La coopérative libertaire I
Si certains estiment que seuls le livre et les journaux restent les meilleurs moyens d’éduquer la classe populaire, [1] la majorité des libertaires de l’époque voit dans le film une portée bien plus importante
[2]. Ainsi, lors du congrès de la Fédération communiste-anarchiste révolutionnaire du 15 au 17 août 1913 à la Maison des Syndiqués de la rue Cambronne, un comité se créé autour d’Yves Bidamant, [3] Sébastien Faure, Jean Grave, Gustave Cauvin et Charles-Ange Laisant à partir de cette réflexion. [4]
(…) Un soir, quelques amis se sont rencontrés. Il y avait dans cette réunion quelques bons militants parisiens, et nous avons parlé du « Ciné » et de son emprise funeste sur le cerveau du Peuple. Les « Nick Carter », les « Fantomas » et autres produits débités par tranche chaque soir dans les cinémas des faubourgs, passèrent un mauvais moment. « Mais le remède ? » dit quelqu’un. Le remède, ou plutôt le contre-poison, est de faire du cinéma nous-mêmes, de créer par nous et pour nous des films et de défendre nos idées de justice sociale par l’image ! L’idée lancée par quelques camarades a fait son chemin tout doucement. (…) Tout d’abord, il a été convenu que notre cinéma serait à la base coopérative, c’est-à-dire impersonnelle. Nous comptons sur l’effort solidaire pour réussir, nous comptons sur les principaux intéressés pour faire une œuvre viable. Les intéressés, ce sont les nombreux militants de France, qui chaque jour se heurtent aux difficultés de la lutte. Ils savent que de plus en plus les travailleurs désertent les réunions de propagande, ils savent aussi que la propagande par l’image est la propagande par excellence, celle qui frappe les cerveaux et les cœurs. [5]
Le 18 août, à la fin du congrès, l’idée débattue prend forme. [6] Il faut encore attendre un peu plus de deux mois, pour que naisse officiellement le Cinéma du Peuple, le 28 octobre 1913, grâce aux efforts soutenus de Guérard, Cauvin, Chevalier et Bidamant. [7] Avant cette date décisive, la Presse libertaire fait écho à l’entreprise, et le 13 septembre 1913 apparaît dans Le Libertaire un texte expliquant l’intérêt de cette initiative.
(…) Beaucoup de militants frappés de l’énorme développement du « ciné », de sa faveur auprès du grand public, se sont efforcés de signaler dans divers organes la force de propagande que peut acquérir, pour la diffusion de nos idées, un cinéma appartenant à la classe ouvrière. Aujourd’hui, c’est chose faite. Des camarades de diverses organisations et des citoyens sympathiques à notre cause viennent de créer « le Cinéma du Peuple ». (…) Quel merveilleux moyen de propagande que le ciné ! Nos adversaires l’ont si bien compris que la situation actuelle est le produit d’une propagande incessante, faite par les cinémas. L’esprit militariste, le stupide et malfaisant nationalisme viennent de là ! Il est temps de réagir ! Au poison distillé savamment dans le cerveau du Peuple, il faut immédiatement opposer le contre-poison ! (…) Les Bourses du travail, les coopératives, les groupes d’études, les syndicats, d’autres groupements encore, doivent devenir nos clients. Au lieu de s’adresser à des maisons de production de films, qui leur donnent des vues insipides, grossières et militaristes, les organisations ouvrières s’adresseront à nous pour la location de leurs films. Elles ont la certitude que notre pensée est la leur. Pour notre projet il nous faut de l’argent, beaucoup d’argent. (…) Souscrivez de suite une ou plusieurs actions. [8]
Isabelle Marinone
[1] CHRISTOPHE Victor, « Les idées, l’Art et la propagande », Paris, Le Libertaire, 3 mai 1913, p. 3 :
« (…) Le théâtre, les cinémas sont coûteux et nous nous heurtons à trop de forces contraires pour vaincre rapidement, mais le livre, la brochure, le journal sont plus utilisables, plus à même de pénétrer dans la masse. »
[2] Texte extrait de la thèse intitulée : « Anarchisme et Cinéma : Panoramique sur une histoire du 7ème art français virée au noir », Sous la Direction de Jean A. Gili et Nicole Brenez, Université Paris I – Panthéon la Sorbonne, 2004
[3] Militant révolutionnaire socialiste, Yves-Marie Bidamant est l’ancien secrétaire du syndicat des Cheminots.
(In PERRON Tangui, « Le Cinéma du Peuple », Paris, Le mouvement social n°172, Editions de l’atelier, juillet-septembre 1995, p. 29.)
[4] BIDAMANT Yves-Marie, « Pourquoi un Cinéma du Peuple ? », Paris, Le Libertaire, 20 septembre 1913, p. 2 et 3.
[5] BIDAMANT Yves-Marie, « Pourquoi un Cinéma du Peuple ? », Ibidem, p. 2 et 3.
[6] Une note de la Préfecture de Police est rédigée le 18 août 1913 : « A la fin du congrès anarchiste-communiste, on a annoncé la formation d’un comité dont le but est de monter un cinématographe destiné à faire de la propagande anarchiste ». (In JARRY Eric, « L’aventure de la coopérative du Cinéma du Peuple », Paris, Le monde libertaire n°1251, 27 septembre 2001, p. 4 et 5.)
[7] BIDAMANT Yves-Marie, « Pourquoi un Cinéma du Peuple ? », Op.cit, p. 3 :
« (…) Beaucoup nous raillent en ce moment et nous crient « au casse-cou » ! Ils ne veulent pas croire au succès, lorsque ce succès est en eux. Lorsque Robert Guérard, Cauvin, Chevalier et moi-même, avons réalisé l’application du « Cinéma du Peuple » (…) nous ne nous sommes pas mépris sur la tâche immense que nous assumions. (…) Dès cet hiver, nous aurons un « cinéma » à Paris. Nous pourrons produire nos films. (…) Plus tard, nous irons en province, si nous osons. Il faut oser. »
[8] Anonyme, « Le Cinéma du Peuple, société coopérative anonyme à personnel et capital variables », Paris, Le Libertaire, 13 septembre 1913, p. 4.