On retiendra ici trois positions, parmi beaucoup d’autres :
1. Le rejet de l’approche philosophique ;
2. L’affirmation d’une ontologie commune aux anarchistes ;
3. La nécessité d’une ontologie anarchiste essentielle.
1. Le rejet de l’approche philosophique
"Toutes les doctrines métaphysiques élaborées jusqu’à présent, celle de Platon comme celles de Descartes, de Leibnitz ou de Spinoza, pour ne citer que quelques très grands noms, sont absolument dénuées de valeur. Ce sont des jeux d’esprit, des écheveaux d’idées que l’on enroule avec plus ou moins de logique et d’art. Rien d’objectif dans ces systèmes qui dépendent pour une large part de l’imagination, du tempérament physique, des aspirations mentales du constructeur. Ne nous étonnons pas qu’ils croulent lamentablement, dès qu’on les considère sous l’angle non du beau, mais du vrai. […] lorsqu’on veut croire, les prétextes ne manquent jamais : voilà le secret du succès que remporte le spiritisme près des esprits religieux. C’est aux sciences ordinaires, à la physique, à la biologie, etc. de fonder une ontologie nouvelle et de prononcer en dernier ressort sur l’au-delà des métaphysiciens." L. Barbedette, art. "Ontologie", Encyclopédie anarchiste Sébastien Faure éd., 1934. T. 3. [1]
La lecture de l’ensemble de l’article révèle la volonté de l’auteur de s’écarter des spéculations métaphysiques, dont il souligne le caractère subjectif : elles servent de support aux croyances religieuses. S’il fait appel à la science, en dernier recours, il exprime aussi des réserves. Celles-ci ne portent pas directement sur le caractère scientifique mais sur certaines philosophies philosophies sous-jacentes, comme le positivisme.
2. L’affirmation d’une ontologie commune aux anarchistes
C’est une approche toute différente qu’adopte Daniel Colson. A partir de l’histoire et des textes anarchistes [2], il dégage un fond commun, une série d’affirmations qui font écho entre elles. Selon lui, l’anarchiste a sa propre conception du monde, et il en parle.
Il comprend la vie à partir de la pratique, de la matérialité des êtres, des choses, des situations, des événements et du projet anarchiste. Il ne sépare pas l’abstrait du réel : le fantastique, la folie, mais aussi la poésie font partie du monde.
Cette connaissance est radicalement originale. Elle repose sur deux prémisses implicites :
1. Absence de principe premier, de commencement, et donc de cause première.
2. L’être est fugitif, en changement perpétuel.
Elle rejette tout recours à la transcendance, toute méta-physique, tout premier "grand principe", Dieu, la Matière, l’Être, le Moi.
Cette position de Colson n’est pas forcément partagée par d’autres. Certains penseurs jugent que l’anarchisme est avant tout, par exemple, une philosophie politique ; d’autres le considèrent comme un choix éthique.
On peut aussi conclure que cette position exclut l’anarchisme religieux, par exemple les anarcho-catholiques aux Etats-Unis. A quoi l’on pourrait répondre que si une personne croit en un Dieu, cette croyance est une réalité qui a aussi son efficacité. Il est évident que l’histoire n’est pas guidée seulement par les événements, mais aussi par les idées vraies ou fausses que l’on se fait du monde et de son avenir. La paranoïa d’un multimilliardaire, l’anticipation erronée d’un commercial, la communion d’un soufi avec le divin, le rêve d’un Huron font partie de leur réalité, et donc aussi de celle des autres.
3. La nécessité d’une ontologie anarchiste essentielle
Hakim Bey, lui, pense au contraire qu’il faut s’écarter de l’anarchisme qui se dit tel et adopter une vraie ontologie anarchiste. Si l’ontologie est notre compréhension de la réalité, celle-ci est chaos et créativité à la fois. Les subjectivités anarchistes doivent donc s’imposer cette ontologie.
Inspiré par la tradition ésotérique dont il a jadis rencontré quelques grandes figures, il veut confronter la subjectivité individuelle aux conceptions les plus anciennes de l’humanité.Il faut faire exploser les fondations intérieures de l’individu, son désir de dominer mais aussi le désir d’être dominé. Au contraire du rêve utopique, l’esprit utopique peut susciter ce chaos créatif. A l’écart des révolutions, qui aboutissent à une confrontation entre deux camps, chacun avec sa propre volonté hégémonique, l’anarchisme ontologique pourra prendre les multiples formes de terrorisme poétique pour saboter les archétypes de nos sociétés. Il ne s’agit plus de se placer au niveau des discours et de la rationalité, mais à celui des images et des symboles parodiques et insurrectionnels.
Conclusion
L’ontologie a ainsi suscité des attitudes fort différentes chez les anarchistes. Elles relèvent sans doute de leur époque, de leur vécu et de leur sensibilité respectives. Pourtant, au-delà des divergences, on retrouve des convergences plus profondes : le regard sur le monde accorde une place essentielle aux questions d’ordre et de chaos, d’harmonie et de transformation sociale.
Ronald Creagh
Voir : Y a-t-il une ontologie anarchiste ?