L’Internationale des Résistants à la Guerre (I.R.G.), section belge du War Resisters International (W.R.I.)
Comme pour Les Cahiers socialistes, ce groupe n’était pas réellement de tendance anarchiste mais des libertaires en faisaient toutefois partie et se sentaient, sur certains points, très proches des idées qui y étaient développées. L’I.R.G. était une institution pacifiste qui avait pour caractéristique d’être la seule à ne pas baser son refus de la guerre sur des fondements de nature religieuse. De plus, elle prônait un pacifisme intégral non-violent, ce qui était assez original à l’époque. En effet, comme l’explique Jean VAN LIERDE, il existait durant la période qui nous intéresse de nombreux groupes pacifistes, mais deux seulement prônaient la non-violence : il s’agit de l’I.R.G., que nous étudions ici, et du Mouvement International de Réconciliation (M.I.R.) . Jean VAN LIERDE, qui sera un acteur de tous les combats en faveur de la non-violence et particulièrement de l’objection de conscience, travaillera d’ailleurs dans les deux organisations et n’aura de cesse que de vouloir les unifier pour permettre un travail plus important et mieux organisé .
Le fait que les anarchistes et libertaires puissent se retrouver au sein de cette organisation tient au fait que la déclaration de principe de l’association était : « La Guerre est un crime contre l’Humanité. Pour cette raison, nous sommes résolus à n’aider à aucune espèce de guerre et à lutter pour l’abolition de toutes ses causes ». Cette affirmation n’était évidemment pas pour déplaire aux anarchistes puisqu’elle servait leur démarche anti-étatique, la notion d’État figurant selon eux parmi les principales causes expliquant la guerre . Le caractère areligieux du groupe, qui s’opposait en cela à son homologue (le M.I.R.), joua également un grand rôle dans l’adhésion des anarchistes à celui-ci. L’Internationale devint donc rapidement un lieu de rencontre important pour les anarchistes, et pas uniquement au niveau belge. De nombreux anarchistes du monde entier s’affilieront au W.R.I. En Belgique, de nombreux membres de Pensée et Action seront ainsi membres de l’I.R.G.
L’I.R.G., et a fortiori la W.R.I., date d’avant la seconde guerre mondiale. C’est en 1921 que des résistants à la guerre issus de quatre pays européens se rencontrèrent en Hollande dans un congrès international qui s’est déroulé à Bilthoven pour unir leurs actions. A l’issue de cette rencontre, ils fondèrent le groupe « Paco » (Paix en espéranto), qui devint en 1923, après le transfert de son bureau à Londres, la War Resisters International.
L’Internationale travaillait sur deux plans. Concrètement, il s’agissait de soutenir les personnes qui résistaient seules au militarisme et à la conscription et, sur un plan plus philosophique, d’essayer de réaliser « un monde sans guerre et un nouvel ordre social où tous coopèrent au bien commun ».
A partir de 1925, des congrès internationaux du W.R.I. furent organisés tous les trois ans, excepté pendant la deuxième guerre mondiale. C’est lors de ces congrès que la politique internationale de l’association était déterminée. Ces congrès regroupaient des délégués des organisations affiliées. Chaque organisation locale versait une cotisation calculée d’après le nombre de ses membres, mais des fonds supplémentaires pouvaient être demandés à l’occasion pour soutenir des grandes campagnes. Une partie de l’argent servait à combler le Fonds Général de Secours qui venait en aide aux pacifistes et à leurs familles. Lors du vote, les voix des délégués étaient comptées en fonction du nombre de membres affiliés, avec un maximum de cinq voix par délégué. Un Conseil International de cinq à neuf membres était également élu pour organiser les actions à réaliser entre les congrès internationaux et pour contrôler le travail du Secrétariat. Deux Belges y travaillèrent durant la période que nous étudions : Hem DAY et Jean VAN LIERDE .
Au niveau de l’organisation, il existait différentes sections nationales ou locales, qui étaient autonomes. Elles employaient les moyens d’action et de propagande qui leur convenaient le mieux. La section belge comptait une centaine d’affiliés. L’activité du groupe consistait principalement en l’organisation de rencontres, de conférences-débats auxquelles, selon les dires de Jean LEBON , qui était très impliqué dans le mouvement à cette époque, environs quinze à trente personnes assistaient à chaque fois .
La revue I.R.G., qui s’appellera plus tard Non-violence et Société, permettait un bon suivi de l’activité du groupe. Cette publication n’était pas à proprement parler une revue, mais plutôt un bulletin de liaison. Celui-ci était envoyé à tous les membres et sympathisants de la section belge de la W.R.I. Seul un petit comité collaborait activement à la revue et en rédigeait les articles. Certains numéros étaient d’ailleurs parfois uniquement composés d’articles émanant d’un seul et même auteur. De plus, beaucoup de ces contributions n’étaient pas signées. La majeure partie des articles se limitait à donner un compte-rendu des activités de la section belge ou bien annonçait celles à venir. On compte peu d’articles de fond décrivant l’idéologie du groupe et des participants à son journal. Toutefois, cela n’empêchait pas certains anarchistes de prendre parfois des positions politiques, notamment sur le pacifisme intégral.
Un des conflits importants qui va animer le débat au sein de la W.R.I. et donc de l’I.R.G. est la question de la participation aux instances politiques officielles. En effet, en 1959, des membres de l’I.R.G. vont présenter une liste aux élections législatives en Hollande. Un parti a été créé pour l’occasion, le Parti Socialiste Pacifiste. Son programme était simple et radical : désarmement complet sur le plan national et international, sortie de l’O.T.A.N., disposition de dix pour cent de l’ancien budget de guerre à l’aide aux pays sous-développés, liquidation de l’armée dans le courant des années à venir, construction accélérée de maisons, d’écoles et amélioration de l’instruction . C’est l’avocat Hein VAN WIJK, un des initiateurs du parti et lui-même candidat, qui va défendre ce projet dans les colonnes du journal de la section belge de l’I.R.G. A coups d’articles, toujours plus virulents, lui et Hem DAY vont essayer de s’expliquer. Pour Hem DAY et la frange anarchiste de l’I.R.G., l’action parlementaire ne peut conduire qu’à un échec. L’entrée dans un Parlement, par le pouvoir et l’autorité qu’elle confère, ne peut avoir qu’un effet désastreux sur les candidats, y compris ceux qui y vont avec les meilleures intentions qui soient. Mais cette tentation était inéluctable selon lui : « Toute la gangrène du parlementarisme a ravagé les esprits, même chez ceux qui ont gardé un semblant de raison, voire de bon sens dans cette superstition du nombre […] oubliant que dans cette terre du pacifisme et de l’anti-militarisme des Domela NIEUWENHUIS, des Barthélemy DE LIGT ont été farouchement des anti-parlementaires ». Le parti ne récoltera que peu de voix, mais suffisamment cependant pour envoyer deux candidats sur les bancs du Parlement. Hem DAY ne se priva pas de leur faire remarquer leur incapacité à faire respecter leur programme au milieu des autres représentants, d’autant plus qu’ils furent écartés d’office de toutes les commissions à caractère militaire . Hein VAN WIJK envisageait quant à lui le côté positif de la chose : la création d’un parti amènerait peut-être le débat pacifiste dans la société et celui-ci pourrait catalyser toutes les nouvelles forces du pays pour devenir un poids au sein du Parlement et imposer ses conditions aux partis traditionnels . Pour Hem DAY, seule l’action directe d’un large mouvement de masse pourrait parvenir à changer le cours de l’Histoire .
L’I.R.G., par son mot d’ordre très libre, permettait la tenue de débats sur tous les sujets et les anarchistes en profitèrent pour exposer leurs idées. Ainsi par exemple, face au problème de la décolonisation et de la guerre d’Algérie, les anarchistes, comme à leur habitude, adoptèrent un point de vue non-dogmatique. Certains se prononcèrent contre l’indépendance de l’Algérie, qui n’amènerait selon eux qu’une dégradation des mœurs et de la culture, d’autres à l’inverse défendirent le combat anti-colonialiste . Le même débat parcourra les rangs pacifistes de l’I.R.G. Ainsi, la Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, dite Manifeste des 121, fut signée en décembre 1960 par des anarchistes, des pacifistes et des intellectuels de toutes tendances qui, au nom de la lutte contre le colonialisme, prenaient fait et cause pour les combattants algériens. Certains anarchistes n’étaient pas favorables à l’indépendance nationale des anciens pays colonisés, mais cela ne veut certainement pas dire qu’ils étaient pour le colonialisme . Selon une certaine logique anti-étatiste, ils n’hésitaient pas à condamner « la mystique et la farce de l’indépendance nationale », qui ne faisait que remplacer l’oppression d’un état par un autre. Hem DAY, obéissant aux principes du pacifisme intégral, refusera de signer le Manifeste des 121, ne voulant aucunement soutenir un camp puisque l’un et l’autre utilisaient la force armée et la violence. Il condamnait toutes les guerres, y compris celles d’indépendance. Il se justifiait en déclarant que celles-ci étaient plus du goût des « disciples de Lénine » . Ce refus d’accepter l’inacceptable amena Hem DAY et ceux qui se rangeaient à son avis à condamner la position des anarchistes signataires. Cette attitude rappelait selon eux en certains points celle des anarchistes qui avaient signé le Manifeste des seize pendant la première guerre mondiale. Pour les non-signataires, la seule solution pour l’Algérie serait la coexistence fraternelle des deux communautés, unies contre le colonialisme, et agissant main dans la main par le biais d’actions directes non-violentes. La position de Hem DAY sur ce débat fut largement diffusée dans la presse anarchiste mondiale .
La section belge de l’I.R.G. fut présente sur de nombreux terrains, elle collabora avec différents autres groupes, ce qui montre son ouverture d’esprit et sa volonté de voir aboutir ses revendications. Ainsi, une de ses plus importantes collaborations fut celle établie avec les Jeunes Gardes Socialistes à l’occasion de l’organisation de la manifestation Fusil-Brisé, insigne du W.R.I., à La Louvière, le 15 octobre 1961. La manifestation rencontra un beau succès : plus de 7000 jeunes se mobilisèrent pour la paix sur les thèmes de « non à l’armée, non à l’Otan, non à la guerre » . A l’occasion de cette manifestation, ainsi qu’en d’autres circonstances , l’I.R.G. distribua de nombreux tracts antimilitaristes.
Enfin, l’action qui mobilisa le plus les pacifistes de l’I.R.G. fut la lutte pour la reconnaissance du statut d’objecteur de conscience et, en contrepartie, la création d’un service civil. Tout le monde n’était pas acquis à cette cause. En effet, certains s’interrogeaient sur l’intérêt d’un statut, reconnaissance officielle par les pouvoirs en place, et, plus encore, sur la légitimité du service civil, qui constitue une participation aux rouages de l’État. L’I.R.G. fut à la base de la création en 1949 du comité d’Action pour un Statut Légal des Objecteurs de Conscience , auquel participèrent de nombreuses personnalités comme le député Gaston BACCUS, qui fut le premier à déposer un projet de statut au Parlement, Charles GHEUDE, Président de l’Union Internationale des Avocats, Alfred SCHOKAERT, futur parlementaire, Pierre VANBERGEN, qui écrivait dans Les Cahiers socialistes sous le pseudonyme de P. DUMONT, François DETROYER, Directeur de la revue Prolo, le Baron Antoine ALLARD,… Les anarchistes, emmenés par Hem DAY, refusèrent d’y participer, conscients malgré tout de l’utilité que pouvait avoir un tel comité et un tel statut. Le projet de défense d’un statut fut soutenu par l’I.R.G. jusqu’à sa concrétisation en 1964 et encore après, jusqu’à son perfectionnement en 1969. Les anarchistes, tolérants, laissèrent s’exécuter le travail des légalistes sans trop de critiques, respectueusement .
Avant-guerre déjà, ce sujet avait pris une grande importante pour l’I.R.G., surtout lors du procès de CAMPION-Hem DAY . A l’issue du conflit, ce fut au tour d’autres membres de l’I.R.G. ou d’autres associations antimilitaristes de refuser le service militaire. Ce fut le cas de Michel ERLER, Jean VAN LIERDE, Noël PLATTEUW, Jacques LEJEUNE, la famille GARCET (le père, Robert GARCET, interdisait à son fils, n’ayant pas encore atteint l’âge de la majorité, d’effectuer son service militaire) et bien d’autres. Ainsi, à travers les différents numéros de la revue, on pourra suivre toute l’activité et le parcours des objecteurs de conscience, qu’ils soient membres de l’I.R.G. ou pas.