La Commune. Film d’Armand Guerra.
La coopérative sort le 28 mars 1914 son œuvre la plus remarquable, La Commune ! Du 18 mars au 28 mars 1871 [1] réalisée par l’espagnol Guerra entre fin février et début mars. [2] Guerra assure beaucoup de fonctions au sein de la coopérative, à la fois scénariste, acteur, et réalisateur.
La Commune, thème cher aux coopérateurs et aux militants anarchistes, est prévue initialement en deux parties. Seule l’une d’entre elle sera réalisée tandis que l’autre se verra arrêtée par l’approche de la guerre. Lucien Descaves y travaille en tant que conseiller historique et scénariste. [3] La Commune traite de plusieurs épisodes de cet événement, notamment la révolte du 88ème de ligne, l’exécution des généraux Thomas et Lecomte, mais aussi la fuite d’Adolphe Thiers à Versailles, et la proclamation de la Commune de Paris. Vingt deux minutes en tout, qui expose des plans fixes, obligeant les acteurs à une gestuelle exagérée assez caractéristique de l’époque. Ainsi les longues séquences portant sur le bureau de Thiers, avec comme acteur Armand Guerra, [4] s’opposent aux séquences dynamiques extérieures en décors naturels. Ce film, tout comme les autres, manque cruellement de moyens. Pour accentuer les traits des visages, les acteurs se maquillent excessivement, élément que les spectateurs actuels pourraient prendre aujourd’hui pour une mauvaise mise en scène. Les décors en toiles peintes restent bien réalisés, mais les extérieurs apportent une légèreté au film que les scènes en studio ne possèdent pas. Guerra tourne les extérieurs au Pré Saint-Gervais avec une cinquantaine de figurants. Les plans présentent les restes des anciennes fortifications de Paris. Il n’est pas impossible que la mise en scène des plans intérieurs, statiques, face à des plans extérieurs, dynamiques, ait été volontaire. Dans un cas, une représentation des autorités sèches et hiératiques est montrée, rivalisant avec la puissance de la mobilisation populaire de la rue. La séquence la plus réussie demeure la fermeture du film. La reconstitution terminée, Guerra finit sur quelques secondes de documentaire. Ce dernier présente les survivants de la Commune regroupés autour de leur bannière, notamment Zéphyrin Camelinat, Jean Allemane, et Nathalie Lemel. Le dernier plan montre une banderole devant le mur des fédérés avec l’inscription suivante : « Vive la Commune ! ».
Lors de la sortie de La Commune rue Saint-Martin à Paris, l’ancien directeur de la Monnaie durant la révolution populaire, Zéphyrin Camelinat, fait une intervention sur l’insurrection de 1871. Selon Tangui Perron, [5] un autre drame social, Une visite à l’Orphelinat national des chemins de fer à Avesnes, [6] est projeté durant cette même séance.
Le Vieux docker représente la dernière production du Cinéma du Peuple. L’histoire raconte la dure vie d’un vieil ouvrier qui, après trente ans de labeur et de loyaux services, se voit mis à la porte des chantiers et jeté à la rue. Le film exprime un témoignage de solidarité vis-à-vis de l’anarchiste Jules Durand. Ce secrétaire des ouvriers du port du Havre, arrêté le 15 septembre 1910 à la suite d’une rixe qui fera un mort, sera condamné à l’exécution capitale le 25 novembre de la même année. Le vieux docker se révélant innocent dans cette affaire, la peine est alors commuée en sept ans de réclusion. Il en perdra la raison et finira interné en hôpital psychiatrique à l’âge de 46 ans début 1926. Son avocat porte le nom du futur président de la IVème République, René Coty.
Bidamant et Charles Marck furent sans aucun doute touchés par cette histoire, puisque durant cette affaire, le premier était chef de gare au Havre et le second docker dans la même ville.
Avant mai 1914, le Cinéma du Peuple se porte bien, il envisage, vu son succès, de tourner d’autres films. Son capital est revu à la hausse, 30 000 francs, soit 600 parts sociales de 50 francs. La coopérative veut mettre sur pied deux projets de films de fiction, Biribi, sur le bagne, [7] et Francisco Ferrer, sur le pédagogue espagnol. [8] Biribi présente l’affaire Aernoult-Rousset reconstituée. Emile Rousset lui-même, qui vengea Aernoult en dénonçant les crimes faits en Afrique, doit alors être l’acteur principal. [9] Les deux films ne seront visiblement pas concrétisés, comme d’ailleurs les Actualités ouvrières, [10] autre projet de la coopérative à la veille de la guerre, et ce, pour raison économique, les dépenses s’avérant plus importantes que prévu. En effet, à partir de juin 1914, après quelques pertes d’argent, le Cinéma du Peuple met en place des « Bons de prêts » [11] afin de relever la situation financière.
Mais la Première Guerre Mondiale arrivant, celle-ci met un terme définitif au Cinéma du Peuple, et à sa conception libertaire du 7ème art. La société a édité en tout, près de 4895 mètres de positifs, et posséda plusieurs correspondants à l’étranger, Camille David en Belgique, Mario Nesi en Italie, ainsi que d’autres représentants de la coopérative aux Pays-Bas, au Luxembourg, en Amérique du Nord et à la Havane, dans une optique internationaliste anarchiste. [12]
Grâce à Henri Langlois, des bobineaux non identifiés, non montés et sans intertitres, des films de la coopérative furent retrouvés. Dans les années 90, une restauration du film La Commune par Claudine Kaufmann, ainsi que d’autres productions du Cinéma du Peuple comme Les Misères de l’aiguille, est mise en place, avec le concours de l’historien Nicolas Offenstadt, qui permit de redécouvrir ce cinéma libertaire unique en son genre. Cette expérience inaugure « le cinéma militant » constitué en association, qui préfigure celui du « Groupe Octobre » des années 30 et de tous les collectifs cinématographiques « gauchistes » de la fin des années 60 et des années 70.
Isabelle Marinone
[1] 457 mètres soit 22 minutes.
[2] Annonce, « Un film sur La Commune édité par le Cinéma du Peuple », Paris, Le Libertaire, 7 mars 1914, p. 3 : « Nous sommes heureux d’annoncer aux militants que le Cinéma du Peuple édite en ce moment un film tiré des épisodes les plus marquants de la Commune. Dans quelques jours, tout sera fini, et bientôt le public parisien pourra se rendre compte du travail documentaire et social que peut faire le Cinéma du Peuple. Nous avons retenu pour la circonstance, la grande salle (2500 places) du Palais des Fêtes, 199 rue Saint Martin, pour le 28 mars. En même temps que La Commune, nous donnerons pour la première fois Le Vieux docker, drame social d’une grande intensité. (…) Causerie par le citoyen Camelinat. »
[3] Lucien Descaves, auteur du livre sur les anciens communards Philémon, vieux de la vieille en 1913, oriente le film. Les vieux de la vieille de Gilles Grangier en 1960, serait une adaptation libre de cet ouvrage de Descaves.
[4] Armand Guerra joue deux rôles : Adolphe Thiers et le général Lecomte.
[5] PERRON Tangui, « Le Cinéma du Peuple », Op.cit, p. 33.
[6] Ce film n’a jamais été retrouvé.
[7] Anonyme, « Le Cinéma du Peuple », Paris, Le Libertaire, 25 février 1914, p. 2 :
« (…) Nul mieux que Rousset ne saurait rendre les supplices qu’il a endurés par la chiourme de Biribi, avec plus de vérité. »
[8] Anonyme, « Le Cinéma du Peuple », Paris, Le Libertaire, 30 mai 1914, p. 3 :
« (…) Francisco Ferrer ! … Ce titre fera revivre la belle vie de Ferrer et la sombre tragédie de Montjuich. Le fondateur de l’école moderne de Barcelone sera glorifié à l’écran, pour que les générations se souviennent du fusillé de l’intolérance religieuse. »
[9] Nous pouvons à nouveau noter que Jean Vigo, hasard ou non, aura pour projet lui aussi, un film sur le bagne, avec Eugène Dieudonné, ex-bagnard, comme acteur principal (L’évadé du bagne), et que bien sûr, il réalisera Zéro de conduite, qui, s’il ne parle pas de Ferrer, insiste malgré tout sur une optique libertaire de l’éducation.
[10] Anonyme, « Le Cinéma du Peuple », Paris, Le Libertaire, 25 février 1914, p. 2 :
« (…) Nous ne nous arrêterons pas là. Ce que nous voulons, c’est faire aussi de l’actualité ouvrière, c’est donner par l’écran la véritable physionomie de nos luttes : grèves, manifestations contre la guerre, etc … »
[11] Anonyme, « Le Cinéma du Peuple », Paris, Le Libertaire, 30 mai 1914, p. 3 :
« (…) L’assemblée générale, dans sa réunion du 17 mai a décidé de créer des « Bons de prêts » de 5 francs, remboursables par voie de tirage à partir de juillet 1915. »
[12] Anonyme, « Le Cinéma du Peuple », Paris, Le Libertaire, 25 février 1914, p. 2.