l’écran de la télévision, les tableaux, etc.
– Les murs, et les portes encore avec leurs transparences, leurs entrebâillements, leurs clés, jouant avec le voir, le sentir, l’entendre, mais aussi comme facteurs de séparation et inducteurs d’un lieu " autre ".
– Les lieux semi-publics, entrée, living, antichambre, palier, boîtes aux lettres, poubelles, à la fois dans l’intime et l’extime ou dans l’échange...
On retrouverait aisément ces différents points dans les contes de notre enfance – comme dans nos rêves.

La maison et la construction du sens commun

La maison apparaît aussi comme un lieu où se façonne le corps, avec des habitudes familiales et culturelles – une gestuelle, une spécification des façons de manger, rejeter, laver, bouger, s’isoler, recevoir les autres, ceci participant à la construction du " sens commun " et au lien qu’il permet. Transmission des manières, intégration ménagère, habitudes domestiques, partage sexué des tâches, dit J.-C. Kaufman – ceci remis en question par l’irruption des hommes dans la maisonnée.
On peut en rapprocher l’infléchissement récent des habitudes quant à la naissance et à la mort (on ne naît plus, on ne meurt plus chez " soi "
malgré quelques tentatives pour ne pas trop médicaliser ces temps de la vie), et quant à la pérennité des " maisonnées " ou à leur transmission, infléchissement qui provoque d’indiscutables difficultés qu’on peut rapprocher des modifications profondes de la " famille " (qui tend à devenir un agrégat d’individus) [6]. Il n’est d’ailleurs plus guère possible d’accueillir les personnes malades ou âgées dans les logements actuels, inadaptés et vides car tout le monde travaille : c’est, d’ailleurs, le frein majeur à l’hospitalisation à domicile. Ces rejets participent sans doute à l’illusion d’un vie sans début ni fin, mais en fait " déshérédée " (Proudhon), interchangeable, et, finalement, sans importance ni attache... N’y aurait-il pas là un lien avec l’émergence actuelle de la violence ?

Déménager

A contrario, il n’est jamais anodin de " déménager " (l’ambiguïté du terme, qui signifie aussi devenir fou, montre l’importance des enjeux) : on y perd ses repères, il faut donc en construire d’autres, il faut " réhabiter " cette nouvelle habitation et faire le deuil de l’ancienne, avec les risques de dépression, de dépersonnalisation, voire de crise psychotique, que cela peut provoquer. Il se remet en scène la série des séparations/reconstructions nécessaires, séparations qui ont pu profondément altérer la vie d’une personne depuis ses débuts. La persévération des habitudes transgénérationnelles témoigne de la difficulté de quitter pour " emménager ", et de faire rupture.

Les tests de la maison

L’importance de la maison est telle qu’on a fait un test de son dessin : test qui, chez les enfants et chez les adultes, met en évidence les quelques points que j’ai soulevés et leurs variations en fonction de la problématique singulière qui s’y déploie : maison sans ouverture, sans porte, incohérente, disloquée, environnement stérile ou foisonnant, sont à la fois l’illustration et l’expression d’une souffrance qui trouve difficilement ses mots – mais trouve ses traits (cf. dessins d’enfants).
A. Jomelli a fait une expérience intéressante avec des cubes en polystyrène qui se prêtent à une construction réelle : les enfants, le plus souvent, élaborent une maison circulaire, avec des niches singulières appendues en périphérie – après tout, pourquoi préférons-nous le carré, l’angle droit, l’" œuf en cube " ? Les yourtes, les igloos, les cases, les tipis, sont circulaires et induisent sans doute d’autres façons de vivre son corps...
R. Mucchielli a proposé, dans son livre, Le Mythe de la cité idéale, le test du village qui déborde celui de la maison : il permet un déploiement, avec des objets figuratifs, de la cité – centrée ou non, sur le clocher, la mairie, l’école, le supermarché ou sur une place vide ; quadrillée ou circulaire, aérée ou compacte, avec ou sans rue, faite de " Samsuffit " ou de tours, etc. Les enfants y projettent en général leur monde, les adultes, plutôt le monde nostalgique de leur enfance – très rarement une idée politique de la ville.

Données cliniques

Dans les psychanalyses, on retrouve, outre les points déjà exposés, quelques thèmes récurrents et classiques sur l’opposition ville-campagne :
– Sur la campagne où l’on respire du si bon air (sauf pour ceux qui respirent les pesticides ou les lisiers !), où l’on retrouve les " vraies valeurs ", l’" écologie ", les " rythmes naturels ", où l’on a sa maison, son jardin, ses animaux, etc., mais où l’on s’ennuie, où l’on est surveillé par le voisinage, ou trop isolé, coupé du monde, de la vie...
– Sur la ville, harassante, stressante, bruyante, dangereuse, artificielle, aux proximités gênantes, dont on ne peut profiter, où la solitude est pire, etc., mais où l’on est plus libre, où se trouvent la culture, la fête et la foule, l’anonymat, la multiplicité des rencontres...
Bref, rien d’original ! Si ce n’est qu’apparaît ainsi le besoin d’un " ailleurs ", non pas " Jérusalem céleste " ou lieu d’enfance, mais " autre lieu ". Un lieu où l’on est dépaysé mais chez soi, où l’on échapperait aux risques mortifères du " même ", aux mirages de l’enfance. Un lieu, enfin, qui serait radicalement séparé des lieux maternels.
Mais ce qui apparaît aussi, c’est la force majeure de ce qui a tissé les habitudes, imprimé des gestes, déterminé des façons de penser, ou encore la prégnance, l’impression dans les corps du sens commun et des assises narcissiques – au travers même de la forme, de la conception des lieux. On ne pense sans doute pas de la même façon, on n’a pas le même rapport aux autres, à Beni Isguen [7], ce miracle de la compénétration des habitations et des jeux de lumière (étudié par Le Corbusier), dans la yourte d’un nomade, dans un village traditionnel, dans une barre de la banlieue parisienne, ou dans un monument officiel.
C’est pointer là un enjeu de l’architecture, dans ses rapports avec le pouvoir : induire un asservissement arche, un mode d’être. J’y reviendrai. C’est aussi le pari des architectes qui ont pensé, avec les psychiatres, qu’on pouvait agir sur la folie par la forme architecturale, en la normalisant, en la contraignant par des murs [8]. Les prisons, voire les usines, mais aussi les lieux de consommation, sont aussi là pour nous rappeler ce rôle de l’architecture. Mais il peut y avoir plus d’humanité humanisante dans un galetas de la Corrèze que dans un hôpital psychiatrique bien pensé : le désir, heureusement, transforme les lieux à la mesure de la façon dont on " habite son corps "... Faut-il et peut-on alors mettre " en dur " ce qui est singulier, dynamique, et lié au langage ? Ceci n’indique-t-il pas qu’il y a deux étages de la construction psychique, et que l’architecture est liée non pas au désir, mais plutôt au narcissisme ? La pensée anarchiste n’est-elle pas prise entre le fait de remettre en question, voire d’abolir, l’arche pour qu’émerge le désir, pour désincarcérer le " je " de ce qui l’assujettit – et la nécessité d’une assise pour que se déploie ce même désir ? Architectes ou anarchitectes ? Si l’on me permet cette image, quand on a fait table rase, il reste la table...

Les trois maisons

Ce survol clinique permet de repérer trois " maisons " : imaginaire, symbolique et réelle, correspondant aux trois catégories du langage précisées par Lacan.
La maison imaginaire est fondamentalement liée au corps et à l’image. Il existe, je l’évoquais plus haut, des pièces dévolues à certaines fonctions du corps : ces lieux pour partie " pulsionnels ", c’est-à-dire liés à des orifices du corps (dont certains sont cachés, d’autres non – la bouche et l’œil restent visibles en Occident) supportent, ou induisent une dynamique pour partie inconsciente mais très forte où les choses circulent, s’entassent, encombrent, envahissent, s’évacuent, se cassent, disparaissent – où les gens se rencontrent, s’évitent, se voient, habillés ou nus, se touchent, s’affrontent, dans des circuits complexes qui reflètent la dynamique inconsciente d’un groupe humain [9].
Dans certaines familles, " tout est transparent " – comme dans un panopticon très contraignant –, dans d’autres, tout est ouvert à tous, sans contraintes ni règles, sans limites par rapport à l’incestuel que frôlent sans cesse les familles, dans d’autres encore, rien ne traîne comme dans une caserne où tout est réglementé... On peut y percevoir, selon les cas, la poésie de la vie ou l’enfermement de la mort. Et un aspect de la sexuation.
La maison imaginaire, très prégnante, permet d’investir, d’habiter un lieu, d’y adhérer ; elle participe à la construction du narcissisme ou d’une " sécurité de base " : en témoignent les empreintes si fortes que laissent les lieux d’enfance – odeurs, gestes, bruits, disposition des objets, etc. Enfin, dans sa proximité avec le corps, elle peut être lourde d’une jouissance que ne tempérerait pas le désir : c’est en effet le lieu des angoisses et des terreurs de l’enfance.
La maison symbolique serait liée :
– d’une part, à la dynamique singulière du désir, donc aux signifiants d’un " sujet " : le monde imaginaire, davantage lié aux signes et aux images, se creuse et laisse place au " jeu " et au " je " sexué – la cuisine peut devenir un lieu érotique, la chambre un lieu de travail, une odeur peut métaphoriser la mère, un tableau relancer l’équivoque poétique...
– d’autre part, au symbolique social, ou instituant (au sens que lui donne P. Legendre). Elle centre les appartenances sociales : l’adresse, par exemple, et on y est abonné, imposé, appelé [10], convoqué, surveillé, immatriculé (marque différenciatrice dans la mère).
La maison symbolique est, en ce sens, une interface entre le public et le privé, interface matérialisée par des lieux mixtes (vestibule, réception, etc.). Elle est traversée par les réseaux d’échanges, les appartenances, les flux sociaux, on peut en être " propriétaire " ou " locataire "...
Qu’en est-il alors de la maison réelle ? Bien, elle est celle de pierre ou de bois, avec des tuyaux, des murs, où l’on peut se cogner, s’enfermer, s’abriter des éléments " naturels ", elle peut être démolie par les guerres ou les séismes, et l’on s’y heurte à des contraintes réelles. Une fenêtre, par exemple, peut être une ouverture symbolique, ou un miroir imaginaire ; il n’empêche qu’on peut y tomber du 10e étage, et la confusion des registres, dans des psychoses, ou sous toxique, peut provoquer des catastrophes. Mais le réel renvoie aussi à ce qui s’est passé mais ne s’est jamais dit : aux secrets de famille, aux meurtres, aux incestes, aux fantômes, aux spectres, qui hantent les maisons et dont on ne peut rien dire – c’est dans le réel – à moins
de constructions psychiques dans des psychanalyses. La vie d’une maison ancienne est tissée d’histoires qui s’organisent autour d’un réel qui transcende les générations. C’est peut-être ce qui fait leur charme, ou induit leur rejet pour " du neuf " !
Chaque " maison ", imaginaire, symbolique et réelle vient se nouer aux deux autres [11] et y faire limite : l’inflation imaginaire ou l’excès symbolique, non limités, peuvent faire des ravages, de même que la prégnance de la maison réelle : il est des maisons " folles ", des maisons " hantées ", qui " sentent la mort ", des maisons qui " portent malheur ", sans parler des monuments. [12]
Ces maisons qui, je le répète, correspondent à des catégories du langage, posent des questions qui concernent, je crois, l’architecture – au sens de la forme donnée aux lieux d’habitation et de ses effets.

Architecte

" Archi-tecte ", charpentier de l’arche,
– le même arche que celui de l’anarchie : l’étymologie renvoie donc à celui qui construit l’" arche "
– le fondement, le commencement, la puissance de base [13]. " Le commencement produit la visibilité du monde et son ordonnance, point de repère autour duquel les différences se disposent. " L’architecture inaugure une histoire : là où il n’y avait que poussière, sable du désert, glèbe, se produit, dans un élan " poiétique ", une forme, forme qu’il faut alors " habiter " dans la rencontre d’un réel produit par l’architecte [14], des assises narcissiques du corps, et d’un désir singulier.
On peut alors repérer, je crois, quelques points forts de l’action de l’architecte qui concernent notre question.

Éloge du vide

Là où le psychanalyste interprète dans le champ du logos, et fait que du nom advienne qui " troue " le Réel avec un effet de vide, l’architecte, en dépassant la somme des techniques, peut faire advenir, par le jeu de la forme et la construction de l’espace (dans le topos), le vide – notion difficile mais que résume bien Lao-tseu : " Ma maison ce n’est pas les murs, ce n’est pas le sol, ce n’est pas
le toit, mais c’est le vide entre les éléments parce que c’est là que j’habite. " Ou encore, la célèbre question : qu’est-ce qu’un pot ? C’est un vide avec de la terre autour (idem pour la roue [15]). Je rappelle enfin que le vide dessiné par les colonnes grecques est, pour qui regarde, aussi important que la colonne elle même.
Le vide – différent du rien ou du néant – permet en effet la circulation, la vie,
et, si, j’ose dire, d’" habiter " un lieu –
et pas seulement de l’" occuper " –,
au sens d’un investissement par un sujet ou un " je " de ce qui lui est proposé. Sans vide, on en reste à une conception " bouchère ", selon l’expression de P. Legendre, de l’habitat. Et c’est encore ce vide, comme lieu du parlêtre, que tentent d’écraser aussi bien le discours scientifique que l’ultra-libéralisme ou la post-modernité. Il est effet et soutien du signifiant, du " dire " ou de la parole, ou encore tension de l’être par rapport à l’effacement et à la pulsion de mort, à l’opposé de la " communication " et de l’univers des signes auquel on tente de nous réduire.
" Une cour, une rue, une place publique, dit Maldiney, n’est pas
seulement un lieu intervallaire – c’est exactement ce que Rilke nommait
un entre-espace qui circule dans tout
l’espace ".
Permettre qu’advienne du vide est, je pense, une tâche première de l’architecte. [16]
Mais comment l’induit-on ? Est-il un effet de la spécificité signifiante du langage humain (qui supposerait une prévalence du logos sur le topos) ? La réalisation du vide dans l’architecture n’est pas la même au Japon et en Occident – il s’agit pourtant de la même notion, avec des formes différentes, ce dont témoignent les constructions d’architectes tels que Kurokawa Kisho ou le Le Corbusier de Ronchamp, véritable éloge du vide.
J’ai dit que le vide permettait d’habiter un lieu : en effet l’architecture ne saurait, à mon sens, prétendre faire " habiter " – cela ne relève pas des techniques, du savoir-faire, de la science des matériaux, ni de la sociologie, mais d’une disposition à être présent au monde, une disposition (aussi bien dans le topos que dans le logos) à " accorder l’être humain à son monde " (B. Goetz). " Il faut apprendre à habiter " dit encore Heidegger dans Bâtir, Habiter, Penser – l’espace n’est pas donné, il advient.
Il est des corps désertés, morts avant la mort, sans désir, mus par les signes, comme il est des " barres " ou des clapiers – mais il est des corps habités par un " je ", un " je " qui subvertit le " sujet " construit par le sens commun ou l’institution (au sens de P. Legendre), sujet tout prêt à se modeler sur ce qu’on lui propose comme une niche...
De la même façon, un " je " peut d’une certaine façon faire chanter une architecture plate, trop pleine, stéréotypée, et en faire un " chez soi ". L’architecte devrait être celui qui résiste à " l’aplatissement nihiliste de l’espace " (B. Goetz). " C’est l’art de mettre les espaces en vie " : on conçoit que le capitalisme ou l’ultra-libéralisme lui laissent peu de place à moins de servir l’argent et le pouvoir...

Rappel de l’arche

L’architecture contribue, je pense, à la construction du socle " arche " du sujet humain – ce qu’on peut rapprocher de ce que Mitscherlich, dans son livre Psychanalyse et Urbanisme, appelle l’" empreinte de la ville " – il existe aussi une empreinte de la maison, au même titre que tout ce qui fait " empreinte " dans la construction du sujet. M. Perelman va jusqu’à dire que " l’inconscient est structuré par l’architecture ", dans la mesure où les gestes, les parcours, les circuits, les volumes, les rapports, et, bien sûr, le vide, s’impriment dans la psyche. F. Deligny avait ainsi repéré chez les enfants autistes la permanence de " lignes d’erre " – espaces, volumes, traces – qui structurent leur vie psychique.
P. Legendre a, lui, montré que l’architecture, commandée elle-même par un " maître ", commandait à son tour les sujets par l’imposition d’attitudes : on ne pense pas de la même façon dans un amphithéâtre où tout est centré sur la figure du pouvoir, et sous un arbre à palabres.

Deux questions encore...

L’architecture, au sens de la conception, de l’organisation des lieux privés et publics, peut-elle induire des modes de pensée au sens où Le Corbusier, par exemple, parle d’une " pensée en architecture " – qui n’est pas l’apanage des architectes –, plus même, où Cézanne parle, lui, d’une " pensée en peinture " – ce qui renvoie à une vieille question : la pensée de la forme, liée, non pas au jeu signifiant, mais à l’organisation des lieux, au topos 16. Vont dans ce sens, les toutes dernières théories de l’arche-ologie sur l’art " préhistorique " où le premier pas vers l’humanisation serait la production même d’une image, d’une forme, par décollement du réel 17.
En outre, si l’espace est une construction psychique dans un affrontement au réel, peut-on inverser la proposition et avancer que des réalisations comme celle de Brunelleschi à Florence peuvent, comme il l’a souhaité, contraindre et faire jouer le regard de telle ou telle façon, voire induire des notions telles que la perspective ou l’ombre, mais aussi, peut-être, le beau, l’harmonie, aussi difficiles soient ces notions ? L’architecture cistercienne en serait peut-être une illustration mais aussi les effets des formes musicales sur la psyche.
Impact aussi de l’architecture sur les rôles sexués – les maisons yéménites en sont une illustration, elles contraignent différemment les corps –, sur le temps, car elle inaugure à chaque fois une histoire " protestation contre l’éphémère du passage ", surtout dans ce qui est bâtiment ou monument...
L’archi-tecte mériterait-il alors son nom ? L’espace, le temps, le mouvement, autant de notions qui vont participer à la construction du narcissisme premier ou de la " sécurité de base " d’un enfant – directement ou par la médiation de la mère –, et des repères fondamentaux de l’arche du sujet. C’est en ce sens, je le rappelle, que les psychiatres et des architectes ont depuis longtemps associé leurs réflexions pour construire l’hôpital idéal qui normaliserait, ou reconstruirait ce qui a été détruit par la psychose, ou encore susciterait la créativité thérapeutique des patients. C’est aussi dans ce sens que le pouvoir a toujours eu recours à l’architecture pour mieux asseoir ses bases : il " tient " ses sujets, dans les deux sens d’asservir et de faire tenir, en jouant sur le narcissisme primaire et par la force de l’image.
On conçoit alors aisément le rôle éminemment politique de l’architecture, ou son rôle comme appareil idéologique d’État – Nietzsche disait que " l’architecte est sous la fascination du pouvoir " – Il peut en effet, on l’a entraperçu, participer au façonnement des corps et des esprits, à la police des sexes, il peut induire un " autisme des petits logements centrés sur la télé, comme appareil à influencer ", il peut encore, et c’est le plus grave même si cela entraîne sa disparition dans un certain nihilisme, permettre le remplacement progressif du symbolique par de l’utilitaire, dans un écrasement de la spécificité du langage humain.
Ce n’est certes pas un hasard si les hommes d’État se sont toujours entourés d’une cohorte d’architectes, d’urbanistes et d’artistes : les exemples ne manquent pas.
Plus, même, l’un des enjeux n’est-il pas de susciter la jouissance et de l’enclore, pour posséder les sujets et les asservir ? N’est-ce pas le ressort de la servitude volontaire chère à La Boétie ? Du pain et des jeux, comme à Rome – et des cirques, des opéras – même racine que usine et officier – , des monuments, des stades, des " barres " ou des cités exhérédées, des monastères, pour contraindre les corps et les sujets " assujettis " par leur quête d’une jouissance prescrite et contrôlée par le pouvoir.
Que pourrait-être alors un anarchitecte ? sinon un homme qui participerait activement à la vie et aux échanges d’un groupe social, et mêlerait ses compétences et son inventivité à celle des autres pour construire ces lieux où l’on vit ? Il n’y a guère d’autre antidote au pouvoir, je crois, que l’inventivité, la poiésis : celle-ci est contagieuse, comme la poésie, elle transforme ce qui est pouvoir en puissance, ce qui est prescription en innovation à la mesure de ceux qui veulent vivre ensemble. Des concepts comme la démocratie, la majorité, n’ont plus guère de sens dans un tel contexte qui les dépasse, où l’architecte reste, avec les autres, un inducteur de l’anarchie – comme vide au cœur d’un mode de lien entre les hommes
Je rappellerai, pour terminer par un contre-exemple, ce que nous montrent des revues qui présentent des " maisons d’architectes " : de beaux objets, jamais reliés aux autres si ce n’est par l’eau, le gaz et l’électricité, sans oublier la centrale d’alarme et internet. Objets inhabitables, car trop pleins...
Philippe Garnier

Bibliographie sommaire

Cariou Joël : Maisons d’architectes, 1,2,3. Editions alternatives. Contemporary American Architects, 1,2,3. Toschen.
Perelman M. : Construction du corps, fabrique de l’architecture, éditions de la Passion, 1994.
J.-M. Leniaud : les Bâtisseurs d’avenir, Fayard, 1998.
La Vie cistercienne, une histoire, une architecture, une vie. Cerf, Zodiaque, 1998.
Legendre P. : l’Inestimable objet de la transmission, Fayard, 1985
Legendre P. : Jouir du pouvoir, éditions de Minuit, 1976.
Legendre P. : l’Empire de la vérité, introduction aux espaces dogmatiques industriels, Fayard, 1983.
Livre de l’exposition de Kurokawa Kisho, Maison du Japon.
Collectif : Maison, Mégapole - Architectures, philosophies en œuvre, éditions de la Passion, 1998.
Le style international, Toschen.
Revue Urbanisme ; 8, rue Lecuirot, 75014 Paris.
Vigouroux F. : l’âme des maisons, PUF, 1996.

[2Ce terme reviendra tout au long de cet exposé. J’espère que le sens dans lequel je l’emploie – déjà aux Journées de Grenoble – se précisera par la suite.

[3Terme emprunté à l’haptonomie. Voir numéro spécial de la revue Le Coq Héron.

[4« L’homme est malade de ce qu’il parle », disait Gilgamesh, il y a quelques milliers d’années, précédant en cela la psychanalyse.

[5Il s’agit bien sûr d’une impossibilité logique d’un rapport au sens mathématique, ou au sens de deux signes, « homme » et « femme » – sens « symbolique » où un signe représente une chose, comme chez l’animal (cf. Pavlov, ou l’efficacité symbolique de Lévi-Strauss). Mais le jeu du « signifiant », spécifique du « parlêtre », de l’être qui est pris dans le langage humain, subvertit le signe dans la mesure où il est dans l’équivoque, où un signifiant renvoie à de multiples significations – comme dans la poésie. On ne peut alors parler de rapport, le signifiant s’interpose entre ce qui est classé homme ou femme, il subvertit la biologie, et laisse du jeu dans la sexuation, liée, elle, au désir – un homme peut se sexuer du côté « femme » et réciproquement.

[65. Cf. les travaux d’Irène Théry sur la famille.

[7C’est l’une des sept villes saintes des Mozabites, dont Ghardaïa est la plus connue.

[8L’hôpital de La Verrière (MGEN) est exemplaire sur ce point.

[9F. Deligny a introduit la notion de « lignes d’erre » repérées chez des enfants autistes, lignes qui dessinent ce qui en aucune façon ne peut se dire.

[10Que l’on songe aux effets du téléphone portable, sans lieu constitué : on est là et pas là

[11Selon un nouage boroméen, dit Lacan. Si chaque consistance est représentée par un rond de ficelle, ceux-ci sont noués de telle façon que si l’on coupe un rond, les deux autres sont dénoués, et ce, quel que soit le rond choisi (à la différence du nœud olympique). Lacan a proposé une autre notion fort intéressante, le Sinthôme, quatrième rond de ficelle qui peut venir suppléer aux erreurs de nouage des trois ronds, erreurs qui se traduisent par des syndromes cliniques : l’écriture, pour Joyce, comme la peinture pour Van Gogh, fait office de Sinthôme pour tenir ensemble les trois consistances et éviter l’apparition de troubles graves, malgré des périodes de décompensation, ou de dénouage.

[12Je n’aborde pas ici cette question, mais il est des projets fous, peu graves s’il s’agit du facteur Cheval ou des châteaux de Bavière, mais particulièrement redoutables lorsqu’ils sont au service d’un totalitarisme. La construction des pyramides, si admirées, a quand même coûté la vie à des milliers d’ouvriers, et pour quoi ?

[13Pour faire image : pour compter le temps, il faut inscrire un « 1 » (ou un zéro) sur un axe de façon arbitraire : chaque religion et plusieurs révolutions ont voulu leur calendrier propre – réformer le comptage du temps (ou la grammaire) fait partie des buts de tout pouvoir
totalitaire. C’est à partir de ce 1, inscription fondamentale, que pourra se déployer la suite des nombres. Cette inscription, dite alors trait unaire par les psychanalystes, conditionne l’accès au langage dans sa spécificité humaine. Il en est de même pour l’espace, ce qui rend compte d’une certaine problématique de l’archi-tecture.

[14Je rappelle que cette profession, comme celles, par exemple, de physicien-chercheur, de mathématicien, d’artiste-créateur, ou de psychiatre, paye un lourd tribut à la psychiatrie : les rapports entre la folie et la création de formes ont donné lieu à de nombreuses études.

[15André Bernard m’a fait remarquer que les révolutions, même si la révolution d’un astre consiste à revenir à la même place, pouvaient dessiner un vide central qui serait la place de l’anarchie. Cette idée de l’anarchie comme « vide » me semble des plus intéressantes, précisément dans son rapport avec l’arche... ou l’arche.

[16André Bernard, pour préciser les rapports entre le vide et l’espace, question à approfondir, propose la maîtrise du vide de la maison, pour maîtriser l’espace et apprendre la liberté.