Epistémologie

Le mot « épistémologie » a des sens différents, selon les cultures.

Les sens différents

Dans le monde anglophone, il signifie "théorie de la science. " L’épistémologue s’intéresse à la connaissance en général : si je mets une canne dans l’eau, elle m’apparaît comme étant brisée. Est-ce une illusion ? Où est la vérité ?
Dans la culture française et dans plusieurs pays d’Europe, le mot "épistémologie" est plus proche du sens du mot grec, qui signifie "théorie de la science".
Ainsi, pour un philosophe anglophone, la question qui se pose peut être : « Est-ce que ce qui est scientifique est nécessairement vrai ? » Son collègue français se demandera plutôt : « Est-ce que tel jugement est scientifique ? Et, par exemple, les sciences humaines sont-elles vraiment des sciences ? » On raconte aussi cette histoire à propos du philosophes taoistes Chouang Tseu. Il rêve qu’il est un papillon. En se réveillant, il se demande : « Est-ce que j’ai rêvé que j’étais un papillon ou est-ce que c’est un papillon qui rêve qu’il est Chouang Tseu ? »
Bien entendu, ces deux manières de raisonner sont très proches. Et surtout, ces questions sont beaucoup plus concrètes qu’elles n’en ont l’air.
Comme le remarque Annick Stevens [1],

il faut « distinguer un sens strict, selon lequel elle est une théorie de la science (quels sont les critères pour qu’une discipline soit admise comme science ? sur quoi sont fondées les prétentions des sciences à atteindre la vérité ? comment améliorer nos moyens d’atteindre de comprendre ce que les choses sont vraiment ? etc.), et un sens large qui signifie la théorie de la connaissance. En effet, il y a des prétentions à la vérité et à la connaissance exacte dans des domaines non strictement scientifiques, comme la vérité judiciaire ou historique (comment les choses se sont-elles vraiment passées ? comment connaître la vérité à ce sujet ? d’où la critique historique ou l’enquête judiciaire).
Quant à la distinction entre une approche francophone et une approche anglophone, je dirais plutôt qu’il existe une tendance récente à réduire l’examen épistémologique à une notion de la science qui semble une évidence acquise depuis Popper, et à oublier de continuer à s’interroger sur tout ce qui sort de cette définition très étroite (en gros, la science expérimentale). Cette tendance se trouve peut-être plus chez les historiens des sciences anglophones, mais je pense que, si elle s’exprime davantage dans cette aire culturelle, c’est plus fondamentalement parce que l’idéologie d’une science appliquée y est aussi beaucoup plus enracinée. En effet, pour les applications techniques, l’important est de mesurer, contrôler, rendre des résultats prévisibles, et non établir une théorie générale du rapport de l’homme au monde ».

Notre manière de réfléchir influence nos conclusions. On peut penser la famille en termes militaires, par exemple comme une guerre entre les sexes ou entre les générations ; en termes sportifs, comme un ensemble de performances culinaires, sexuelles, pédagogiques, etc. ; en termes sécuritaires, comme un cocon dans lequel on entre pour se protéger des agressions de la société ; ou bien on se réfère à "la nature humaine" comme un ordre incontournable, et à partir de cet imaginaire on condamne telle ou telle forme d’union ; on peut aussi penser la famille en termes religieux, comme une obéissance à la volonté divine. Ainsi, la vision que l’on se donne du monde affecte des manières de penser les plus intimes.
De là, toutes les possibilités de nous manipuler.

L’esprit critique

Par exemple, dire que "tout individu cherche son intérêt" est une déclaration tout-à-fait vague. Le mot "intérêt" est utilisé ici dans un sens volontairement imprécis. Est-ce que c’est l’intérêt financier ? Mais alors, pourquoi une mère sacrifie de l’argent pour son enfant ? En réalité, cette affirmation a pour but de contrôler les manières de penser : dès le plus jeune âge, on parle aux enfants de pays riches et de pays pauvres, en prenant soin d’ajouter que le pays où l’on se trouve est mieux loti que d’autres, donc qu’il ne faut pas se plaindre. Une telle affirmation sert d’argument à ce qu’on appelle l’idéologie néo-libérale, c’est-à-dire du capitalisme contemporain ; elle contribue à détruire la culture propre à tel ou tel pays, donc à coloniser les esprits. Généraliser une affirmation, la considérer comme "vraie" partout, ne peut être fait sans précaution. Toute affirmation doit être replacée dans son contexte : ce qui est vrai pour vous ne l’est pas forcément pour moi car même si nous partageons certains points de vue, notre personnalité, notre histoire, notre milieu de vie, sont différents. Cette approche a des effets très concrets : par exemple, il ne peut être question de sacrifier le bien individuel pour le bien collectif, et réciproquement.
Le "holisme" consiste précisément à replacer un élément dans son contexte. On saisit alors à la fois sa relation avec le tout, y compris l’univers, et de ce point de vue on lui donne une consistance, une "réalité", tout en voyant aussi son aspect relatif. On établit donc une certaine continuité entre le pratique et le scientifique, tout en voyant aussi le caractère unique de chaque être.

Les anarchistes et l’épistémologie

Un certain nombre de philosophes, comme Feyerabend, ont présenté des épistémologies "anarchistes". En réalité, il s’agit de méthodes, et elles n’ont aucun rapport avec l’anarchisme politique, qui vise à un certain type de révolution sociale. Elles sont même parfois utilisées pour justifier la domination, l’existence de l’État, etc.
Il est aussi évident qu’il existe des manières a priori de voir le monde qui sont incompatibles avec la pensée anarchiste [2]. Nous connaissons tous des gens pour qui seule compte « la loi du plus fort. » N’est-ce pas le cas du politicien, par exemple, quand il pense que la vie n’est qu’un « rapport de forces » ? Ce point de vue devint très général avec le développement du capitalisme, à la fin du 19e siècle. Les journalistes et les industriels partageaient une opinion que l’on appelle aujourd’hui « le darwinisme social. » Elle consistait à expliquer toute l’histoire humaine comme « la survie du plus fort. » En réaction à cette idée passe-partout, le géographe Pierre Kropotkine écrivit un petit livre pour montrer que la survie des espèces dépendant aussi de la solidarité à l’intérieur de celles-ci.
Comme on le voit par cet exemple, les anarchistes s’efforcent de situer les sociétés humaines par rapport au grand jeu qui se joue dans l’ensemble de l’univers. Ils veulent voir si leurs idées et leurs valeurs sont compatibles avec les interprétations les plus pertinentes que donnent les savants et les philosophes.
Les militants se font une idée du monde, une « épistémologie, » à partir de leur expérience, de leur vécu, de leurs pratiques. Celles-ci sont toujours singulières, car une entreprise de travaux publics ne fonctionne pas de la même manière à Toulon et à Aix-les-Bains. Les généralisations sont donc toujours très relatives.
R.C.

[1Conversation personnelle en 2014

[2Le mot « paradigme » est souvent utilisé, au sens large, pour désigner une vision particulière du monde.

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