RAGO, Margareth. "Cartographies d’une anarchiste : Luce Fabbri et l’expérience de l’exil".

Depto de História – UNICAMP - Brasil

littérature : poésieUruguayémigration et immigrationFABBRI, Luce (Rome, Italy 25 July 1908- Montevideo 25 Aug. 2000)RAGO, MargarethLEOPARDI, Giacomo (1798-1837)Population. Réfugiés

"L’anarchisme est une manière de sentir le présent en vue de quelque chose, en vue d’une finalité, ça veut dire le sentir libertairement en vue d’une liberté"

Si l’histoire des femmes a longtemps été marquée par des catégories de passivité et de sédentarité, les recherches féministes révèlent que nombreuses sont celles qui ont échappé aux impositions normatives et aux confinements dans l’espace de la vie privée. En considérant l’histoire de vie très riche de l’écrivaine et militante anarchiste italienne Luce Fabbri, qui permet de démystifier les définitions traditionnelles de la sédentarité des femmes, cet article propose une réflexion sur la production de la subjectivité feminine en ce qui concerne les déplacements de frontières. Je voudrais montrer comment les déplacements géographiques qu’elle a vécu affectent profondement sa perception de soi aussi bien que sa production intellectuelle, car le thème de l’exil nourrit sa création littéraire et ses réflexions politiques.
Je considère ici deux types de déplacements de frontières : le géographique, celui qui la mène en dehors de son pays d’origine, de l’Italie à l’Uruguay ; et le subjectif, celui qui transforme sa subjectivité en tant que femme exilée et immigrante. Ces deux moments d’intense répression et terreur politique sont marqués par ses productions poétiques.
Née à Rome, en 1908, dans un milieu de militants libertaires, Luce a été expulsée de son pays par le fascisme ; à la fin des années vingt, elle fut obligée de se réfugier à Paris, auprès de sa famille ; ensuite ils doivent fuir en Amérique du Sud, à Montevidéo, Uruguay, où ils s’installent à la fin de 1929 et vivent jusqu’à la mort, celle de Luce en 25 août 2000. Diplomée en Lettres par Université de Bologne, elle travaille comme professeure en histoire au lycée de Montevideo, et dès 1949, devient professeure de Littérature Italienne à l’Universidad de la Republica, jusqu’aux commencement des années 1990. Elle écrit beaucoup de livres de critique littéraire et de philosophie politique ; militante presque toute sa vie, elle publie la revue anti-fasciste Studi Sociali, entre 1930-45 et ensuite, Opción Libertária, avec ses compagnons.
Cette expérience bien accidentée de déplacements successifs, de l’Italie à la France et à la Belgique, où elle embarque au port d’Ambères vers l’Amérique du Sud, affecte sa propre subjectivité, aussi bien son identité nationale que sa condition de femme et militante. Il est vrai que, fille de l’anarchiste Luigi Fabbri, Luce rencontre un hâvre de paix, un point fixe dans sa vie de militante politique, car l’anarchisme devient son idéologie tout au long de la vie et définit un mode d’existence libertairement construit. Quant à moi, sa présence m’a donné la sensation d’avoir trouvé un hâvre de paix, car je vois en elle la porteuse d’une expérience historique et polítique singulière, capable de renouveller l’anarchisme, en lui redonnant de nouvelles significations.
Chez Luce le thème de l’exil est lié à sa perception de soi, identifiée avec la terre natale, mais en même temps en vivant plus de la moitié de sa vie dans un pays comme l’Uruguay, qu’elle a beaucoup aimé. Alors, en 1945, lorsque le fascisme tombe et que s’ouvre la possibilité du retour en Italie, Luce décide de rester à Montevidéo, où elle avait déjà fait sa vie. Voilà que maintenant elle ne se voit plus dans la condition d’exilée, mais comme immigrante. En parlant de ce déplacement subjectif, elle affirme lors d’une conversation en 1996 :

J’ai fait carrière ici, j’ai commencé comme professeur au lycée, on peut dire que lorsque je suis arrivée à l’université je n’étais plus une exilée, car j’avais incorporé la culture de ce pays [...] On peut dire que l’exil finit lorsque on ne retourne pas. Le fascisme est tombé en 1945 et je ne suis pas repartie.

En fait, elle ne retourne pas en Italie parce que sa fille portait la nationalité uruguaienne, parce que l’Italie souffrait de conditions économiques difficiles, parce qu’elle ne se sentait pas en bonne condition physique et ne voulait pas « devenir un fardeau, ici je pouvais travailler, même avec des problèmes de santé ; lá en Italie il y avait du chômage, j’aurais sûrement été un fardeau pour le mouvement libertaire, je n’ai pas voulu retourner dans ces conditions, alors je passe de la condition d’exilée à celle d’immigrante ».
En parlant en espagnol, elle affirme que la condition d’immigrante suppose le libre choix de déplacement, tandis que l’exil indique un changement géographique causé par des pressions externes, dans son cas, la persécution politique. Evidemment, comme il s’agit d’un thème beaucoup plus traumatique, il occupe un espace plus large que l’autre dans sa production intellectuelle. Ansi, on peut y distinguer deux moments forts directement liés à sa création poétique : le premier, - où elle vit l’expérience de l’exil territorial, lorsqu’elle traverse la frontière italienne, à la fin des années vingt et s’exile en Uruguay, où elle produit son unique livre de poésie Canti dell’Attesa, publié en 1932 . Ce livre traduit l’impact du sentiment de fracture, de rupture, de douleur devant la perte de la terre natale et de la séparation des amis et familiers.
Le second moment, -celui de l’exil intérieur, subjectif -, au commencement des années 1970, est le moment où la dictature militaire uruguaienne force beaucoup de gens à s’exiler. Cependant elle, elle reste et, étant toute seule, connait l’expérience de retour sur soi-même (conferir). Dans l’espace géographique oppressif, face à la censure idéologique et à la violente répression policière qui s’étend sur la gauche et sur les mouvements sociaux, Luce ouvre les portes de son refuge secret, plongeant dans le recueillement de sa bibliothèque. Ce temps d’introspection est également un moment de perte et douleur profonde, avec la mort de son mari et de sa mère.
1. L’exil territorial - I canti dell’Attesa
La poétesse résiste un peu à parler de ce travail de jeunesse :

[...] parce que c’était un livre de poésie très militant, il a été publié en 1932, avec la production antérieure, la production des 20 ans –I Canti dell’Attesa – c’était l’attente du retour en Itálie, c’était l’exil, ce sont des poèmes de l’exil, mais très immatures du point de vue littéraire, très traditionnels par la forme. Quant à moi, ils conservent leur validité, mais je ne les cite jamais, voilà, mais évidemment la poésie n’était pas mon chemin, elle répondait simplement à un besoin personnel [...]

Dans la narration de soi, la militante anarchiste prédomine sur la poétesse, la politique étant un devoir social, un engagement. C’est donc à partir d’ici, de ce lieu d’exil politique et d’activisme libertaire que Luce configure son espace social d`où part la voix de la poétesse. Dans ce livre, Luce fait référence à l’Uruguay comme un pays paradisiaque, un “oasis”, qui la reçoit à bras ouverts, ce qui ne signifie pas que les sentiments de douleur et perte provoqués par l’exil aient été dissipés.
Montevideo

Ti voglio bene, terra degli incontri,
cerulea terra della nostra attesa.
Il vento che ti muove gli orizzonti
la nostra rispettò lampada accesa.
Chi dirà le tristezze dello sbarco
nel tuo gran porto dalle bracia aperte,
e la quiete ansiosa nel profumo
degli eucaliptus sulla sabbia inerte ?
C’incontriam nel tuo sole, pellegrini
di libertà, dal multiple linguaggio ;le man che sanno i rovi dell’esiglio
nella stretta si scambiano il coraggio,
e si toccan gli sguardi adamantini.
Viva ci trema ancor fra ciglio e ciglio
l’ampia vison dei nostri di marini,
quando la lenta nave dell’esiglio
tacita proseguiva il gran viaggio
che cominciammo in sogno da bambini.
[...]
E’ morto il sogno azzurro e il suo dolore.
Tu, dolce patria della nostra attesa,
giovane terra nel doman protesa,
regali la speranza al nostro cuore.

La poésie exprime la construction de son identité personnelle, mais l’auteur ne s’identifie pas comme poète : « Mamma, non son poeta », toutefois, dans la mesure où elle se sent fragile et désemparée, elle reconnaît la nécéssité de manifester poétiquement ses émotions. Les mots se transforment en armes de resistance, d’affirmation du désir lorsque la déterritorialisation provoque le sentiment d’impuissance pour faire face aux vicissitudes de la vie :

[...] ma nell’anima mia,
Che m’ urge, che mi brucia, che m’inquieta,
Sento la poesia [...].
Ho il cuore pieno di parole buone, [...].(Impotenza)

On s’aperçoit de la souffrance provoquée par l’exil dans ses poèmes, dès les premières années à Montevidéo, soit lorsqu’elle ne se conforme pas à la situation oppressive de l’Italie, soit lorsqu’elle se rappelle la maison de son enfance, ou des années de sa jeunesse passées dans la ville de Bologne, « dalla mia Bologna », « cittá del sogno, quella ch’amo fra tutte le cittá », comme on peut le lire dans le poème L’Esilio.
En oscillant entre le centre et la périphérie, l’Italie et l’Uruguay, elle nous montre comment elle vit ce déplacement, lorsqu’elle est expulsée du centre vers le bords. Le désir de se retenir au centre, de fixer les images de là-bas, à un moment que menace une perte definitive – « [..]da te mi separa l’infinito »– l’entraîne à la mémorisation des images affectives de sa terre natale.
Neve di Primavera, écrit en 1929, compare les villes de Bologne et de Montevidéo et déclare son amour pour la première, lorsqu’elle affirme que si les roses de l’une la font rêver, son coeur bat fort sous la neige de l’autre qui, néanmoins, peut faire germer les semences.

[...] E ben diversa sotto il grigio cielo,
Bologna, la tua neve !
Quando si guarda il gran campo di gelo,
Quando quel soffio rigido si beve,
Un austero desio d’opre severe,
Un sogno di conquiste e ribellioni,
Un’ansia di fecondo sacrificio,
Agita il cuor d’orgoglio, empie i polmoni.
***
Montevideo, son belle le tue rose
che cadendo m’invitano a sognare
immagini imprecise e vaporose,
forme vane d’un van fantasticare.
Ma il mio cuore restò sotto la neve
gelida, che fa i semi germogliare.

Étrangère à Montevideo, le sentiment de desarroi se manifeste lorsque’elle a perdu la mère symbolisée par la terre natale. Toutefois, son coeur reste profondément attaché à celle-ci, invoquée dans plusieurs poèmes par la metáphore de la maternité : « Italia, madre, il nostro umil soffrire, [...] ».
Dans Il ritorno, elle rêve du retour : « lontan, sui monti dell’italia mia », ou

Ed ogni figlio che ti torni, Italia,
su quella nave, nella mano un fiore
avrà d’un’altra terra e sulle labbra
d’un’altra lingua la canzon d’ amore.

En même temps, l’Italie est aussi évoquée comme « la grande exilée », où le peuple vit humilié et opprimé par l’État totalitaire, comme elle exprime dans Il Grido :

Tutta l’Italia è un grido
grido pesante che rimane al fondo,
grido muto che cerca la sua voce,
grido affiocato che riempie il mondo [...]

La souffrance ne résulte pas seulement de la nostalgie, de la séparation de la terre-mère, mais aussi de la situation d’oppression politique où vit le peuple italien sous le fascisme. Ainsi, il y a des moments de beaucoup de douleur et de profond désespoir, en même temps qu’un fort sentiment de desarroi, comme dans le poème Mamma, dammi la mano :

Mamma, son tanto stanca,
son tanto stanca e voglio riposare ;[...] Il mio cervello non vuol più pensare.
[...] Non trovo più nel cuore la speranza,
non trovo più l’audacia di sognare.
Che m’importa il lavoro, l’ideale,
che m’importa l’amore ?
Mamma, son stanca, ho sonno, mi fa male[...]

Ou dans Lontana del Nido écrit un peu plus tôt :

E non ho forza e se non ho compita
L’ opera mia non posso mica andare,
[...] Non ho nessuno che mi dia la mano ;lunga è la via.
Ed io da sola non la so più fare
e cado ad ogni istante.
Non posso, mamma mia, più lavorare
ed il mio braccio sempre più pesante.

Le découragement et la sensation de fatigue et de faiblesse causés par l’éloignement du nid sont compensés par la force des premiers sentiments, des premières reférences formés durant l’enfance et à l’adolescence et qui ne peuvent pas être perdus à jamais. Dans le poème L’Esilio, seconde partie de Nostalgie, dédié à la grand’mère Emília, elle affirme :

E poi tornai nella città del sogno
quella ch’amo fra tutte le città.
[...] all’ombra di quei portici ho trovato
ciò che nessuno mi può portar via :
un affetto potente più del fato,
il dolce incanto della fantasia,
l’amore santo della libertà.
[...]
Ho nel cuore, Bologna, il tuo sorriso
di quanto il sol riposa
sui muri rossi delle case antiche,
o sfavilla indeciso
sulla neve recente e vaporosa,
vergine spuma sulle strade amiche.
[...] Or mi separan dalla mia Bologna.

La lutte pour la liberté de son pays étouffé par la domination totalitaire est le principal thème de ce livre de poésie de l’exíl et, dans ce sens, suivent plusieurs hommages à ceux qui luttent contre l’oppression, Il Martire, « tutti i caduti sotto il pugnale fascista » ; aux mères de ceux qui sont morts pour la liberté d’Italie, comme dans Il Sangue ; à la petite ville de Molinella, où les cooperatives autogérées de production ont multiplié et ont héroïquement résisté à l’invasion des fascistes ; aux travailleurs, sujet de Sera di Primo Maggio et à quelques femmes de son entourage, comme son amie italienne Maria Clotilde.
Le fort sentiment de nostalgie, la souffrance causée par la séparation de son pays, la douleur de la perte exprimée dans ce recueil de poésies pourraient nous faire croire que Luce a une insertion sociale et politique difficile en Uruguay. En effet, dans un article sur "Les italiens au Prata avant Garibaldi", publié dans la revue Garibaldi , elle affirme que son expérience personnelle dans ce pays a été de perdre le « syndrome de l’exil » et d’être intégrée avec beaucoup de facilité, spécialement au fur et à mesure qu’elle apprenait à maîtriser la langue espagnole. Il est certain que le caractère continu de la présence italienne au Prata a favorisé cette assimilation rélativement rapide :
Il s’agissait toujours d’une présence silencieuse, rapidement assimilée, qui n’a exercée une influence innovatrice qu’au moment du grand flux, mais qui a toujours apporté quelque chose, lentement, du dedans et d’en bas, s’amalgamant sans difficulté avec le substrat espagnol.
Ce texte finit en décrivant les mouvements de la relation affective qu’elle établit peu à peu avec le nouveau pays : le « pays de l’exil » se transforme en « terre d’espoir ». Les portes s’ouvrent pour la jeune italienne de formation libertaire et elles s’ouvrent d’une manière tout à fait spéciale, soit de par la tradition libertaire de ce pays, soit de par la forte présence des immigrants italiens, soit encore de par la situation privilégiée des femmes en Uruguay, si l’on compare ce pays à d’autres en Amérique Latine.
2.L’exil intérieur
Si dans ce premier exil, le territorial, Luce, étrangère, se sent désemparée par la perte de la « mère-patrie », comme elle l’appelle dans ses poèmes, au second moment de rupture, la perte de la mère est littérale. Sa ligne de fuite se manifeste à ce moment-là par la production d’une étude de crítique littéraire sur La Poésie de Leopardi, poète italien de Recanati, en Italie, où est né son père Luigi Fabbri.
Écrite en langue étrangère, cette étude révèle que son processus de déterritorialisation, mais aussi celui de son insertion dans la nouvelle culture se radicalise. A cette femme seule, agée, anarchiste, installée au bords de l’univers culturel et politique local, même en étant professeure universitaire bien connue, l’étude de ce poète italien permet un retour symbolique aux origines, un refuge dans la terre paternelle, au coeur d’un monde marqué par la violence et la persécution politique. On peut lui retourner l’expression de Leopardi qu’elle utilise pour parler de lui : « nostalgie perpétuelle de la fantaisie dans le désert de la raison ». Dans ce monde humainement appauvri par un processus de rationalisation intensive, la fantaisie fournie par le langage poétique apparaît comme possibilité de sortie.
Ainsi, à deux moment forts de représsion culturelle et politique qui marquent son expérience personnelle, dans les années trente et soixante-dix, Luce se réfugie et résiste dans l’espace de la création esthétique –à la poésie, soit la sienne soit celle du poète italien. Ce livre – La Poésie de Leopardi– pourrait bien être défini comme une étude génealogique des thèmes philosophiques présents chez Leopardi. La poésie paraît avoir une dimension très forte dans l’expérience personnelle de Luce, comme espace de production de sa subjectivité, d’imagination et de rêve, d’où émerge son écriture comme manifestation du désir.
2.1. Dictature et solitude
Dans les années 1970, les groupes de gauche connaissent plusieurs échecs en Amérique Latine. La répression politique détruit rapidement les dernières tentatives de résistance aux dictatures militaires qui s’enforcent en plusieurs pays. En détruisant la sphère publique, en envahissant les universités et les écoles, en censurant la production culturelle et artistique, en remplissant les prisons avec tous les types d’opposants, en assassinant brutalement les adversaires, les militaires instaurent un régime de torture et de terreur. Le pessimisme se répand partout, en gérant une forte sensation d’ insécurité.

"[...]mon mari est mort en une semaine, nous avions acheté un terrain sur la côte [...] c’était en janvier 1970, il voulait achever la construction de la maison [...] il avait travaillé toute la journée sous le soleil [...] il est arrivé très fatigué, un peu courbaturé, avec le visage rouge et, le jour suivant [...] il ne s’est pas levé, il a dit : « je ne peux pas aller chercher [...] j’ai mal à la tête [...] ».

En mars 1972, meurt sa mère Bianca, à 92 ans. « Je suis restée toute seule, toute seule, j’ai été seule pendant 8 ans ». Dans cette ambiance sombre de tristesse et douleur, Luce travaille plusieurs thèmes de critique littéraire avec ses étudiants de l’Université. Entre une gamme variée d’auteurs et de problématisations, elle présente la poésie de Leopardi, écrivain romantique du commencement du XIXe siècle. À la fin de cette periode, elle demande une année sabbatique pour écrire ce qu’elle considère son oeuvre la plus importante : A Poesia de Leopardi, publié en 1971 .
A son avis, il s’agit, du poète italien le plus important après Dante Aligheri.

[...] c’est le poète de la région où mon père est né, où il a fait le lycée ; il est de la fin du 18e. et il est mort en 1837. C’est le poète du pessimisme, du désespoir, très puissant, il était malade avec le corps deformé, il avait beaucoup de douleurs physiques [...], on dit qu’il est le poète de la douleur universelle, [...] il est considéré un des grands poètes romantiques, mais à moi c’est un poète qui donne beaucoup d’importance à la souffrance, c’est un poète péssimiste, mais pas déprimant et, en même temps, il a une espèce d’héroisme désespéré, pas le caractère de la mode, il n’est pas fermé, on peut dire.

Sa critique littéraire présente, dans une étude minutieuse et érudite, la production poétique de Leopardi, et en souligne les développements tout au long de sa vie, entre la fin du 18e siècle et le premier quart du 19e, sous l’impact soit des événements politiques et sociaux, soit des lectures qui le marquent profondément, soit aussi de ses propres expériences physiques, psychologiques et émotionelles.
Le livre examine la modernité de la poésie de Leopardi, ses affinités avec nous exprimés par l’absence de rhétorique, par sa conception de ce que le poétique ne doit pas nécessairement être exprimé en vers et surtout par son déracinement et par son angoisse qui naît de ce fait. Elle trouve dans cet auteur une « désolation métaphysique » qui le rapproche de notre époque et en fait un précurseur de l’existentialisme. En même temps, il s’agit d’un poète qui nous fait un appel bien actuel, le message profondément humain de La ginestra, poème où il prône l’union et la solidarité entre tous les hommes contre la douleur, la nature et le destin.
Ses poésies parlent « de l’histoire de l’homme considerée du point de vue cosmique, des petits faits de la vie quotidienne comme symboles d’une condition humaine d’extraordinaire infériorité devant la nature ». Poète érudit, marqué par Francisco Petrarca, mais en même temps simple, il se dépouille des éléments rhétoriques pour travailler des thèmes universaux tels que le fardeau inexorable du destin, qui écrase l’homme et le pousse vers l’abîme.
La fine sensibilité de la crítique littéraire émerge à la lecture du poète : « Leopardi avait un sens intuitif et profond de la caducité de toutes les choses ; l’histoire, en dépit de son érudition, se limitait pour lui à un seul point, lorsqu’il regardait les étoiles ; et il les observait fréquémment, toujours plus fréquémment. Il lui a manqué le sens historique proprement dit, la sensibilité historique ; au contraire, on peut dire de lui le sens cosmique du temps » (p. 50).
Dans le « poète de Recanati », elle trouve du lyrisme, en dépit de sa conception « désolée » du monde : « il est intéressant de voir que, dans les premières années du 19e siècle, quelqu’un puisse avoir une position de négation de Dieu, un péssimisme si grand face aux institutions ».
On se demande pourquoi une anarchiste convaincue et optimiste s’intéresse à la poésie d’un romantique de formation classique érudite, « le poète de la douleur et de la crise existentielle ». Si l’on considère son moment psychologique, la mort d’Ermácora, l’imminence de la perte de sa mère, qui meurt l’an suivant, ou historique, l’échec des gauches, des anarchistes, si on se souvient que la nuit tombe en Amérique Latine en ces années, je conclus que parler de Leopardi peut réconforter une femme guerrière, lui permettant de partager sa profonde tristesse et douleur. Comme le poète, « efundir su sofrimiento en el canto era el único modo de vivir ».
Comme elle l’explique, il s’agit d’un poète marqué par le pessimisme cosmique, que thématise le désarroi et l’impuissance de l’homme face aux forces incontrolables et dévastatrices de la nature, mais où on trouve des valeurs humanistes profonds. La poésie leopardienne paraît lui offrir un réfuge apaisant, à ce moment crucial ; en même temps, le poète de Recanati lui permet de se transporter vers la terre de son père, comme un retour au nid.
C’est elle même qui nous donne les clés de ses mouvements subjectifs, lorsqu’elle s’affirme comme une amante de la poésie par sa valeur intrinsèque qui promeut l’émotion esthétique entendue comme um moment de caractères propres, avec sa propre essence et histoire. Lectrice de Benedetto Croce, Luce défend l’oeuvre d’art indépendente de l’érudition de l’auteur, car elle « résulte de la pure fantasie créative, comme une valeur a-rationnelle ». Elle complète : « la poésie ne s’explique materiellement, ne peut pas être définie ».
Il est toutefois intéressant de noter chez la militante rationelle, forte, convaincue, héritière de son père, l’anarchiste Luigi Fabbri, active dans un univers masculin, la poétesse sensible, délicate, romantique, qui se sent impuissante et désolée, et qui ne saura jamais cuisiner.
Tout au long de cette décennie de répression politique et dans la suivante, Luce élargit l’éventail de questions et d’auteurs qui composent ses cours en Littérature Italienne, à l’Universidad de la Republica. En analysant la création poétique de nombreux écrivains italiens, elle préserve son espace d’intimité et de liberté. Sur les divers blocs de papier sur lesquels elle écrit de sa main avec une calligraphie fine et petite, les annotations de chaque classe sont soigneusement réunies et conservées dans les tiroirs d’une armoire qui se trouve à côtê d’un fauteuil de la grande chambre, où chaque jour elle se reposait après le déjeuner.
Entre poésie et politique, Luce trouve son point d’équilibre ; entre le pouvoir magique de la parole et le désir d’action au moment présent, elle construit son propre espace d’intervention personnelle et peut établir des ponts avec le monde solidement bâtis ; entre utopie et Histoire, elle élargit son espace de liberté.
On peut bien penser que sa position en marge– en tant que femme, exilée politique, militante anarchiste, géographiquement située dans la pointe du continent – lui a donné un lieu privilégié d’observation du centre, ce qui s’exprime dans la critique politique radicale du fascisme italien, outre sa critique constante du totalitarisme et des micropouvoirs. La construction de la liberté est son thème majeur, l’anarchie étant perçue comme un chemin, une manière d’être au monde, ce qu’elle affirme dans un livre de 1952, La Strada, ou dans ses dernières enregistrements :

"L’anarchisme est un chemin plutôt qu’une fin, on ne peut jamais atteindre la finalité, quelle qu’elle soit, on la conçoit comme entière, parfaite et comme ça on ne l’atteint jamais [...] ce qui intéresse c’est le présent, ce qui nous vivons, ce qui existe. L’anarchisme est une manière de sentir le présent en vue de quelque chose, en vue d’une finalité, ça veut dire le sentir libertairement en vue d’une liberté, parce que la parfection n’existe pas, mais on peut aller à elle, car ça intéresse la société dans son ensemble, donc elle implique organisation, ordre, raison [...]. On peut dire aussi que l’expérience historique et politique de Luce lui offre des conditions particulières pour construire une définition de la catégorie "femme" totalement en dehors des standards normatifs, même si elle ne se définit pas comme féministe. En tant qu’anarchiste, c’est une femme rebelle, qui a une expérience très différentiée de la majorité des femmes, en même temps qu’une expérience de la marge, où elle est élevée très librement, avec des références très solides de liberté et de solidarité. Au contraire de la grand majorité des femmes italiennes de sa génération, Luce ne souffre pas la pression des hommes, au moins directement. Au contraire, c’est son père qui lui ouvre les portes du monde de la culture et de la politique, tandis que son mari ensuite l’aide à s’imposer comme intellectuelle et comme théoricienne du mouvement libertaire. La cuisine, au contraire de la large bibliothèque constituée par des salles pleines de livres et de papiers, n’a jamais été dans ses horizons, au moins pour cuisiner. Toutefois, ella a su préserver très clairement son côté féminin non seulement de sa sensibilité comme poétesse et libre-penseur, mais dans son expérience de maternité, de grand-mère et d’arrière grand-mère. Sa pensée permet d’élargir le concept de l’exil : au délà des déplacements géographiques, sa situation de marginalisation comme femme, étrangère, anarchiste, en dehors des standards normatifs en divers domaines permet de stimuler des déplacements conceptuels continus, en questionnant, même au plan personnel, la liberté des mots et des sens attribués qu’elle défend. Cet exil politique et géographique est aussi bien culturel, car il est interdit de la lire dans son pays d’origine, au moins pendant le fascisme, période où elle envoie clandestinement en Italie des textes de critique et dénonciation politique. Mais, plus que ça, son expérience est celle d’une constante invention de soi même, en transfigurant tout ce qui nous est imposé ou donné tout prêt. Cela explique une trajectoire de vie, de constitution de sa propre subjectivité et d’écriture complètement en dehors des patterns normatifs habituels. Par exemple, il est difficile de classer ses travaux car elle travaille en histoire, philosophie politique, éducation, critique littéraire et poésie. Conclusion Lorsque Luce arrive en Uruguay, au commencement des années trente, l’anarchisme était une forçe politique en Amérique du Sud, les PCs avaient été construits très récemment et il y a avait toute une culture libertaire forte, qui a facilité son intégration dans ce pays, surtout à travers l’activisme politique. Dans la douleur de la séparation, la rencontre d’un nouveau monde où tout était possible. De la marge, la lutte contre le pouvoir du centre italien continuait et demandait la continuité. Son intégration a été nécessaire et facilitée par l’activisme politque. Le défi pour la femme était, alors, l’entrée dans la sphère masculine de la politique et de la culture, en montrant sa capacité d’articuler un discours rationnel, philosophique ou politique. La poésie a été alors, reléguée à une question mineure de satisfaction personnelle, de la vie privée. Plus qu’une militante très connue, Luce devient une professeur universitaire. Dans les années soixante-dix, les Tupamaros envahissent la scène avec leurs stratégies agressives et radicales. La professeur universitaire est exilée de son travail, de la politique, du monde culturel, de la sociabilité dans le monde public, avec ses compagnons de gauche. Alors, elle se tourne vers elle même, en se déplaçant de la politique vers l’univers de l’art, de la poésie, à nouveau d’un centre extérieur vers la marge subjetive, de la sphère masculine vers la féminine, située dans l’espace de l’intimité. C’est donc par l’écriture qu’elle a pu repartir dans sa terre natale, en s’approchant d’une référence forte et familière de Recanati. Sa liberté s’exerce dans l’intérieur de son monde particulier plein des livres, dans sa bibliotèque privée, littéralement protégée de la police par la littérature et par les poètes italiens. Quoique militante anarchiste, en aucun moment Luce ne succombe comme victime des conditions politiques et sociales. Combatif, son discours est toujours affirmatif, affirmation de la volonté de résister et lutter contre les structures de domination. Ses jalons biographiques sont tous politiques : le contact avec Errico Malatesta à l’âge de 5 ans, l’ascension du fascisme et la destruction des coopératives à Bologne, la fuite vers les Alpes, l’exil forcé, la résistance anti-fasciste en Uruguay ; le marriage en 1936, « l’an le plus heureux de ma vie », année d’espoir ouverte par la Révolution espagnole ; la lutte contre la dictature militaire dans les années 1970 . Libertaire, sa pensée ouvre sans cesse des lignes de fuite, en déplaçant, déterritorialisant, en renversant les codes culturels et sociaux : voilà sa fraîcheur, son énergie et sa vitalité, surtout pour une autre femme, qui se sent bien étrangère, lorsqu’elle refuse des territorialisations insupportables. De ma part, en tant qu’historienne brésilienne, mon désir d’historiciser une lecture féminine de l’anarchisme a créé les conditions d’une rencontre avec cette militante et écrivain libertaire, dès mon déplacement de São Paulo vers Montevidéo. Luce m’a apporté en outre la possibilité d’une rencontre avec mon propre passé, avec mes origines, car je suis fille d’immigrants italiens. Avec Luce, je suis ici en Italie, où sont nés mes grands parents. Dans ces deux expériences, surmonter les barrières geographiques a été l’élément fondamental de la constitution d’un nouveau réseau d’amitiés libertaires, aussi bien que pour la reconstitution historique du mouvement anarchiste, de vocation internationaliste, marqué dès ses débuts par la critique au nationalisme, aussi bien qu’aux limites géographiques nationales.

Bibliographie

Fabbri Luce, I Canti dell’Attesa, Montevideo, M. O. Bertani Editore, 1932.
 Camisas Negras, Buenos Aires, Ediciones Nervio, 1935.
 El Camino. Hacia el Socialismo sin Estado, Montevideo, Edicion de Juventudes Libertarias del Uruguay. En italien : "La Strada", pour Studi Sociali, 1952.
 A poesia de Leopardi, Montevideo, Instituto Italiano di Cultura in Uruguay, 1971.
 "Los italianos en el Plata antes de Garibaldi", in Revista Garibaldi, II (1987), n. 2.
Nora Pierre, "Entre Mémoire et Histoire. La problématique des lieux", in Les lieux de la Mémoire, Paris, Gallimard, 1984.
Rago Margareth, Entre a História e a Liberdade. Luce Fabbri e o Anarquismo Contemporâneo, São Paulo, Editora da Unesp, 2001.