Introduction
1. Qui est Eugène Gaspard Marin et pourquoi faire sa biographie ?
Au premier abord, certains pourraient s’interroger, et à juste titre, sur les raisons qui justifient un travail sur Eugène Gaspard Marin. Voilà en effet un nom qui n’est connu que de peu de monde et qui n’est cité qu’à quatre reprises dans l’ouvrage de Jan Moulaert sur le mouvement anarchiste en Belgique, référence en la matière. Pourtant, la vie de ce personnage présente au moins deux centres d’intérêt.
Le premier d’entre eux est son travail d’anthropologiste. C’est ce travail qui porta en premier lieu l’attention sur Eugène Gaspard Marin. Le Dr. Durrans, du Museum of Mankind (section ethnographique du British Museum), a en effet récemment entrepris le dépouillement des archives que le musée avait récupérées en 1985 [1] . Or ces archives présentent un intérêt non négligeable : elles contiennent les innombrables objets qu’Eugène Gaspard Marin a accumulés et les notes qu’il a prises ensuite. Son but était de faire une classification des connaissances humaines. Il s’intéressait à la vie matérielle des hommes et s’efforçait d’avoir une vue d’ensemble des différentes façons dont était résolu un même problème pratique de par le monde. Les thèmes qu’il aborda sont très divers et concernent aussi bien la mesure du temps, les moulins à vent, les formes de couchage, que les dés à coudre. Mais outre l’ampleur des sujets qu’il étudia, c’est également la façon dont il travailla qui est intéressante. D’une part, lors de ses voyages, il s’efforçait d’apprendre la langue des populations qu’il rencontrait pour pouvoir étudier de l’intérieur les concepts qui l’intéressaient. D’autre part, il élabora une méthode de classification des données qu’il avait recueillies, qui, si elle n’est pas à proprement parler neuve, n’en est pas moins innovatrice à certains égards. Son oeuvre, qui a donné lieu à un très petit nombre de publications, est immense et s’inscrit dans un projet universaliste, visant à classer systématiquement toute expression humaine significative, dans le but de donner un sens cohérent à la diversité humaine. Le Museum of Mankind a donc entrepris d’étudier les archives d’Eugène Gaspard Marin afin de faire connaître un peu mieux ce travail immense
[2] Cette étude devrait aboutir à long terme à une exposition au British Museum.
La deuxième raison qui justifie l’étude de la vie d’Eugène Gaspard Marin est sa participation à l’anarchisme belge. De 1905 à 1909, il fut en effet particulièrement actif au sein de ce mouvement. De 1905 à 1908, il fit partie de la colonie communiste libertaire de Stockel, à la gestion de laquelle il prit une part très active. Dans le cadre de cette colonie, mais aussi après sa dissolution, il exerça diverses activités journalistiques, que ce soit en tant que collaborateur, imprimeur ou administrateur, et ce jusqu’en 1909. Or, ce n’est que vers 1970 que Maxime Steinberg, dans le cadre d’une recherche sur l’extrême gauche révolutionnaire d’avant 1914 [3] , découvre que l’anarchisme a subsisté dans notre pays après 1900. Les travaux antérieurs ne s’intéressent à l’anarchisme que pour la période qui précède la création du
P.O.B. en 1885, après laquelle l’évolution du socialisme est présentée comme linéaire. De plus, beaucoup des ouvrages consacrés à l’histoire du socialisme belge ont été écrits par des militants du P.O.B. et ont donc un caractère apologétique en ce qu’ils tendent à effacer les diversités idéologiques qui existent au sein du socialisme [4]. L’histoire du socialisme ne commence à prendre un caractère scientifique que dans les années 1960 avec le travail de Jan Dhondt [5] effectué à l’occasion du 75e anniversaire du P.O.B. Mais il parle très peu de l’anarchisme et se base essentiellement sur les travaux d’Emile Vandervelde et le travail de recherche fut insuffisant, ce qui confère encore à son ouvrage un aspect téléologique [6] . Les résultats de Maxime Steinberg furent repris par A. Mommen dans son ouvrage sur le socialisme, paru en 19806 mais il faudra attendre le milieu des années 1980 [7] et les travaux de Jan Moulaert pour voir les lacunes peu à peu comblées en ce qui concerne l’histoire de l’anarchisme en Belgique. Cependant, de multiples sujets n’ont pas encore été traités, en particulier en ce qui concerne la période 1900-1914. Et le cas d’Eugène Gaspard Marin permet d’étudier de façon détaillée, grâce à des sources inédites, un aspect encore relativement méconnu de l’anarchisme à cette période : la colonie communiste libertaire de Stockel.
L’étude des activités exercées par Eugène Gaspard Marin en Belgique (où il vivra de sa naissance en 1883 à 1914) sert donc en quelque sorte de complément à l’étude de son travail anthropologique, en ce qu’elles furent déterminantes dans la formation de sa pensée. Car, outre le fait qu’il fut anarchiste, à partir de 1910, il suivit des cours à l’Université Nouvelle, qui (et en particulier ceux de Guillaume De Greef) influencèrent fortement son travail anthropologique. En 1914, le jour même de l’entrée en guerre de la Belgique, Eugène Gaspard Marin quitta le pays pour s’établir en Angleterre, dans la communauté anarchiste de Whiteway, et ce par antimilitarisme.
Ce travail se composera donc de quatre parties :
– La première traitera de activités d’Eugène Gaspard Marin au sein du mouvement anarchiste, à savoir sa participation active à la colonie communiste libertaire de Stockel et ses activités journalistiques.
– La deuxième aura pour but de cerner les éléments qui l’ont attiré à l’Université Nouvelle et de voir les idées et les cours qui l’ont influencé par la suite.
– La troisième s’efforcera d’exposer ce qui, dans ses engagements ultérieurs, peut être rattaché à sa jeunesse en Belgique.
– Enfin, bien que l’objectif de cette étude ne soit pas d’analyser de manière approfondie son oeuvre anthropologique (ce travail étant effectué par Museum of Mankind), nous en exposerons les éléments clés et les aspects originaux.
2. Etat des sources.
Les sources constituent généralement un problème crucial pour l’étude de l’anarchisme. Jan Moulaert souligne le fait que les lacunes qui existent dans l’historiographie de l’anarchisme sont en partie dues au manque de sources, celles-ci se limitant souvent aux journaux [8] . Et ce problème se pose avec un acuité toute particulière pour l’étude des colonies anarchistes. Dans un ouvrage qu’il consacre aux communautés utopistes du 19e siècle, Jean-Christian Petitfils note que ces communautés n’ont pour la plupart laissé aucune archive, à de rares exceptions près [9]. Pour la colonie de Stockel, ce n’est pas le cas car nous disposons d’une source inédite et probablement unique en son genre, à tout le moins pour une colonie anarchiste aussi petite. Il s’agit d’un journal, écrit de la main d’Eugène Gaspard Marin, dans lequel celui-ci notait, presque au jour le jour, les activités des colons et les problèmes qu’ils rencontraient [10] .Ces notes permettent de faire une analyse approfondie de la vie de cette communauté, analyse qui s’avère impossible dans beaucoup de cas. La plus grosse partie du chapitre concernant la colonie de Stockel reposera donc sur ce journal et sur quelques autres documents qui faisaient partie des papiers d’Eugène Gaspard Marin. L’ensemble de ces sources est conservé par Madame Hilda Gustin à la communauté de Whiteway : celle-ci s’était chargée de la conservation de l’ensemble des archives d’Eugène Gaspard Marin ; la plupart se trouvent actuellement au British Museum, mais elle possède encore des documents très précieux. Parmi ceux-ci, outre le journal et les “ archives” de la colonie de Stockel, se trouve encore un carnet de voyage où Eugène Gaspard Marin raconte sa première visite à la colonie de Whiteway et les circonstances de son départ en 1914. Autant d’informations précieuses qui ont grandement facilité la réalisation de ce travail.
Outre les papiers personnels d’Eugène Gaspard Marin, cette étude se base sur les journaux anarchistes auxquels il a participé, de quelque façon que ce soit. Là encore, retrouver l’ensemble d’une collection n’est pas chose facile. Maxime Steinberg, qui fonde son travail essentiellement sur le dépouillement de la presse anarchiste, explique que l’approche du mouvement anarchiste d’avant 1914 est rendu difficile “ par la dispersion et la déficience des sources” [11]. Comme le souligne René Bianco, en dehors du fait que la publication régulière des journaux anarchistes, souvent éphémères, était rendue difficile, principalement à cause du manque de moyens financiers, les lieux de conservation sont souvent éloignés des lieux d’édition et les collections sont souvent incomplètes [12]. Il en va de même pour les journaux auxquels a collaboré Eugène Gaspard Marin : il s’agit de L’Insurgé, du Communiste, du Révolté, de L’Emancipateur, du Gueux, du Démolisseur. Des numéros sont conservés au Musée International de la Presse du Mundaneum, à l’A.M.S.A.B., à la Bibliothèque Royale Albert Ier, mais il est impossible de reconstituer l’ensemble des collections, sauf pour Le Communiste1. Cependant, nous avons pu consulter suffisamment de numéros pour pouvoir en extraire les idées qui y étaient véhiculées.
Ce travail s’appuie donc sur le journal qu’Eugène Gaspard Marin consacra à la colonie de Stockel tout le temps qu’il y vécut, c’est-à-dire de sa création en 1905 à sa dissolution en 1908, sur les papiers de cette colonie et sur les journaux auxquels il collabora lorsqu’il fut actif au sein du mouvement anarchiste belge.
D’autre part, nous avons consulté les archives de l’Université Nouvelle afin d’avoir un aperçu des cours qu’Eugène Gaspard Marin y suivit et de percevoir lesquels de ces cours allaient l’influencer le plus dans son travail anthropologique.
Enfin, nous avons pu consulter, à la communauté de Whiteway, un certain nombre de lettres dans lesquelles Eugène Gaspard Marin explique sa démarche anthropologique et l’objectif de son travail, ce qui nous a permis d’en dégager la spécificité.
sommaire
02. Chapitre 1 : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique
03. Chapitre 1 (suite) : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique. La vie de la communauté.
04. Chapitre 1 (suite) : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique. Les relations extérieures
06. Chapitre 2 : Eugène Gaspard Marin et l’Université Nouvelle.
08. Chapitre 4 : L’originalité du travail anthropologique d’Eugène Gaspard Marin.
[1] Ces archives étaient auparavant conservées dans la colonie de Whiteway, dont fit partie Eugène Gaspard Marin de 1914 à sa mort en 1969. Il s’agit de 5 armoires de notes (180✕120✕80 cm) ainsi que de 4 grandes caisses et d’une armoire à tiroirs contenant des objets.
[2] Cette étude sur le travail anthropologique d’Eugène Gaspard Marin est effectuée par Sara Pimpaneau qui prépare une maîtrise au département d’anthropologie du University College of London.
[3] M. STEINBERG, “ A l’origine du communisme belge : l’extrême gauche révolutionnaire d’avant 1914”, in : Cahiers marxistes, 1971, III, 8, pp. 3-34.
[4] Il s’agit principalement de l’ouvrage de L. BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830, 2 vol., Bruxelles, 1907 et de l’ouvrage de J. DESTREE et E. VANDERVELDE, Le socialisme en Belgique, Paris, 1903.
[5] J. DHONDT e.a., Geschiedenis van de socialistische arbeidersbeweging in Belgi‘, Anvers, 1960-1968.
[6] J. MOULAERT, Le mouvement anarchiste en Belgique (1870-1914), Louvain-La-Neuve, 1996, pp. 5-7.
[7] A. MOMMEN, De Belgische Werkledenpartij. Ontstaan en ontwikkeling van het reformistisch socialisme (1880-1914), Gand, 1980.
[8] J. MOULAERT, Le mouvement anarchiste en Belgique (1870-1914), Louvain-La-Neuve, 1996, p. 7.
[9] J. C. PETITFILS, La vie quotidienne des communautés au XIXe siècle, Paris, 1982, p. 146.
[10] Ce journal est intégralement retranscrit dans l’annexe no.1.
[11] M. STEINBERG, “ A l’origine du communisme belge : l’extrême-gauche révolutionnaire d’avant 1914”, in : Cahiers marxistes, 1971, III, 8, pp. 3-34, p. 4.
[12] R. BIANCO, Un siècle de presse anarchiste d’expression française (1880-1983), 7 vol., Aix-Marseille, 1987, Avant-propos et sources, p. 10.