COLOMBO, Eduardo. "L’escamotage de la volonté"

démocratieCOLOMBO, Eduardo. Médecin et psychanalyste, militant anarchiste, membre de la CNT française et ancien membre de la FORA. Bibliographie

« Quoi qu’il en soit, à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre ; il n’est plus. »
Rousseau, le Contrat social, Livre III Chap. XV

Sommaire
Qu’est-ce que la démocratie

Le peuple souverain :la Révolution
Thermidor et les libéraux
Le spectre de l’anarchie
La négation de la volonté populaire
Les Athéniens, qui ont vécu le « bref été » qu’embrassa les Ve et IVe siècles avant J.-C., période où on s’accorde à dire que le peuple régna, croyaient que la démocratie était l’âme de la cité - psychè poléôs -.
Vingt-trois siècles se sont écoulés et, aujourd’hui, depuis deux petites centaines d’années, lentement, avec des intermittences marquées et des contradictions irrésolues, la démocratie est devenue aussi la croyance la plus répandue et, pour nos clercs politiques, l’horizon « indépassable » de notre société.
Les modernes croient à ce qu’ils appellent démocratie, mais, qu’est-ce que c’est que cet objet de leur croyance ? De quelle démocratie se réclament-ils ? À quelle démocratie adressent-ils leurs vœux ? Dans quelle liturgie démocratique communient-ils ?
Nous, qui sommes des mécréants, nous faisons appel au sain entendement, aux esprits raisonnables et critiques, à l’intelligence du peuple. Nous prenons appui sur cette force que Tocqueville appelait l’esprit d’examen, force ravageuse qui peut s’éclipser mais qui ne disparaîtra jamais. Et c’est dans ces rares moments, quand l’esprit critique devient sur la scène de l’histoire une « passion générale et dominante », que l’hérésie laisse la place à la révolution.
Mais notre époque, au moins pour le moment, n’est pas celle où la res publica suscite des passions populaires. Les femmes et les hommes se sont enlisés dans le cercle étroit de leurs vies privatisées, occupés qu’ils sont par la trivialité infinie de leurs affaires personnelles. Le lien social s’effiloche, et « la liberté des modernes » - « liberté » c’est le nom qu’ils donnent aux garanties accordées par les institutions à ces jouissances privées - se protège derrière le gendarme qui sécurise les biens et les personnes. La volonté de chacun étant mise en léthargie, ce sont les « représentants du peuple » qui ont la tâche de défendre les intérêts de tous, en laissant aux citoyens le temps de s’occuper de leurs intérêts privés. « Perdu dans la multitude, l’individu n’aperçoit presque jamais l’influence qu’il exerce. Jamais sa volonté ne s’empreint sur l’ensemble ; rien ne constate à ses propres yeux sa coopération ». Alors l’apathie se répand dans l’État de droit ; l’égalité des conditions, à peu près juridique et formelle, recouvre l’énorme distance qui sépare les riches et les pauvres et voile le conflit de classes. Par voie de conséquence, la capacité d’agir disparaît du quotidien et se réfugie dans le refus et la révolte. Le néolibéralisme a unifié dans un même bloc imaginaire le marché capitaliste et les droits de l’homme.