CORCUFF, Philippe : « Le confusionnisme néoconservateur brouille l’espace idéologique »

Politique. AntifascismeCORCUFF, Philippecommunication (généralités) *

Ornella Guyet.
Nous avons rencontré le sociologue Philippe Corcuff, afin qu’il nous présente son livre paru récemment, Les années 30 reviennent, la gauche est dans le brouillard : un ouvrage stimulant qui mérite d’être lu et discuté car il pose publiquement un problème trop souvent éludé dans les milieux de la gauche radicale et libertaires.
Confusionnisme.info : Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce livre ?
Philippe Corcuff  : Il est né au croisement de diverses inquiétudes aux temporalités différentes. J’en vois au moins cinq principales.
Premièrement, il y avait un effort ancien pour mettre en perspective sociologique, en empruntant des ressources à l’œuvre de Pierre Bourdieu, la question de la montée du Front national en France depuis le début des années 1980. Cela avait notamment donné lieu en 2003 à un article dans la revue animée par Daniel Bensaïd, ContreTemps, au sein d’un dossier consacré à l’extrême droite [1]. J’y explorais l’hypothèse d’une compétition idéologique et politique entre deux façons de se représenter la société française : « le clivage de la justice sociale » (autour de la production et de la répartition des ressources) et « le clivage national-racial » (jouant d’ambiguïtés entre le national et le racial). J’ai développé et actualisé cette analyse dans la cinquième partie du nouveau livre.

Deuxièmement, je me suis aperçu aux débuts des années 2000 des risques d’une compétition des antiracismes, particulièrement entre la lutte contre l’antisémitisme et la lutte contre l’islamophobie. Quand nous avons publié avec Nadia Benhelal notre tribune dans Le Monde, « Nous sommes tous des juifs musulmans ! » le 13 octobre 2004, cela affectait surtout le mouvement antiraciste. Puis cela s’est étendu dans d’autres secteurs de la société, freinant les résistances antiracistes et alimentant le confusionnisme idéologique.
En troisième lieu, il y a eu la prise de conscience progressive au fil du temps des défaillances intellectuelles, éthiques et politiques d’une certaine critique manichéenne des médias [2] montante après le mouvement social de l’hiver 1995, représentée par les journaux comme PLPL et Le Plan B, et de manière plus hésitante et contradictoire par l’association Acrimed et les pages du Monde diplomatique consacrées aux médias. Il s’agissait d’un appauvrissement de la critique sociale, qui s’en prenait moins aux structures sociales de domination, à la manière de Marx [3] et de Bourdieu [4], qu’aux manipulations intentionnelles des personnes, à leurs mensonges volontaires, comme à leurs travers psychologiques et moraux. Et cela dans une dénonciation sans nuances quant aux contradictions du réel, en recourant souvent à l’attaque ad hominem, à l’invective à la place de l’argumentation, à la provocation plutôt qu’au raisonnement construit, voire au dénigrement des personnes, à l’insulte, aux rumeurs infondées et aux informations erronées, dans des accents plus ou moins conspirationnistes. Et, en plus, cette critique manichéenne des médias avance souvent une vision élitiste et misérabiliste de la grande masse de la population, supposée entièrement « aliénée » par « la propagande médiatique », sans capacités critiques, ce que démentent les études de réception menées par les sciences sociales. Ma prise de distance et mon inscription dans une autre critique radicale des médias a d’ailleurs suscité pas mal de violence verbale pendant de nombreuses années à mon égard dans PLPL, Le Plan B ou sur internet : proposer une critique de la critique sommaire des médias ne pouvait qu’être le signe de quelqu’un de « vendu au système », « faussement radical », qui « finirait à droite »… Je venais du PS auquel j’avais adhéré, lycéen, à la fin des années 1970, j’étais à l’époque militant de la Ligue Communiste Révolutionnaire et aujourd’hui de la Fédération Anarchiste : cela n’avait donc pas grand sens ! Ainsi vont les œillères et les partis pris de la diabolisation idéologique ! Or, cette critique manichéenne des médias, avec ses procédés rudimentaires, a été un des laboratoires de la tyrannie néoconservatrice actuelle, de Zemmour en Soral, du « politiquement incorrect » traitée dans la troisième partie de mon livre. Dans cette logique en trompe l’œil, il suffit de dire que l’on va à l’encontre du supposé « politiquement correct » (par exemple, l’antiracisme) et de prétendus« tabous » (par exemple, l’égalité entre les femmes et les hommes) diffusés par « les médias dominants », sans vraiment d’arguments, de connaissances établies et/ou de faits solidement constatés, pour avoir raison. La journaliste Elisabeth Lévy a été une des passeuses entre la critique manichéenne des médias de gauche radicale et le néoconservatisme à la française d’aujourd’hui avec son livre à succès Les maîtres censeurs – Pour en finir avec la pensée unique [5].

[1P. Corcuff, « Clivage national-racial contre question sociale. Un cadre d’analyse socio-politique pour interpréter les progrès de l’extrême droite en France », ContreTemps (éditions Textuel), n°8, septembre 2003, pp.42-50, dossier « Nouveaux monstres et vieux démons : déconstruire l’extrême droite ».

[2Voir P. Corcuff, « De quelques problèmes des nouvelles radicalités en général et de PLPL en particulier », Le Passant Ordinaire, n°36, septembre-octobre 2001, et « Rester critique face à la critique des médias » (1e éd. : avril 2007), repris sur La Brèche numérique, 26 janvier 2008.

[3Voir P. Corcuff, Marx XXIe siècle. Textes commentés, éditions Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2012.

[4Voir P. Corcuff, Bourdieu autrement – Fragilités d’un sociologue de combat, éditions Textuel, collection « La Discorde », 2002.

[5éditions Jean-Claude Lattès/Le Livre de Poche, 2002