JOYEUX, Maurice

Histoire tumultueuse de l’Internationale

PROUDHON, Pierre-Joseph (1809-1865)BAKUNIN, Mihail Aleksandrovič (1814-1876)MARX, Karl (1818-1883)GUILLAUME, James (1844-1916 )Commune de Paris (1871)AIT (Association internationale des travailleurs)Guerre franco-allemande (1870-1871)ENGELS, Friedrich (1820-1895)Congrès. Congrès de La Haye, Hollande (1872)Congrès. Congrès de Genève, Suisse (1866)Economie. Bourses du TravailCongrès. Congrès de Bruxelles (1868)

La constitution d’un organisme de liaison internationale avait été un acte de foi. Lorsque, de ce rassemblement confus il fallut extraire un ensemble de principes et une ligne de conduite commune à toutes les sections nationales, les difficultés commencèrent.

La capacité ouvrière de Proudhon qui vient de paraître et les Principes fédératifs du même auteur, inspirent les représentants de la section française qui voient l’émancipation ouvrière à travers la généralisation du Mutualisme. Les blanquistes mal débarbouillés des "grands principes de 89" pratiquent un nationalisme agressif et rêvent de porter le socialisme à la pointe des baïonnettes à travers toute l’Europe. Calfeutrés dans leur île, l’immense majorité des syndicats anglais essaient de construire une économie en marge de leur capitalisme mais aussi du mouvement socialiste européen, cependant que par personne interposée Marx, ce génie gothique, débute cette lente ascension qui aboutira à la centralisation de l’organisation internationale et sera le prélude au "centralisme démocratique" inventé par Lénine. Partout ailleurs en Italie, en Belgique, en Hollande, en Allemagne même, le Mouvement socialiste oscille entre la collaboration avec les libéraux dans des gouvernements bourgeois et le carbonarisme. Non dépourvu de visées personnelles, à quoi rêvent les politiciens issus de la bourgeoisie et qui se sont ralliés au socialisme, le romantisme révolutionnaire, n’a pas encore vu son exubérance corrigée par une étude sérieuse de l’économie. Les études sérieuses de l’économie parues jusqu’alors et qui sont l’oeuvre soit de Proudhon soit de Marx sont négligées car elles limitent l’aventure révolutionnaire. La Grèce, la Pologne, l’Italie, autant de problèmes nationaux qui masquent le vrai problème, le problème de classe que l’Internationale doit résoudre et Bakounine lui-même n’échappera pas pour un temps à ce lyrisme nationaliste mis à la mode par Byron et qui gangrène la démocratie radicale et socialiste du dix-neuvième siècle.
Des débuts difficiles
Six mois ne se sont pas écoulés depuis la création de l’Internationale que déjà un conflit s’élève entre la section parisienne et le Conseil de Londres sourdement travaillé par Marx. Le bureau International a désigné pour le représenter en France, Henri Lefort, un républicain socialiste qui n’appartient pas au mouvement ouvrier. Tolain et Fribourg refusent au Conseil général le droit de s’immiscer dans l’organisation et l’administration intérieure de la section française : ils ont donné leurs adhésions au pacte de Londres parce que fédératif ; ils ne veulent relever que de leurs mandants. Le Conseil général n’est que le coeur de l’association ; le Congrès seul en sera la tête. Ils obtiendront satisfaction. Mais déjà se trouve posé un problème essentiel du Mouvement ouvrier qui, aujourd’hui encore, agite profondément les partis communistes en rébellion contre Moscou. À la conférence qui se tint à Londres, en 1865, et qui consacra la prédominance de la section française dans l’Internationale, un autre événement important se produisit. Pour la première fois, au côté de Tolain, siège un ouvrier relieur. Il s’appelle Eugène Varlin.
Mais c’est le Congrès de Genève, en 1866, qui va être déterminant pour l’Internationale. Marx écrit, à ce sujet, à Engels :

Je suis décidé à faire, ici, ce que je pourrai pour le succès du Congrès de Genève, mais à ne pas y aller, je me soustrais de cette façon à toute responsabilité personnelle.

Lorsque, à l’ouverture du Congrès, on annonce que Marx a refusé d’être délégué, Tolain monte à la tribune pour déclarer :

Comme ouvrier, je remercie le citoyen Karl Marx de n’avoir pas accepté la délégation qu’on lui offrait. En faisant cela, le citoyen Marx a montré que les congrès ouvriers ne doivent être composés que d’ouvriers manuels.

Et il termine son intervention en déclarant :

Je crois qu’il est utile de montrer au monde que nous sommes assez avancés pour agir par nous-mêmes.

Et, là se pose nettement la séparation du mouvement syndical et du mouvement socialiste qui, encore de nos jours, opposent le Mouvement ouvrier révolutionnaire aux marxistes et aux communistes, en particulier. Ce Congrès devait voir la rentrée tumultueuse des blanquistes à l’Internationale où ils attaquèrent violemment Tolain. Enfin les résolutions du Congrès tracent les grandes lignes de ce que sera, trente ans plus tard, le programme d’action des Bourses du Travail. Le Congrès décide que le Conseil général établira des statistiques des conditions de travail dans tous les pays. Il constate que le premier pas en vue, de l’émancipation ouvrière est la journée de huit heures. Toutefois, le Congrès se termine sur un échec de la délégation française, opposée aux travailleurs de la pensée, et un amendement de Tolain qui exige, pour voter au Congrès, la qualité d’ouvrier manuel est rejeté par 25 voix contre 20. Le Congrès se sépare en condamnant les armées permanentes. L’importance du Congrès n’échappera à personne et on voit déjà se dessiner ce que seront les grandes lignes du syndicalisme révolutionnaire. Parmi la délégation française et en plus des mutualistes , on note Eugène Varlin, Benoît Malon, Aubry, Albert Richard et un jeune délégué de la Suisse, James Guillaume.
Au Congrès de Lausanne, en 1887, la prééminence de la section française est encore nette, mais les tendances qui vont s’affronter laissent deviner ce que va être l’orientation de l’Internationale dans les années à venir. Les Mutualistes affrontent les collectivistes qui préconisent l’entrée du sol à la propriété collective et l’abolition de l’héritage  ; ces derniers sont soutenus par les Anglais, les Belges et les Allemands. César de Paepe sera leur porte- parole. Les Français et les Italiens demeurent partisans de la propriété individuelle. La décision est reconduite au prochain Congrès et l’Assemblée décide d’appuyer le Congrès de la Paix et désigne James Guillaume pour la représenter (Congrès de transition). Ce qui n’empêche pas Marx d’écrire à Engels : À la prochaine révolution, nous aurons tous deux l’Internationale entre les mains . Une fois de plus, le "prophète" se trompe, la prochaine révolution qui sera la Commune, échappera complètement à son contrôle et son dépit de ne pouvoir dominer l’Internationale le poussera à la détruire.
La poussée décisive
Le Congrès de Bruxelles (1868) devait marquer un tournant décisif dans l’orientation de l’Internationale. Une nouvelle commission remplace à Paris, Tolain et ses amis, condamnés par le Tribunal correctionnel. Elle comprend Eugène Varlin, dont l’influence va devenir Page 16 prédominante, Benoît Malon, Théisz, Pindy, des futurs membres de la Commune et, également, Richard et Audry, des blanquistes qui ont évolué vers le mouvement ouvrier. Ils se réclament d’un communisme anti-étatique. Ils s’opposent à Tolain, en réclamant l’instruction gratuite et obligatoire et l’égalité des droits de la femme. Les mutualistes s’opposaient à l’examen des problèmes politiques. Varlin et ses amis, appuyés par de Paepe, feront triompher une théorie qui restera celle du syndicalisme et que la Charte d’Amiens reprendra pour eux, les syndicalistes ne peuvent pas se désintéresser des problèmes politiques qui les concernent, mais la solution de ces problèmes dépend, d’abord, des travailleurs qui les examinent et leur trouvent une solution en dehors des partis politiques. En se plaçant ainsi à égales distances des réformistes et des marxistes, ils fixent un point décisif de la doctrine anarcho-syndicaliste. Le Congrès se termine sur cette déclaration du président Dupont :

Nous ne voulons pas de gouvernement parce qu’il ne sert qu’à opprimer le peuple. Nous ne voulons plus d’armées permanentes parce qu’elles ne servent qu’à massacrer le peuple, nous ne voulons pas de religions parce qu’elles ne servent qu’à éteindre les lumières et à anéantir l’intelligence.

Voilà un programme auquel nous avons été les seuls, nous autres anarchistes, à rester fidèles, ce qui nous autorise à nous réclamer valablement de la Première Internationale, celle qui, en pleine maturité, dressait le catalogue des luttes pour l’émancipation du monde du travail. Le Congrès qui se tient à Bâle, en 1869, confirme et complète le Congrès de Bruxelles. Le socialisme collectiviste l’emporte sur le mutualisme. Pour écarter le réformisme du mouvement syndical, Bakounine, Marx et Blanqui se sont associés. Blanqui déclare

Les hommes de la légalité baissent la tête, mais les hommes de l’égalité ont relevé la tête.

Mais, en réalité, le Congrès est dominé par une majorité de communistes non autoritaires en face de deux minorités : les mutualistes et les marxistes. La majorité fait adopter le principe de l’abolition de la propriété foncière et du droit d’héritage. Les mutualistes Tolain et Murat sont battus. Les marxistes présentent alors un amendement rédigé par Marx, limitant seulement le droit de tester. Cet amendement est également repoussé et on peut dire alors que le communisme anti-autoritaire, le communisme libertaire dominent le Mouvement ouvrier international. Et Engels écrit à Marx :

Le gros Bakounine, est derrière tout cela, c’est évident. Si ce maudit Russe pense se placer par des intrigues à la tête du mouvement ouvrier, il est grand temps de le mettre hors d’état de nuire.

Mais c’est dans la lettre de Varlin, qui paraît dans Le Commerce , que se dessinent nettement les trois tendances. Il écrit :

L’Internationale est et doit être un État dans l’État. Qu’elle laisse ceux-ci marcher à leur guise en attendant que notre État soit le plus fort. Alors, sur les ruines de ceux-là nous mettrons le nôtre.

Et Louis Pindy pose nettement le problème de la syndicalisation :

Le groupement des sociétés de résistance (les syndicats) formera la commune de l’avenir et le Gouvernement sera remplacé par le conseil des corps de métier.

C’est ce que devait dire Pierre Besnard, dans son magnifique discours du Congrès de Lille, en 1921. C’est ce que disent tous ceux qui se réclament valablement de l’anarcho-syndicalisme. Enfin la résolution finale du congrès de Bâle se termine par cette phrase de Louis Pindy :

Le régime du salariat doit être remplacé par la Fédération des producteurs libres.

L’Internationale est alors à son apogée et c’est Benoît Malon qui constate que partout l’idée de l’Internationale prend comme une traînée de poudre. Mais la guerre va, suivant la belle expression de Dolléans, rompre l’élan .
Le déclin
La guerre franco-allemande de 1870 va écarteler les tendances qui se supportaient difficilement dans l’Internationale. Les blanquistes enfourchent le dada nationaliste et Marx peut constater amèrement dans une lettre à Engels :

Je t’envoie Le Réveil ; tu y verras l’article du vieux Delescluze, c’est du plus pur chauvinisme, et Jules Vallès nous a laissé, dansL’Insurgé, quelques pages hautes en couleur sur l’attitude des travailleurs influencés par le jacobinisme, le jour de la déclaration de guerre.

Mais Marx, dans la même lettre, ajoute ces commentaires qui peignent bien le personnage :

La France a besoin d’être rossée. Si les Prussiens sont victorieux, la centralisation du pouvoir de l’État sera utile à la centralisation de la classe ouvrière allemande. La prépondérance allemande, en outre, transportera le centre de gravité du mouvement ouvrier européen de France, en Allemagne

et il conclut :

La prépondérance sur le théâtre du monde du prolétariat allemand sur le prolétariat français sera, en même temps, la prépondérance de notre théorie sur celle de Proudhon.

Voilà des propos qui annoncent le Staline des grandes exterminations. Et Engels répond par ces phrases qui devraient être gravées dans la mémoire de tous les militants ouvriers :

Ma confiance dans la force militaire croît chaque jour. C’est nous qui avons gagné la première bataille sérieuse. Il serait absurde de faire de l’antibismarckisme notre principe directeur. Bismarck, en ce moment comme en 1866 (écrasement militaire de l’Autriche), travaille pour nous à sa façon.

Pendant que ces politiciens odieux se congratulaient de cette façon écoeurante, les deux ailes proudhoniennes, l’aile mutualiste et l’aile communiste anti-autoritaire, se réconciliaient en publiant, contre la guerre, un manifeste qui reste l’honneur du mouvement ouvrier révolutionnaire.
De son côté, le conseil général de l’Internationale, à Londres, publiait un manifeste équivoque où on sentait l’influence de Marx, qui se terminait par cette phrase valable, qui ne peut en faire oublier d’autres plus que contestables :

La classe ouvrière anglaise tend une main fraternelle aux travailleurs français et allemands. Elle est intimement convaincue que, quels que puissent être les résultats de cette horrible guerre, l’alliance des classes ouvrières de tous les pays finira par tuer la guerre.

Et cette vieille canaille de Marx, en réponse au manifeste pour la paix des travailleurs français, a l’audace d’écrire à Engels, en parlant des Internationaux parisiens qui avaient signé le manifeste pour la paix :

Ces individus, qui ont supporté Badinguet pendant vingt ans et qui, il y a six mois, n’ont pu empêcher qu’il reçût six millions de voix contre un million et demi (ce qui, entre nous représentait à peu près la classe ouvrière salariée à cette époque), ces gens prétendent, à présent, parce que les victoires allemandes leur ont fait cadeau d’une République et laquelle que les Allemands doivent quitter immédiatement le sol sacré de la France, sans quoi la guerre à outrance.

Là, Marx jette par- dessus bord ses amis blanquistes. Mais l’étude de ce texte nous prouve que le personnage n’était pas seulement une canaille, mais un imbécile. La Commune de Paris et sa défaite allaient accentuer la décadence de l’Internationale ravagée par les factions, l’action de l’Internationale pendant la Commune fut sans grande efficacité, Marx et ses amis ne jouèrent aucun rôle dans la grande insurrection parisienne et par la suite, Marx essaya d’accommoder l’insurrection à sa sauce. Le bureau des Trade-Unions de Londres refusa de s’engager et le seul appui que reçurent les communards fut celui des proscrits se réclamant du romantisme socialiste. Il est vrai que la Commune fut l’oeuvre du Jacobinisme dont ils se réclamaient et des Internationaux français. Engels peut écrire et, pour une fois, nous sommes d’accord avec lui :

Les responsables de tous les décrets, mauvais ou bons, furent les proudhoniens, comme la responsabilité des actes politiques revient aux blanquistes,

encore qu’il faille constater que les Internationaux de la Commune n’étaient pas des mutualistes qui, avec Tolain, s’étaient ralliés à Thiers, mais les communistes anti-autoritaires.
L’effondrement
Après la Commune, la lutte entre Bakounine et Marx va prendre un tour dramatique. Le conflit s’est simplifié. Deux tendances se partagent l’Internationale. D’une part, les communistes anti-autoritaires avec Bakounine ; d’autre part, les communistes autoritaires avec Marx. Une mince fraction, conduite par de Paepe, s’efforce, en vain, à la conciliation. Débarrassé des Internationaux parisiens, Marx, à la conférence de Londres de 1871, fait voter une motion qui sonne le glas de l’Internationale :

La constitution du prolétariat en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale

.
Le mouvement syndical est mort et Marx s’apprête à prendre sa succession mais, une fois de plus, le mouvement syndical renaîtra et se dressera contre les politiciens.
La scission sera consommée, à la Haye, en 1872. Bakounine et James Guillaume sont exclus. Et, sur la proposition de Marx et d’Engels, le conseil général est transféré à New York.
Pendant dix ans, l’Internationale a dominé l’Histoire européenne. Certes, toutes les écoles socialistes ou syndicalistes peuvent se réclamer de tels ou tels aspects de l’Internationale ; mais relisez les résolutions du Congrès de Bâle, qui marque le sommet de l’organisation, et vous conviendrez que, seuls, les anarchistes défendent, aujourd’hui, les principes et les formes de lutte qui furent celles des Internationaux et qui, aujourd’hui, sont abandonnées par tous les communistes y compris les trotskistes, par tous les socialistes y compris la gauche, par tous les syndicalistes y compris ceux qui se réclament du syndicalisme révolutionnaire. C’est ce qui nous autorise à prétendre que seuls les anarcho-syndicalistes et les communistes libertaires sont en droit de se proclamer les héritiers des hommes qui ont inscrit sur les pages de l’Histoire l’acte de naissance du Mouvement ouvrier international communiste anti- autoritaire.