COLSON, Daniel. " Deleuze et le renouveau de la pensée libertaire "

Notes prises au cours de l’exposé présenté au Colloque de l’Université de Toulouse 1999, "L’anarchisme : quel avenir ?"

PROUDHON, Pierre-Joseph (1809-1865)DELEUZE, GillesBAKUNIN, Mihail Aleksandrovič (1814-1876)MARX, Karl (1818-1883)COLSON, DanielARTAUD, Antonin (1896-1948)

Introduction à ce qu’il faudrait préciser et approfondir.

Il semble qu’on perçoit un peu mieux la nouveauté de la renaissance du mouvement libertaire. L’anarchisme était mort ou moribond là où il avait pu connaître une certaine force. Avec mai 68 il a trouvé une nouvelle jeunesse avec les jeunes, ce qui avait une valeur symbolique, puis révélateur des divers mouvements comme la lutte des femmes, les mouvements autonomistes, néo-ruraux écologistes, la remise en cause de la vie familiale amoureuse, et jusqu’au mouvement ouvrier lui-même, depuis longtemps englué dans le piège autoritaire qui redécouvre le concept d’autogestion.
Les espérances nées il y a plus de 30 ans peuvent paraître dérisoires, mais elles constituent un acquis et une promesse, dont le plus important peut-être est sur le terrain de la pensée et de la philosophie : remarque qui peut sembler bien optimiste.
La pensée anarchiste proprement dite est loin d’être à la hauteur de ses espérances, du moins en ce qui concerne le mouvement que l’on connaît depuis trente ans. De même que le renouveau dépasse l’anarchisme historique, de même la pensée est irréductible à la pensée anarchiste proprement dite, ou plutôt à ce qu’elle est devenue au fil du temps.
Deleuze n’est pas anarchiste au sens que l’on donne à ce mot et à cette appartenance. Il n’en fait que très rarement allusion, notamment par ses allusions à Artaud et dans Mille Plateaux où il montre la différence radicale entre anarchisme et socialisme et plus curieusement ses liens avec la pensée orientale.
Mais il ne s’agit pas de regarder ces indices de reconnaissance, mais l’originalité de leur pensée, à leur spécificité qui nous permet de développer ces théories.
Deux erreurs possibles : réduire ce philosophe à une référence anarchiste purement extérieure pour l’annexer ; considérer cette philosophie comme nouvelle. On trouve cette tentation dans l’ancienne revue anarchiste Les oeillets rouges, une des rares tentatives pour voir son intérêt pour la pensée libertaire.
L’anarchiste idéologique, signalétique, réduit le plus souvent à quelques slogans, est souvent sans rapport avec le mouvement de son histoire. Le paradoxe de Deleuze est que l’extrême nouveauté de sa pensée est liée au passé, est une réappropriation de son passé. Au-delà des représentations anarchistes les plus courantes, elle renoue avec le mouvement libertaire d’une manière beaucoup plus riche.
La pensée de Deleuze permet de renouer avec la pensée initiale du mouvement anarchiste. Il ne faut pas se crisper sur les grandes figures du passé. Ces références sont trop souvent mythologiques. Le problème pour l’anarchiste n’est pas d’être trop fidèle au passé mais de le transformer en simple référence signalétique. Il a des excuses, du fait de son existence dramatique, de la difficulté d’accès aux textes — par exemple les textes tronqués de Bakounine, ou les oeuvres introuvables de Proudhon. A quelques exceptions près, le mouvement anarchiste spécifique a cessé assez tôt de lire Proudhon et Bakounine, dès l’entre deux guerres.
Cette incapacité est, comme souvent, ambiguë. Le mouvement libertaire ne disposait pas des moyens étatiques et institutionnels qui lui permettaient de transformer les textes anarchistes en textes canoniques et dogmatiques. Il pouvait difficilement se transformer en église, mais plutôt en chapelles. Il est loin d’être sûr que les texte fondateurs puissent se prêter à un traitement dogmatique ; c’était possible avec Marx, malgré Rubel, moins avec un Stirner ou un Bakounine aux digressions interminables. L’oeuvre de Proudhon se prête aussi aux contradictions.
L’oubli de l’inspiration originaire de l’anarchisme, était lui-même un effet de son époque, inaugurée par les massacres de 14-18 et qui se poursuivaient par le stalinisme et le nazisme. Seul un certain type de vie et de pratique pouvait donner renaissance à certains textes.
Comprendre le type de rapport de Deleuze avec l’anarchisme, c’est redécouvrir la lumière du temps, ce qu’il autorise comme possible. Comme chez Spinoza ou Nietzsche, ou Bakounine la nature n’est réductible ni au règne du vivant ni à l’ensemble du monde physique. Pour eux, la nature c’est l’être, la totalité de ce qui est, qu’il oppose à toute forme d’idéalisme, de transcendance. Opposé à toute aspiration à un autre monde qui existerait comme un autre monde déjà là, c’est un monisme et un immanentisme absolu : tout est donné et tout est possible. Les possibilités se jouent dans la manière dont les êtres humains peuvent en tirer parti.
Un second point de la pensée de Deleuze, qui porte sur le coeur du projet et de la démarche libertaire, il définit l’anarchie comme l’unité, une seule et même et chose, "une étrange unité qui ne se dit que du multiple". L’anarchie, comme pensée du multiple, a perdu au fil du temps son sens problématique et s’est transformée en vague modèle politique, l’absence de gouvernement. Elle peut retrouver sa force originaire à l’affirmation du multiple, de la multiplicité des êtres et à leur capacité à composer un monde sans hiérarchie ni domination.