A propos de Nice
Le cinéaste débute sa carrière avec A propos de Nice, documentaire social où la révolte emprunte les chemins de la plus pure poésie. Non-conformisme absolu, irrévérence, vérités composent ce film-dynamite. Vigo suit la tradition anarchiste de la dénonciation d’un système social à deux vitesses en utilisant des images chocs, des rapprochements osés et insolites qui se succèdent durant la totalité du moyen métrage par un montage croisé. Le cinéaste passe de plan en plan, en alternant, par exemple, une image de bourgeois immédiatement suivie par une autre présentant des ordures, un plan du carnaval contré par le photogramme d’un jeune lépreux, etc. Cette première œuvre accuse le capitalisme engoncé dans son superflu, la richesse obscène se déguisant une fois l’an pour cacher la pauvreté quotidienne subie par ceux qui n’ont pas droit à la fête. Le film rappelle L’Hiver, plaisirs des riches, souffrances des pauvres du Cinéma du Peuple, réalisé sur le même mode de plans alternés. Jean Vigo suit la culture libertaire du film militant initiée par la coopérative. Il s’agit de monter des images en opposition les unes aux autres afin que naissent de la confrontation des photogrammes un discours implicite. Les deux films traitent du même thème, le Cinéma du Peuple plaçant les représentations de la classe aisée et pauvre en fonction d’un même « temps », la période hivernale, tandis que Vigo les dispose en fonction d’un même « espace », Nice. En ce sens, le fils d’Almereyda poursuit le travail engagé depuis 1913 dans le cinéma libertaire, qui remonte dans ses fondements théoriques à l’art social et révolutionnaire professé par Fernand Pelloutier.
(…) C’est donc l’ignorance qui a fait les résignés. C’est assez dire que l’art doit faire des révoltés. (…) Car tout est là. Dévoiler les mensonges sociaux, dire comment et pourquoi ont été créées les religions, imaginé le culte patriotique, construite la famille sur le modèle du gouvernement, inspiré le besoin de maîtres : tel doit être le but de l’art révolutionnaire. [1]
A propos de Nice dévoile, puis brocarde, cette oisiveté ambiante qui s’approprie le pavé niçois, afin de cacher la misère qui elle n’est pas mascarade mais bien réalité. Le film fait décliner la bourgeoisie petit à petit vers la mort et le cimetière, affirmant ainsi le système morbide qu’est le capitalisme aux yeux de Vigo [2]. Si L’Hiver, plaisirs des riches, souffrances des pauvres expose le conflit entre deux masses humaines, les riches et les pauvres, A propos de Nice, en revanche, ajoute au thème de l’inégalité, la dimension du cynisme social en fondant l’opposition des deux classes dans le motif central du carnaval. La fête populaire représentée par Vigo porte deux significations, elle est à la fois utilisée par la bourgeoisie pour camoufler la misère, comme ce plan d’un géant faisant disparaître l’image d’un enfant pauvre, et à la fois utilisée par le peuple pour ridiculiser la classe dirigeante, comme l’alternance du plan des bourgeois sur la Promenade des Anglais avec celui des géants grotesques. Vigo, après avoir démontrer les différences sociales, termine son film dans la dissolution de ce monde finissant au cimetière. Les séquences finales mettent en avant de jeunes prostituées exhibant leurs dessous à la foule, qui seront bientôt anéanties par les plans suivants présentant une vieille bourgeoise infirme dans sa chaise roulante, puis par les ultimes images de la mort. Les derniers photogrammes sont consacrés aux usines, peut-être l’unique espoir de changement de cet état de fait grâce à ses travailleurs, ou simplement la persistance d’une machinerie funeste, celle du travail aliénant sur lequel repose tous les motifs de la bourgeoisie développés dans le film. Le cinéma social, faisant office de discours politique, se doit de réveiller le plus grand nombre, non seulement pour le sensibiliser mais pour le forcer à voir ce que d’habitude il ne tient pas à regarder. Vigo veut d’un cinéma qui « dit » et non d’un cinéma qui « parle », qui bavarde, confortant le spectateur dans son ignorance ou sa méconnaissance du monde, en cela il applique les principes éducatifs des libertaires. Une première projection privée se déroule au Théâtre du Vieux-Colombier, le 28 mai 1930, puis une seconde le 14 juin de la même année où Jean Vigo prononce un discours sur sa conception du cinéma.
(…) Se diriger vers un cinéma social, ce serait consentir simplement à dire quelque chose et à éveiller d’autres échos que les rots de ces messieurs-dames, qui viennent au cinéma pour digérer. (…) Mais je désirerais vous entretenir d’un cinéma social plus défini, et dont je suis plus près : du documentaire social ou plus exactement du point de vue documenté. Dans ce domaine à prospecter, j’affirme que l’appareil de prise de vues est roi, ou tout au moins, Président de la République. (…) Ce documentaire social se distingue du documentaire tout court et des actualités de la semaine par le point de vue qu’y défend nettement l’auteur. Ce documentaire exige que l’on prenne position, car il met les points sur les I. (…) Et le but sera atteint si l’on parvient à révéler la raison cachée d’un geste, à extraire d’une personne banale et de hasard sa beauté intérieure ou sa caricature, si l’on parvient à révéler l’esprit d’une collectivité d’après une de ses manifestations purement physiques. Et cela, avec une force telle, que désormais le monde qu’autrefois nous côtoyions avec indifférence, s’offre à nous malgré lui au-delà de ses apparences. Ce documentaire social devra nous dessiller les yeux. [3]
Cet intérêt pour le cinéma social rejoint celui du cinéma éducateur dont Jean Vigo eut sans aucun doute connaissance, s’étant penché longuement sur les documents de son père et notamment ses articles, il semble probable qu’il put être influencé par la critique sur le cinéma d’Almereyda.
(…) Comme toute œuvre nouvelle, le cinéma (…) peut s’améliorer. (…) Il peut parler, mieux que le théâtre, mieux que le livre, mieux que le journal. (…) Le malheur, c’est que la plupart des entreprises cinématographiques sont entre les mains des capitalistes qui le font servir à leurs fins et le transforment en instrument de défense et d’abrutissement. Mais pourquoi ne pas attendre mieux ? Déjà d’excellentes tentatives de Cinéma du Peuple ont abouti ou sont en passe d’aboutir. Songez à ce que de pareils cinémas peuvent faire entrer dans les consciences et quelles transformations elles peuvent apporter dans les mentalités. (…) C’est à nous de le prendre et de l’utiliser au service du progrès, de la justice et de la beauté [4].
La conception libertaire du cinéma social se développe chez le jeune cinéaste grâce à son projet de Ciné-club intitulé « Les amis du cinéma », au sein duquel il accueille des œuvres tant réalistes que surréalistes [5]. A propos de Nice y est projeté le 19 septembre 1930. Vigo, depuis peu de temps, écrit à Jean Painlevé qu’il admire [6], et ne tarde pas à le faire venir à Nice pour présenter certains de ses documentaires [7]. Quelques mois après, il tourne un film de commande, Taris ou la natation pour le « Journal vivant » en 1931, qui aurait dû être le premier volet d’une série sur le sport. L’année 1931 fait entrer Vigo comme membre du Comité Directeur de la Fédération française des Ciné-clubs, il devient aussi père d’un enfant, Luce Vigo, fin juin 1931. Gardant toujours contact avec sa marraine Jeanne Humbert, il suit de près ses conférences, auquel il assiste parfois [8].
(…) Nice, 7 octobre 1931. Chère Jeanne, désireux de te lire, j’ai acheté un exemplaire de « Police-magazine », dont jusqu’ici le titre ne m’avait guère inspiré confiance, ni même curieusement tenté. Je te félicite de t’attaquer aux murs qui cachent trop de choses. Je ne peux que louer le principe de ta campagne. Je remets à la fin du livre la suite de mon discours. Cependant, je te trouve là, en ce journal, assez mal encadrée. A une « Police-magazine », je préférerai toujours une très « Grande réforme » [9], dont je te suis reconnaissant de me faire le service. Salut à la môme et à Eugène. Ici, la femme et la fille vont bien. Affection. Jean [10]
Isabelle Marinone
[1] PELLOUTIER Fernand, L’Art et la révolte, (conférence prononcée le 30 mai 1896), réédité chez Place d’armes, avril 2002, p. 7 et 8.
[2] VIGO Jean, Œuvre de cinéma, Op.cit, p. 65 : « (…) Dans ce film, par le truchement d’une ville dont les manifestations sont significatives, on assiste au procès d’un certain monde. En effet, sitôt indiqués l’atmosphère de Nice et l’esprit de la vie que l’on mène là-bas, et ailleurs, hélas, le film tend à la généralisation de grossières réjouissances, placées sous le signe du grotesque, de la chair et de la mort, et qui sont les derniers soubresauts d’une société qui s’oublie jusqu’à vous donner la nausée et vous faire le complice d’une solution révolutionnaire. »
[3] VIGO Jean, Œuvre de cinéma, Loc.cit.
[4] ALMEREYDA Miguel, « Le cinéma », Paris, Le Bonnet rouge, 5 avril 1914, p. 2.
[5] BUACHE Freddy, Hommage à Jean Vigo, Lausanne, Cinémathèque suisse, 1962, p. 43 :
« (…) Sans doute Vigo ajouta-t-il qu’il se sent personnellement plus près du cinéma qu’il appelle « le point de vue documenté » et qu’il considère comme « un cinéma social plus défini », mais la lecture des scénarios, Lourdes, Au café, Chauvinisme, Lignes de la main, prouve qu’il reste fidèle à une forme de révolte apparentée à un anarchisme surréaliste. »
[6] Lettre de Jean Vigo à Jean Painlevé, le 7 octobre 1930. (Archives Jean Painlevé) :
« (…) Vraiment, A propos de Nice vous a fait plaisir ? Je suis plein d’inquiétude en l’imaginant projeté chaque soir au public. (…) Avant tout, je voulais provoquer la nausée. Au moins qu’au cinéma, on ne supporte pas la vue de ce qu’on regarde avec indifférence, avec complaisance, avec plaisir en grandeur nature ! Et c’eut été provoquer le soulagement par des images d’ouvriers et d’atmosphère d’usine. »
[7] PAINLEVE Jean, « Rencontre avec Jean Vigo », Paris, Ciné-club n°5, février 1949, p. 5.
[8] HUMBERT Jeanne, « Jean Vigo, cinéaste d’avant-garde », Op.cit, p. 78 : « (…) Je ne lui parlai pas de sa santé, sa mine m’avait renseigné. Il me rappela notre si brève entrevue, à Nice, où je donnais une conférence à laquelle il assistait. C’était en 1932. »
[9] Vigo se réfère ici à La grande réforme, second journal avec Génération consciente, dirigé par Jeanne Humbert.
[10] HUMBERT Jeanne, « Jean Vigo, cinéaste d’avant-garde », Op.cit, p. 79 : « (…) Il avait, et on le comprend, une piètre estime pour tout ce qui touchait au vocable « police ». Il avait là-dessus des souvenirs amers. »