Introduction générale « Ce n’est pas assez d’être un témoin… »
Dans les années 1930, deux auteurs échangent à distance leurs vues sur le rôle de l’écrivain dans la société. Dans un discours qu’il n’a pu prononcer au Congrès international des écrivains de Paris, en 1935, Benjamin Fondane rappelle que l’art n’agit pas directement sur le social, mais médiatement. Et d’ailleurs, l’artiste est rarement un révolutionnaire :
« Il faut dire la vérité, fût-elle plus désagréable : en général, l’écrivain est, sur le plan social, le plus conformiste des êtres ; il a été monarchiste, féodal, bourgeois avec une légèreté qui fait prévoir qu’il sera bientôt communiste, dès que le vent tournera : son conformisme social n’est pas un caractère de pure servilité, il semble que ce soit là un caractère distinctif de son essence » [1].
Selon lui, l’écrivain ne saurait être un « homme d’action » (il répugne à monter sur les barricades [2]), mais on aurait tort de prendre sa « légèreté » pour une lâcheté : si l’écrivain n’éprouve qu’indifférence pour le social, c’est qu’il aspire seulement à vivre dans une société « stable » qui lui laisse le loisir de s’abandonner à ses luttes intérieures [3]. Et Fondane d’affirmer :
« En tant qu’écrivain — et si son art lui-même n’était en jeu [4] — il lui serait absolument égal que la société tourne au fascisme ou au communisme […] » [5].
Militant et écrivain, Victor Serge le fut pourtant, lui qui a refusé de choisir entre l’asservissement de l’art à un parti et le retrait du politique. Depuis son exil à Orenburg, alors qu’il vient de recevoir le poème Ulysse (1933), que Benjamin Fondane lui a envoyé, voici ce qu’il lui répond :
« Ce n’est pas assez d’être un témoin et celui qui dit : “Je dois crier toujours jusqu’à la fin du monde” s’en doute bien. Justement parce que je vous comprends et que j’aime telles de vos pages, je suis irrité par cette velléité de révolte qui n’aboutit ni à une volonté ni à un geste » [6].
Cet échange nous introduit en plein cœur du débat sur la place de l’écrivain dans la société. Certes, entre les partisans de l’indépendance totale de l’artiste et ceux de son engagement dans la mêlée politique, il est impossible de trancher : les voix de Benjamin Fondane et de Victor Serge doivent donc être entendues comme les deux faces d’une même exigence fondamentale [7]. Pourtant, alors même que les deux protagonistes ont disparu dans « une époque trouble », bien peu propice à l’écrivain — au sens où l’entendait Fondane (ce dernier, gazé au camp de Birkenau en octobre 1944, Victor Serge mort à Mexico en 1947, après des années de persécutions par la Guépéou), les questions soulevées par les deux écrivains, toujours irrésolues, nous hantent encore.
Cette thèse vise à réouvrir le débat (ou du moins à le ranimer, comme on ranime un feu un peu éteint), à reformuler des questions qui ont été parfois mal posées. « L’engagement » des écrivains anarchistes à la fin du dix-neuvième siècle constitue un moment privilégié pour l’étude des relations entre littérature et politique, parce qu’il permet justement de réactiver des interrogations fondamentales et, loin des réponses simplificatrices, de poser le problème dans toute sa complexité. Les écrivains anarchistes des années 1880-1900 se sont voulus à la fois totalement indépendants et pleinement engagés dans la vie sociale et politique de leur époque. Il appartient aux lecteurs de juger si un tel pari a été tenu…
Paradoxalement, quoique ces écrivains aient voulu être totalement présents à leur temps (mais « les “quoique” sont toujours des “parce que” méconnus », écrivait Proust [8]), ils nous paraissent aujourd’hui, tels Fondane et Serge, extrêmement « modernes » [9]. Il suffit pour s’en convaincre de relire telles pages de Jules Vallès, par exemple, qui n’auraient pas été désavouées par Sartre. Dans un article intitulé « Ingrats » [10], adressé à Paul Alexis qui s’opposait à l’intrusion de la politique dans la littérature, Vallès s’avoue peu tenté par les « batailles littéraires » alors que se profile le spectre de la guerre (coloniale). Prenant à partie Paul Alexis, il lui demande avec une naïveté feinte ce qu’il fera, lui le « naturaliste », s’il faut se battre. Il fuira dans un pays neutre, prédit Vallès, puis, la paix signée, rentrera à Paris et offrira son livre au public. « Mais le pays risque d’être, alors, sous la botte d’un soldat qui promènera, sur les écrits, un niveau de caserne et abattra, comme des oreilles, les coins de page, avec le tranchant de son sabre ». Ce sont « les nôtres », dit Vallès, qui risqueront leur vie pour combattre ce soldat, « dans la rue », « pour reconquérir l’indépendance des sages ». Voilà ce à quoi aboutit la logique des naturalistes :
« Théorie commode, celle du mépris de la vie publique, métier de moine dans le couvent et d’eunuque dans le sérail des belles lettres ! » [11]
Après avoir évoqué son rôle de combattant pendant la Commune [12], Vallès poursuit : « laissez-moi ajouter que l’homme qui dit n’avoir pas d’opinions politiques en a une » :
« Il est le collaborateur et le complice de tous ceux qui ont mis la main sur le pouvoir, le pied sur la gorge de la Patrie. C’est sur son indifférence que s’appuient les tueurs de pauvres et les bourreaux de la pensée. […] Ou insurgé ou courtisan : il n’y a pas à sortir de là » [13].
L’écrivain, pour Vallès, est « militant malgré [lui] », forcé de combattre parce qu’on menace sa pensée, sa vie parfois. Cette position éthique entraîne chez Vallès un questionnement sur la littérature :
« Mais que mettrez-vous donc dans vos œuvres, par ce temps d’ouragan public, marins de salon qui voulez descendre du vaisseau pour aller faire flanelle dans une île tranquille ? Que devient la théorie du document humain cloué saignant sur le papier ? » [14]
Et il conclut qu’« il faut rester là pendant l’orage, s’exposer aux coups de foudre et aux coups de vent si l’on veut écrire les annales humaines de l’époque où l’on a vécu » [15].
1. Projet
A. Description du travail entrepris
Ce travail de recherche se voudrait un panorama (même lacunaire) de la littérature (fictionnelle) des anarchistes des années 1880-1900. C’est dire que ce qui m’intéresse ici, plus que l’exhaustivité, c’est la vue d’ensemble, la mise en perspective, l’ébauche d’un réseau de correspondances qui relie entre eux des écrivains unis par un même idéal. Comme l’écrivaient les critiques signant Marius-Ary Leblond, dans un des premiers ouvrages de sociologie littéraire du début du vingtième siècle, La Société française sous la Troisième République d’après les romanciers contemporains (1905) [16] : la littérature d’une époque est une grande œuvre en collaboration. D’un roman à l’autre, on peut ainsi considérer que les personnages se donnent la réplique : « Ce que, avant tout, doit faire sentir la critique, c’est cette solidarité » [17].
La littérature écrite par des anarchistes, « hommes de lettres » [18] attirés par les idées libertaires ou bien militants du mouvement anarchiste, est diverse et variée. Pouvait-on d’ailleurs attendre autre chose que cette hétérogénéité ? Pierre Kropotkine n’écrit-il pas que « la variété, le conflit même, sont la vie, et que l’uniformité c’est la mort » [19] ? Pourtant, le but de tous ces auteurs est le même : diffuser, par l’écrit (la poésie, le roman ou le théâtre) les idées de liberté et d’égalité, afin d’œuvrer à l’émancipation des hommes et des femmes de leur époque. Ce travail tente d’apporter les outils nécessaires pour que l’on puisse désormais replacer ces écrivains dans une vaste communauté, faite d’échanges constants entre artistes et militants, de lectures réciproques, d’influences plus ou moins explicites, de convergences plus ou moins évidentes. Situer ces écrivains dans l’Histoire — en montrant leur place dans la vie politique et artistique de leur époque —, dater leurs interventions, permet à la fois de restituer leur profonde originalité et de faire apparaître leurs héritages communs.
Les pages qui suivent visent donc, avant tout, à faire revivre une forme d’engagement non partisan qu’on a eu tendance à occulter au vingtième siècle. Mais durant leur parcours, linéaire ou non, les lecteurs verront également (en passant) se profiler sous un nouvel éclairage la production littéraire non anarchiste de la fin du siècle. Ils pourront ainsi relire certains écrivains encensés par la critique à leur époque, et découvrir, soudain projetés sous les feux de la rampe, des écrivains méconnus. En se promenant au cours de ces vingt années à la charnière des dix-neuvième et vingtième siècles, ils verront défiler des utopies, des tentatives, des aboutissements parfois d’un projet éminemment ambitieux, qui n’est autre que la réconciliation de l’art et de la vie. Ce fut, bien sûr, l’idéal de certains romantiques et ce sera celle d’un courant de gauche (pas seulement communiste) dans les années 1930. Mais cette entreprise prend à la fin du dix-neuvième siècle une forme particulièrement originale.
Je voudrais ainsi donner à voir quelles formes, quels styles ont été choisis par les écrivains anarchistes, mais aussi, dans une optique sociale et historique, quelles ont été les conditions de production de ces textes, comment ils se sont heurtés à la censure, par quels moyens ils ont été diffusés. Cette approche m’amènera parfois à sortir des frontières assignées à « la littérature » : m’intéressent, tout autant que le texte, les rapports de son auteur au social et au politique, les conditions de sa production et de sa diffusion [20].
B. De « l’engagement » des écrivains
Ce travail a pour thème général l’engagement des écrivains. Il concerne donc essentiellement les écrivains militants, c’est-à-dire des écrivains pour qui la littérature est une activité non marginale par rapport à l’action politique, mais en prise directe avec celle-ci. L’écrivain anarchiste considère en effet que ses prises de position font partie intégrante de sa démarche littéraire ; il envisage la littérature comme un moyen distinct (parmi d’autres) de prendre part au débat social.
La littérature ne sera donc pas envisagée ici « en soi », mais dans ses rapports avec, plutôt que la politique [21], ce que l’on appelait déjà à la fin du dix-neuvième siècle : le social. L’objet d’étude est en quelque sorte impur : le corpus est le résultat d’une tentative pour mêler politique et littérature (c’est-à-dire faire une littérature politique, s’engager sur le terrain social mais avec des moyens littéraires).
Cette thématique de la pureté revient d’ailleurs à plusieurs reprises chez les auteurs anarchistes, aussi bien chez le militant Jean Grave se déclarant peu intéressé par la « pure littérature » [22] que chez l’écrivain Bernard Lazare qui oppose la revue « de combat » à celle qui publie « des œuvres purement d’art » [23].
La notion d’engagement a connu plusieurs définitions (en particulier depuis Sartre), et le conflit entre l’art et le politique (la difficulté à concilier convictions politiques et pratique artistique) est un phénomène moderne. Il convient de replacer cette problématique dans le contexte de la fin du dix-neuvième siècle. Certes, depuis les années 1850, la rupture de l’art avec toute expression politique déclarée est bien entamée, et les écrivains anarchistes sont déjà, en quelque sorte, des résistants [24]. Il convient dès lors d’examiner quelle était la situation de l’artiste et de l’art au sein de la société de l’époque, les attentes formulées par les artistes, le sens de leur « engagement » (qu’on n’appelait pas encore ainsi) et ses modalités.
La notion est-elle anachronique ? Il me semble qu’il est légitime de parler d’artiste engagé, d’intellectuel, avant même le déclenchement de l’affaire Dreyfus [25], car — comme je tenterai de le montrer — c’est à partir des années 1880, en particulier au sein de la mouvance anarchiste, que se dessine une nouvelle figure de l’écrivain en prise directe avec le politique, figure qui annonce l’écrivain engagé tel qu’il sera défini plus tard par Jean-Paul Sartre. La référence à Sartre s’impose en effet, car il y a bien chez les anarchistes l’idée (formulée différemment) que l’écrivain est en situation dans son époque, et ce passage écrit en 1945 dans le premier numéro des Temps Modernes n’aurait certainement pas été désavoué par eux :
« L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et les Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher » [26].
Vingt ans avant Zola, en effet, les écrivains anarchistes se sont voulus des « intellectuels », c’est-à-dire, comme l’entendra Sartre, des individus « qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas » [27], conscients d’appartenir au monde dans lequel ils vivent, ayant à y prendre position, et œuvrant pour sa transformation.
À la base de la conception de la littérature des écrivains anarchistes, tout comme chez les écrivains communistes des années 1930 d’ailleurs, on trouve une évidence (selon le mot de Marc Angenot [28]) : l’art ne peut rester indifférent à la misère du monde. Les écrivains révolutionnaires ne conçoivent pas que la littérature puisse rester neutre dans la lutte des classes, et chaque texte sera examiné et jugé non selon des critères proprement esthétiques mais selon son engagement contre les injustices sociales. Le présupposé de toute réflexion sur la littérature révolutionnaire est la possibilité d’un jugement social : la littérature a un mandat, elle doit s’assigner un but social, civique, moral, et c’est selon ce critère qu’il faut la juger.
Nous ne reviendrons pas ici sur les débats suscités dans les années 1950 autour des positions de Sartre, ou sur le scandale soulevé par les écrivains engagés au Parti Communiste. La participation de la littérature à un processus révolutionnaire est-elle acceptable [29] ? Si la littérature n’est plus pensée comme une fin en soi, mais comme un moyen au service d’une cause qui la dépasse, n’est-elle pas en danger ? La cause semble aujourd’hui entendue : à la lecture des grands titres des journaux, les lecteurs sont avertis que littérature et politique font mauvais ménage. Il faut pourtant prendre garde de juger la littérature des années 1890 avec nos propres critères, et au regard des débats qui ont eu lieu au vingtième siècle — car les textes de la fin du siècle n’ont que peu à voir avec le « réalisme socialiste » des années 1930 ! Il est nécessaire de garder en tête le contexte de l’époque fin de siècle : à une période où l’art pour l’art attire de nombreux écrivains, certains font le choix de plonger dans la mêlée sociale, d’accepter des responsabilités, de renoncer à des privilèges liés au statut d’artiste — ouvrant ainsi la voie à une nouvelle articulation du littéraire et du social. Il ne faut pas non plus oublier ici la spécificité des idées libertaires : les anarchistes ne pouvaient, en raison des principes libertaires, que refuser toute littérature de « propagande » (entendue au sens moderne du terme), littérature « instrumentalisée »[30] ; et il serait absurde d’affirmer que la littérature ne représente pour eux qu’un simple moyen au service d’une fin (aussi absurde que de considérer qu’elle est une fin en soi), puisque les fins et les moyens sont solidaires dans l’anarchisme. La littérature « engagée » telle que l’envisagent les anarchistes sera donc bien différente de celle que l’on connaîtra par la suite. L’ambition de ces écrivains n’est pas d’asservir la littérature, mais au contraire, en l’engageant, de lui redonner ses pleins pouvoirs — comme le montre l’analogie entre la bombe et le livre (j’y reviendrai).
Les débats sur l’art au sein du mouvement anarchiste vont donner lieu à divers développements, que je tenterai de replacer dans l’histoire de la littérature « sociale » : hérités en grande partie des saint-simoniens, ils annoncent déjà les débats d’idées des années 1930. En réfléchissant sur l’idée de l’engagement des artistes, sur les liens qui unissent l’art et la révolution, les anarchistes de la fin du dix-neuvième siècle annoncent les grands thèmes qui seront développés dans l’entre-deux-guerres. En 1880, le problème de la littérature politique est posé dans les milieux révolutionnaires, et le fait remarquable est qu’il ne donne pas lieu, chez les libertaires, à une tentative unique de conceptualisation de ce que doit être un art anarchiste, mais ouvre au contraire la voie à un large débat d’idées.
C. « Littérature et anarchie » : un état de la recherche
Depuis quelques années se sont développées de nombreuses recherches sur la littérature libertaire. Si Michel Ragon signalait en 1986 que « la littérature anarchiste, elle-même, mériterait toute une étude » [31], celle-ci a été largement entamée par Thierry Maricourt dans son Histoire de la littérature libertaire en France [32]. Dans les dernières années, deux colloques ont eu lieu étudiant les liens entre littérature et anarchie, le premier à Toulouse : « Littérature et anarchie » (textes réunis et présentés par Alain Pessin et Patrice Terrone, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1998), et le second à Paris (« Anarchisme et création littéraire » -Revue d’histoire littéraire de la France, no 3, mai-juin 1999) [33]. Tout au long de ce travail, il sera fait référence à des ouvrages essentiels pour ce sujet : L’Esthétique anarchiste (1973), d’André Reszler, ou bien, plus anciens, The Artists and social reform, France and Belgium. 1885-1898 (1961), de Eugenia W. Herbert, ainsi qu’à de nombreux articles mentionnés dans la bibliographie.
Parallèlement à ces études plus générales, de nombreux chercheurs et chercheuses œuvrent à faire découvrir des auteurs libertaires, comme le montre la réédition (en cours) des œuvres de Louise Michel par l’Unité mixte de recherche L. I. R. E. [34], les travaux de Pierre Michel sur Octave Mirbeau, ceux de Catherine Coquio sur Mécislas Golberg, ceux de Joan Ungersma Halperin sur Félix Fénéon, etc. [35]. Mais à part quelques travaux à visée plus générale (en particulier ceux de Philippe Oriol ou de Gaetano Manfredonia), la plupart des études sur la littérature anarchiste sont partielles, qu’elles soient consacrées à un genre (la chanson, le théâtre), à un thème (la Commune, le terrorisme, le symbolisme), ou à un auteur particulier [36].
Il semble donc que soit encore à construire la catégorie « écrivains anarchistes » : si l’on se tourne vers des ouvrages d’histoire littéraire et vers les manuels scolaires, on trouve rarement la mention des écrivains anarchistes, ni même l’allusion à une littérature « engagée » avant l’affaire Dreyfus [37]. Ainsi, alors que l’existence d’une littérature d’« auteurs socialistes » est attestée, la « littérature des anarchistes » [38] ne semble pas reconnue comme un objet d’étude à part entière. Pourquoi ? Est-ce parce que le mouvement anarchiste, se situant en dehors des luttes politiciennes, est plus difficile à circonscrire ? Est-ce encore parce que, ne présentant aucun programme littéraire précis, il donne lieu à des pratiques d’écriture trop hétéroclites ? Il semble bien pourtant qu’une même ambition rassemble ces écrivains, et qu’il est légitime de les étudier dans une perspective commune. Regrouper ces textes, les mettre en relation, permet de voir émerger de nouvelles configurations, apparaître de nouvelles problématiques. Il est en effet indéniable que l’on gagne à étudier telle œuvre (par exemple les écrits littéraires de Louise Michel) en regard des autres œuvres d’anarchistes qui ont vu le jour à la même époque. Ainsi est mise en évidence une certaine affinité reliant tous ces militants et écrivains qui ont en commun, à un certain moment (les années 1880-1900), d’être animés par un même idéal libertaire qui les pousse à redéfinir leur pratique artistique.
Il ne sera donc pas tant question ici de « littérature anarchiste » (expression floue qui peut désigner toute œuvre d’avant-garde, opérant une « révolution » dans la langue) que d’« écrivains anarchistes », c’est-à-dire d’écrivains qui se sont engagés au sein d’un mouvement politique et social. Bien évidemment, comme le rappelle Benoît Denis dans son ouvrage sur l’engagement, une telle prise de position affecte nécessairement la littérature même :
« [La question de la littérature engagée] se pose avant tout en termes littéraires et esthétiques : l’engagement implique en effet une référence de l’écrivain sur les rapports qu’entretient la littérature avec le politique (et avec la société en général) et sur les moyens spécifiques dont il dispose pour inscrire le politique dans son œuvre » [39].
Il faut cependant mesurer les limites d’une perspective qui recherche des équivalences entre esthétique et politique. Je me méfierai tout particulièrement, au cours de ce travail, des métaphores trop faciles amalgamant le « fond » et la « forme ». Il est souvent fait allusion, dès que l’on parle de littérature et d’anarchisme, à une coïncidence entre une activité esthétique subversive et la tentative révolutionnaire anarchiste : on parlera alors des « écrivains poseurs de bombe dans la République des lettres » [40]. L’analogie est intéressante (l’écrivain effectue dans le langage une révolution comparable à celle qu’effectuent dans la rue les révolutionnaires militants) mais elle ne nous éclaire guère sur la question de l’engagement. Ce qui m’intéresse ici, c’est de voir comment les principes fondamentaux de l’anarchisme — solidarité, autonomie, liberté — sont illustrés dans les œuvres de fiction, et de quelle manière ces thématiques modifient — ou non — la forme de ces œuvres. Je serai ainsi amenée à remettre en question l’équivalence entre le « fond » et la « forme » (à un « fond » nouveau correspondrait une « forme » nouvelle) pour aborder le problème à un autre niveau. C’est parfois dans un style très « classique », traditionnel, que se disent des pensées éminemment nouvelles, que s’effectue une remise en cause de l’idéologie dans le texte, que s’instaure un nouveau rapport entre lecteurs et auteurs.
2. Délimitation du corpus
A. Brève mise au point sur l’anarchisme
L’anarchisme [41] est pratiquement invisible en France avant 1880, date à laquelle les proscrits de la Commune sont amnistiés [42]. Avec le retour des communards, la propagande prend de l’ampleur : une nouvelle période de l’anarchie s’ouvre (son « âge d’or »), contemporaine de la fondation du Révolté par Kropotkine, en 1879 — période qui prendra fin après l’affaire Dreyfus et la victoire politique des dreyfusards [43] (les anarchistes seront poussés hors de la scène politique, où les nouveaux clivages — droite/gauche — auront désormais cours). Pendant ces vingt années pourtant, entre 1880 et 1900, une autre définition de « l’intellectuel » s’était esquissée (avec le Procès des Trente [44]), une autre forme d’engagement avait été tracée.
Il était impossible, dans le cadre de ce travail, d’exposer en détail les idées du mouvement anarchiste : force est de renvoyer les lecteurs à des ouvrages spécialisés (voir la bibliographie). L’emploi du mot anarchisme fera référence dans ce travail à un corpus de théories, certes mouvant, inspiré de Proudhon et de Bakounine [45]. S’il est hasardeux de parler de doctrine pour un milieu refusant tout principe d’autorité, on peut cependant considérer que deux principes sont communs à tous les anarchistes : la dénégation de tout principe d’autorité, et la mise en avant de la liberté comme valeur et but ultime. Le terme anarchisme est donc compris ici avec ses implications sociales et politiques (incluant la révolte contre l’autorité, mais aussi les notions de justice et d’égalité) — et non dans un sens vague, comme un principe fondamental de contestation qui trouverait son terrain d’élection dans le langage. Insistons encore sur le fait que l’anarchisme n’est pas un mouvement politique (qui vise le contrôle de la société) mais un mouvement social dans la mesure où il ne lutte pas pour prendre le pouvoir mais tente de mettre fin à toute forme de pouvoir — ce qui explique que nombre d’écrivains qui s’engagèrent alors dans le mouvement auraient repoussé toute action spécifiquement politique à la manière d’un Hugo ou d’un Lamartine. Enfin, l’anarchisme est une pensée en constante évolution, et rejette tout concept absolu : ce n’est donc pas une idéologie (c’est-à-dire un système d’interprétation du monde à prétention totale dont découle une doctrine sociale déterminée) mais plutôt une méthodologie (une réflexion générale sur la fin et les moyens aboutissant à une méthode d’action). Le principe fondateur de la méthode anarchiste est la nécessaire adéquation entre la fin et les moyens : les moyens contiennent et engendrent inévitablement la fin qui leur est propre.
En outre, malgré des prises de positions parfois sectaires assumées par toutes les tendances (qui amènent « socialistes autoritaires », allemanistes, guesdistes et anarchistes à s’opposer), il existe au sein du mouvement anarchiste de la fin du siècle un grand courant de militants hors école, s’inspirant du fouriérisme, du proudhonisme ou du blanquisme, qui ne veulent pas se positionner par rapport aux pôles de l’anarchisme et du « socialisme autoritaire ». C’est le cas de nombreux anciens combattants communards, de publications comme La Bataille de Lissagaray (dans les premières années de sa parution) ou du Cri du peuple de Vallès et Séverine, servant de lieux d’échange entre militants de tous bords. Des revues comme La Question sociale [46] d’Argyriadès et Paule Mink, Le Coup de feu ou La Revue européenne d’Eugène Chatelain, malgré leurs prises de position nettement socialistes, font une large place aux sensibilités libertaires. Il y a donc bien à l’époque un large terrain commun aux libertaires et aux socialistes. Les limites imposées par le cadre de ce travail m’obligent à simplifier quelque peu les prises de position, et à faire l’impasse sur toute une production de tendance socialiste. Une telle restriction est regrettable ; mon souhait est que cette thèse soit une première étape vers d’autres études plus larges.
B. Quelques définitions
Sera appelé écrivain/littérateur anarchiste un écrivain qui a des convictions anarchistes — que ces convictions « déteignent » ou non sur son œuvre littéraire [47].
Apparaîtront dans ce travail nombre d’écrivains qui furent un temps, plus ou moins durablement et plus ou moins sérieusement, influencés par l’idéal libertaire : écrivains anarchisants selon le vocabulaire de l’époque, ou, dit de manière plus anachronique, sympathisants, ils furent semblables aux « compagnons de route » des communistes du vingtième siècle. Également anachronique sera l’emploi de la terminologie de l’engagement, empruntée, la plupart du temps, à Sartre. Car si l’usage du mot est récent, la notion est beaucoup plus ancienne. Le terme d’intellectuel, en revanche, apparaît justement à cette période, et d’abord pour qualifier les anarchistes. Quant à l’expression d’« anarchie littéraire », elle conserve ici le sens qu’elle avait à la fin du dix-neuvième siècle, servant à qualifier les écrivains « dilettantes » de l’anarchie — l’anarchie littéraire ayant toujours eu plus de succès que l’anarchisme social.
Enfin, j’éviterai autant que possible de parler de « littérature révolutionnaire » (entendue au sens de littérature au service de la révolution sociale, qui se veut révolutionnaire à la fois par la forme et le contenu [48]) et préférerai l’expression de littérature de combat, moins ambiguë. Un examen de la question de la « valeur » devrait permettre de dépasser le débat entre la modernité et le traditionalisme esthétique.
Il semblerait en effet que l’anarchie ait tendance à être tolérée et récupérée dans sa forme esthétique, d’autant plus que l’on craint sa forme sociale [49]. Dans les années 1890, tandis que les Symbolistes vantent « l’Anarchie doctrinale » dans les grands journaux, tout anarchiste militant est suspecté d’association de malfaiteurs. Il s’agit pourtant d’une seule et même chose [50], comme le disait l’avocat Émile de Saint-Auban, écrivant sur le théâtre social :
« Là, mariage ; ici, flirt. Là, rude tempête qui secoue franchement l’édifice ; ici, brise odorante qui l’effleure hypocritement. On applaudit la brise et l’on met en prison la tempête. Pourtant, brise et tempête collaborent ; le livre couronné est l’avéré complice du livre condamné ; et tel roman précieux, telles pages fameuses qui viennent de l’Académie, ne ménagent pas mieux l’Armée que des brutalités qui vont à la Cour d’Assises » [51].
Il est dès lors important de souligner le lien entre les militants, organisant des conférences, prenant part aux grèves, manifestant dans la rue, et les écrivains (dits « Intellectuels de l’anarchie »), et de réconcilier ces tendances.
C. Les écrivains retenus
L’importance quantitative du corpus était consubstantielle au projet même. Il m’a paru important, en particulier, de ne pas séparer les écrivains de profession des militants, distinction qui est justement remise en cause par les libertaires.
Parmi les écrivains que l’on croisera ici, certains sont maintenant célèbres, après avoir été longtemps absents des manuels scolaires : Octave Mirbeau, Georges Darien, Félix Fénéon, Lucien Descaves. D’autres sont moins connus, sauf dans quelques ouvrages spécialisés sur le symbolisme ou la Belle Époque : Laurent Tailhade, Pierre Quillard, Adolphe Retté. D’autres encore, sont en marge, comme ils se définissaient souvent eux-mêmes : Zo d’Axa, Mécislas Golberg, Han Ryner. Certains, enfin, sont peu connus, voire complètement méconnus, des histoires de la littérature, comme Victor Barrucand, Henry Fèvre, André Veidaux. Quant aux militants, on les cite dans les ouvrages historiques mais on laisse souvent de côté leur œuvre littéraire, la considérant comme « ratée », ou « mineure ». Jean Grave, Louise Michel, Charles Malato, Ernest Gégout, Sébastien Faure, Paul Robin, Émile Pouget, ont pourtant écrit beaucoup de textes non théoriques. Enfin, on se gardera d’oublier les militants plus ou moins « obscurs », qui eux aussi ont laissé des poèmes, des chansons : Constant Marie, Paul Paillette, Jean-Célestin Dervieux, Louise Quitrine… J’ai inclus dans ce corpus des écrivains belges, Georges Eekhoud et Émile Verhaeren, tant les liens entre la France et la Belgique sont, à cette époque, étroits.
J’ai donc retenu pour cette étude des écrivains anarchistes ou sympathisants anarchistes ayant écrit des œuvres de fiction (des textes se plaçant dans le domaine de l’imaginaire) — dans les années 1880-1900. J’ai fait cependant quelques incursions avant et après cette période : avant, en citant à de nombreuses reprises Joseph Déjacque et Ernest Cœurderoy, tant il me semble que leur œuvre influence les écrivains de la génération suivante : après, en donnant à lire de nombreux extraits de L’Encyclopédie anarchiste — bien que parue dans les années 1930, nombre de ses rédacteurs ont vécu les dernières années du dix-neuvième siècle (Sébastien Faure, Gérard de Lacaze-Duthiers, Jean Marestan, Han Ryner, E. Armand, Édouard Rothen, etc. ), et les problématiques qu’ils soulèvent sont bien souvent celles des écrivains de ces années-là).
On trouvera en annexe une brève bio-bibliographie de tous les auteurs mentionnés dans ce travail [52], ainsi qu’une liste des principaux journaux et revues littéraires et politiques à tendance anarchiste.
Écrivains et militants anarchistes ont œuvré pour un même but, ont tenté de se saisir de la littérature pour propager leurs idées, ont voulu mettre la culture au service de tous. Dans ce corpus, les distinctions entre écrivains professionnels et écrivains amateurs, entre littérature ouvrière et littérature bourgeoise, deviennent inopérantes. Comme le résume Philippe Oriol :
« Seul est remarquable le fait qu’à un moment de notre histoire des artistes s’engagèrent par la plume, par la voix, pour un combat qu’ils pensaient juste, mettant en péril, souvent, une “carrière” et une œuvre qu’il eût été facile de mener au plus haut en ne parlant pas trop fort » [53].
On ne pouvait faire l’impasse sur l’analyse du discours militant auquel cette littérature se réfère. C’est pourquoi ce travail effectuera un constant va-et-vient entre la théorie et la pratique, entre les idées et la fiction. Il m’arrivera également de m’attarder sur l’histoire (la Commune de Paris), sur l’économie (le rôle de la spéculation), la politique : les œuvres de fiction écrites par les anarchistes sont profondément ancrées dans la réalité de leur temps.
3. La question de l’évaluation littéraire
A. La notion d’avant-garde
Révolutionnaires, les écrivains anarchistes le furent donc, par leurs visées sociales. Mais qu’en est-il sur le terrain esthétique ? Au centre de ce travail figurent bien les liens entre anarchisme et littérature d’avant-garde. Mais il faut se garder d’assimiler hâtivement révolution sociale et révolution esthétique, qui ne se rejoignent qu’exceptionnellement. En 1935, André Breton relevait déjà les ambiguïtés liées à ces deux notions :
« On sait que l’épithète : “révolutionnaire”, n’est pas ménagée en art à toute œuvre, à tout créateur intellectuel qui paraît rompre avec la tradition […]. Cette épithète, qui rend hâtivement compte de la volonté de non conformité indiscutable qui anime une telle œuvre, un tel créateur, a le défaut grave de se confondre avec celle qui tend à définir une action systématique dans le sens de la transformation du monde et qui implique la nécessité de s’en prendre concrètement à ses bases réelles » [54].
Le terme d’avant-garde a donc deux sens contradictoires, comme le rappelle Marc Angenot : les groupes « avancés » du parti du mouvement en politique, ou les nouveaux courants esthétiques du « circuit restreint » du côté du marché des biens symboliques ; et ces deux sortes d’« avant-gardes » « réclament pour elles l’exclusivité des ruptures décisives » [55].
On ne peut ignorer l’approche méthodologique qui met l’accent sur le lien entre subversion esthétique et révolte politique. Ce thème est au cœur du numéro de la revue Avant Garde (1989) consacré à l’anarchie. Alexander von Bormann rappelle en fait qu’il y a deux façons essentiellement différentes de rendre opérationnelle la notion d’anarchie en littérature :
« D’une part l’anarchisme en tant que mouvement qui, sur la base d’un programme et en renversant toutes les valeurs et normes traditionnellement admises, cherche à concrétiser une nouvelle vision sociale, culturelle et économique du monde. D’autre part la notion d’anarchisme en tant que concept interprétatif, qui ne correspond pas forcément à la conscience que les artistes eux-mêmes ont de leur art et qui ne coïncide pas nécessairement avec le champ historique du “mouvement” » [56].
Peut-être n’y a-t-il pas deux pratiques fondamentalement irréconciliables, mais du moins convient-il de choisir : ou bien étudier l’anarchisme comme mouvement politique, en soulignant son historicité, ou bien l’aborder comme un « concept interprétatif ». Un tel choix a cependant le défaut de trop figer les attitudes, comme le font, me semble-t-il, Dick Gevers et Fernand Drijkonogen dans leur introduction à la revue :
« Par rapport aux auteurs de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle qu’habituellement on considère comme anarchistes, il serait relativement facile de montrer qu’au niveau formel de leur œuvre ils utilisent souvent les procédés les plus traditionnels. Comme c’est aussi le cas pour bien d’autres écrivains et critiques de gauche, leur attitude à l’égard de ce qui est de nature avant-gardiste est nettement hostile. À cet égard il est plus significatif de constater que l’on chercherait en vain dans L’Encyclopédie anarchiste [57] une rubrique “avant-garde” » [58].
Ce jugement péremptoire n’est pas dénué de fondement : en effet, les écrivains anarchistes sont souvent, d’un strict point de vue stylistique, plus proches de la tradition que de l’avant-garde [59]. Faut-il s’en étonner ? La position d’avant-garde est remise en cause par les anarchistes, et il convient de tirer toutes les implications, pour la littérature, de ce refus [60]. Cependant, l’opposition trop simpliste entre d’une part des écrivains anarchistes aux procédés traditionnels et de l’autre une avant-garde incomprise ne tient pas — de même qu’il est faux de prétendre qu’il a manqué aux grands théoriciens anarchistes une réflexion sur le langage.
Pour éviter l’écueil d’une généralisation simplificatrice, on pourrait alors choisir, comme tente par exemple de le faire Catherine Coquio [61], de rejeter une analyse socio-poétique qui a pour effet de séparer création littéraire et subversion politique (comme si pour être subversif en littérature il fallait ne pas l’être en politique) — alternative qui s’efface dans la réalité des œuvres abordées. Catherine Coquio souligne en effet que
« l’anarchisme ne relève pas seulement d’une anthropologie de l’imaginaire, mais d’une poétique iconoclaste dont les effets novateurs se font conjointement sentir en politique et en littérature » [62].
Bref, on se trouve finalement devant l’alternative suivante : ou bien on considèrera que les écrivains anarchistes sont réactionnaires en art (en citant à l’appui Jean Grave, Louise Michel, etc. ), ou bien on ne retiendra que des écrivains ayant réussi à mêler anarchisme et innovation esthétique (Georges Darien, Félix Fénéon, Mécislas Golberg…). Il m’a semblé plus intéressant de modifier les termes du débat. Je voudrais montrer ici comment des écrivains ayant les mêmes idées et vivant à la même époque ont tenté d’imaginer une autre façon d’écrire ou d’être écrivain ; souligner ce qui les rapproche ; montrer les liens qui courent entre leurs œuvres. J’ai donc choisi pour ma part d’aborder les œuvres avec un point de vue « décalé », en recentrant (ou décentrant ?) la problématique du fond et de la forme : ce qui m’intéresse ici n’est pas tant la modernité esthétique (celle d’un Céline [63], par exemple) qu’une certaine vision éthique de l’artiste qui le rend responsable et de son œuvre devant la société. J’ai privilégié dans ce travail la fonction « propagandiste » de la littérature, entendue comme une véritable réflexion sur la destination et le sens de l’art (et non comme l’utilisation et l’instrumentation de la littérature au profit d’une idéologie).
B. Une littérature « mineure » ?
De même que la conception de l’artiste change avec les impressionnistes, et que l’on commence à parler d’artiste-chercheur [64], on pourrait parler d’écrivains-chercheurs au sujet des écrivains anarchistes de la fin du dix-neuvième siècle. On ne décrira pas ici une école ou un mouvement constitué, pas plus qu’un ensemble clairement délimité, mais l’on esquissera plutôt des lignes de rencontres entre plusieurs tentatives tant diverses que divergentes.
Ce faisant se verra effacée, d’une manière volontaire, toute frontière entre « grande » et « moins grande » littérature. De nombreux ouvrages mentionnés tout au long de ce travail sont dit « hors d’usage » dans les bibliothèques. Or, le problème majeur qui se pose à une littérature hors d’usage est le scepticisme constant sur sa valeur littéraire, comme le souligne Margaret Cohen, qui, dans un article paru dans Littérature en décembre 2001 [65], nous offre une réflexion intéressante sur cette littérature qui n’a plus cours :
« Faute de comprendre que les œuvres oubliées sont structurées par une esthétique cohérente, fût-elle aujourd’hui perdue, on les disqualifie en les jugeant sans intérêt ou inférieures selon les termes de l’esthétique qui a primé sur elles » [66].
Il importe donc, selon elle, de définir la problématique qui donne accès à l’esthétique d’un texte et à ses enjeux idéologiques. Pour cela, il faut établir à quels autres textes ce texte oublié ressemble, en le mettant en relation avec une problématique qui permet de percevoir ses codes spécifiques comme des solutions plutôt que comme des aberrations du point de vue de nos critères esthétiques courants. Car, si une « bonne » œuvre (c’est-à-dire jugée telle) est celle qui peut fournir une réponse puissante à des problématiques contemporaines,
« trop souvent, les textes non-canoniques sont des fragments de solutions égarées, ou des réponses à des questions que nous n’entendons plus » [67].
Ces questions nous sont devenues inaudibles car elles ont été recouvertes par d’autres que d’aucuns ont cru bon d’imposer. Mais il faut se garder, ici comme ailleurs, d’adopter le point de vue des vainqueurs. Prêter une oreille libre et disponible à ces textes « hors d’usage » nous permettra alors peut-être de formuler autrement les questions. On peut alors tenter d’écrire une autre histoire littéraire, une histoire qui aurait suspendu tout critère de valeur esthétique, une histoire « du point de vue des minorités », selon les mots de Jean-Didier Wagneur, dans un article intitulé « Ratages fin de siècle » :
« J’ai toujours eu le sentiment que l’on pouvait faire subir à l’histoire littéraire une sorte de saut épistémologique. En opposition aux histoires classiques de la littérature, on pourrait imaginer une histoire littéraire qui s’attacherait à assumer tout ce que l’histoire traditionnelle écarte, occulte ou falsifie. Ce serait le défilé des réfractaires, des oubliés, des dédaignés, des victimes du livre, des bohèmes, aussi bien que des célébrités d’un temps tombées dans les corbeilles à papier de l’histoire. Cette approche viendrait radicaliser la première, relativiser ses conclusions, voire ferait apparaître les enjeux politiques et le caractère fictionnel, voire fantasmatique de la rédaction de tel monument. Face à la vision unitaire de l’histoire littéraire classique, ces écrivains électrons libres, ces particules élémentaires, ces mouvements littéraires avortés nous offriraient le point de vue des minorités sur la République des Lettres » [68].
C. De l’engagement de certains écrivains
Les anarchistes du dix-neuvième siècle nous forcent ainsi à changer de perspective. Abandonnant la recherche du « chef-d’œuvre », ils en viennent également à « démystifier » certaines réputations de « grands » écrivains, ou du moins à reconsidérer certaines légendes — à déboulonner les statues. Car il en va de la République des lettres comme de la République politique : pour que se fasse le consensus, on a dû effacer de l’histoire tout un pan des luttes démocratiques, et fédérer les enthousiasmes autour de quelques grandes figures qu’on érigea en mythes. Ainsi a-t-on pu voir en Victor Hugo l’exemple de l’écrivain démocrate [69]. Or il faut se souvenir qu’ils étaient nombreux à l’époque de sa mort à s’insurger contre la réputation de défenseur du peuple qu’on voulait lui faire. Paul Lafargue [70], dans son pamphlet La Légende de Victor Hugo, s’emploie — avec une partialité certaine — à détruire la légende du grand homme [71]. Refusant de se joindre au cortège de Victor Hugo, conçu comme centre de ralliement des républicains, Lafargue dresse le portrait d’un écrivain en qui la bourgeoisie française a su voir « une des plus parfaites et des plus brillantes personnifications de ses instincts, de ses passions et de ses pensées » [72]. Hugo (toujours selon Lafargue), ami de l’ordre, s’intéressait peu à la forme du gouvernement pourvu qu’il y trouvât son intérêt et c’est pourquoi il dénonça les insurgés de juin 1848 comme ceux de 1871. Habile à « mettre en contradiction si flagrante ses actes et ses paroles », « Hugo fut en effet un héros de la phrase ». Adorateur sans faille du « Dieu-Propriété », il sut bien gérer sa fortune, et laissa à sa mort cinq millions de francs (oubliant de signer la clause de son testament qui prévoyait le don de cinquante mille francs aux pauvres !) [73].
Si Lafargue ne recule devant aucune exagération, il faut toutefois noter qu’une telle irrévérence n’était pas isolée à l’époque. L’année de la mort du grand maître, L’Ami du peuple, le journal de Maxime Lisbonne, annonce on ne peut plus clairement, en dernière page (sur fond de violet) : « Hugo est un mort que nous ne pleurons pas ». Or ce n’est pas au poète que s’adressent reproches et griefs, mais au citoyen :
« C’est pourtant à atteindre à la perfection en littérature que, toute sa vie, Hugo s’est uniquement appliqué.
Aussi quoi d’étonnant qu’il eût acquis cette supériorité dans laquelle toute vanité d’artiste se drape ?
Quoi d’étonnant, après s’être mis à la remorque d’une ambition littéraire aussi effrénée, qu’il fût resté sourd à l’appel désespéré des foules : Elles qui placent instinctivement la nécessité de manger à leur faim au-dessus des félicités que peut procurer l’Art d’écrire ?
Quoi d’étonnant si, en 1830, quand, dans les rues de Paris, le canon tonne,
“L’ENFANT SUBLIME” versifie,
tandis que le Peuple, lui, donne son sang ? » [74]
La démystification ne s’arrête pas là, et le cas Victor Hugo occupe encore de nombreuses lignes dans le journal [75]. Citons encore le rédacteur qui signe Philipp, parce qu’il introduit explicitement une distinction fondamentale pour comprendre l’attitude des anarchistes envers les écrivains — la distinction entre le poète et l’individu politique :
« Tenez-vous absolument à ce que nous criions sur les toits que Victor Hugo fut le plus grand littérateur de notre époque ? Eh bien, oui, oui, oui ! nous l’admirons comme tel, mais c’est tout ! »
Et encore :
« Victor Hugo reste un littérateur incomparable. Et après ? » [76]
On pourrait dire que toute l’attitude des anarchistes au sujet de la littérature est résumée dans ces expressions : « Et après ? », « mais c’est tout ! ». Car c’est bien là ce que l’on reproche à Hugo, et à d’autres : ils ne furent qu’écrivains. On ne discutera pas leur mérite, on s’inclinera devant leur talent, mais on ajoutera un critère supplémentaire au jugement — le critère social [77].
« Il chanta les persécutés et les misérables ; mais combien illusoire et peu révolutionnaire au fond, ce sentimental socialisme ! »
écrit Félix Fénéon en 1887 [78].
Bref, il suffit en somme de s’entendre sur ce dont on parle : pour L’Ami du peuple, comme pour de nombreux journaux anarchistes [79], il convient de dissocier le talent de l’écrivain — qui n’est pas en cause — de l’engagement de l’individu-écrivain dans la société. Un tel engagement concerne l’individu intégral, et les anarchistes considèrent que l’écrivain ne saurait y échapper.
L’écrivain, ou l’artiste, n’est jamais seulement artiste : c’est ce que rappellera, dans les années 1950, un « groupe de militants » à certains artistes surréalistes qui écrivaient dans Le Libertaire :
« D’autre part, en ce qui concerne les surréalistes, nous ne voulons pas analyser ici la question épineuse de l’engagement de l’artiste mais, si nous sommes prêts à croire que l’artiste s’engage d’abord envers l’art, nous pensons néanmoins que en tant qu’homme il s’engage en des moments déterminés et pour des causes déterminées avec d’autres hommes, que l’artiste qui se passionne pour une révolution, qui y prend part même ne se différencie aucunement en cela de son voisin, ouvrier, paysan, artisan, ingénieur ou professeur » [80].
Il y a, poussé à l’extrême chez ces militants-là — et déjà en germe chez ceux du dix-neuvième siècle — un refus obstiné de dissocier deux « plans » : social et politique d’un côté, et sensible et littéraire d’un autre. Une telle position ne va pas sans soulever des difficultés, et sur le plan théorique, et sur le plan pratique, mais elle fait aussi toute la richesse des réflexions des anarchistes sur l’art, en refusant la division du travail (manuel et intellectuel).
Et le chercheur/critique ?
Avertissement
Je suis consciente qu’en choisissant un tel sujet, je m’expose à maintes critiques — et maints dangers. L’un d’eux est propre au sujet, extrêmement vaste et mouvant. Il est difficile de traiter en détail chaque texte mentionné, et l’analyse risque souvent de demeurer trop superficielle. Mais surtout, l’approche choisie implique une conception particulière de la littérature — non utilitariste, mais, pourrait-on dire, en prise directe avec le monde. Me fera-t-on le reproche de ne pas aimer la littérature pour elle-même ? Pourrait-on accuser Vallès de dilettantisme parce qu’il est des périodes où il a préféré le fusil à la plume ? Il me semble qu’il y a là une attitude qui consiste, en la chargeant d’une mission, à véritablement prendre la littérature au sérieux [81].
Les écrivains anarchistes ont une conception de la littérature par tous et pour tous, qui consiste à lui donner une très grande importance, à ne pas la séparer de la vie [82]. Le va-et-vient incessant entre le vécu et l’écrit, entre l’histoire et la littérature, entre les actions et les idées, est pour moi une façon de souligner que l’écriture n’est jamais neutre. Il n’est pas anodin de mettre en scène des pratiques autoritaires ou de prôner une idéologie fasciste, même avec du talent, et, inversement, on peut faire l’hypothèse que la mise en fiction d’idées anarchistes ne peut que préparer la « révolution des idées » tant souhaitée par Bernard Lazare et ses compagnons [83].
Enfin, je tiens à prévenir les lecteurs que je suis disposée à faire preuve « de la plus sereine partialité », pour reprendre les mots d’Adolphe Retté, en 1894. Léon Deschamps venait de lui confier la critique littéraire dans La Plume, et il précisait :
« D’autre part, je garde en réserve un certain nombre d’idées générales : elles constituent pour moi cette forme de l’illusion universelle qu’on nomme conviction. Nul doute, dès lors, qu’elles ne m’influencent dans mes appréciations d’autrui » [84].
Comme Bernard Lazare (voir sa préface à son recueil de critiques, Figures contemporaines. Ceux d’aujourd’hui, ceux de demain, 1895), je revendique la position de « critique dogmatiste », qui classe et juge les œuvres d’après un canon qu’il a établi, dans une constante polémique — critique qui ne peut se faire « qu’en combattant » [85].
En me définissant comme « militante-chercheuse », pour reprendre (au féminin) les mots de Michel Foucault [86], je me place dans une position inconfortable. Cependant, s’il m’importe avant tout de faire revivre cette littérature en grande partie oubliée, je n’ai pas voulu ici faire son éloge inconditionnel, et n’ai pas manqué, chemin faisant, de dénoncer les faiblesses de certaines œuvres, de pointer leurs contradictions (par exemple lorsque les auteurs prônent la liberté de tous… en maintenant l’asservissement de la femme !).
Notes
[1] Benjamin FONDANE, L’écrivain devant la révolution : discours non prononcé au Congrès international des écrivains de Paris, 1935, Paris, éditions Paris-Méditerranée, 1997, p. 77. [NB : J’ai adopté pour citer les noms d’auteurs la convention typographique suivante : NOM Prénom, lorsqu’il s’agit de l’auteur d’un ouvrage ; Nom Prénom, pour l’auteur d’un article ou d’un collectif. Les références complètes des ouvrages fréquemment cités figurent dans la bibliographie, en fin d’ouvrage. La date mentionnée est celle de l’édition citée. ]
[2] « Mais, par contre, il n’aime guère l’action, la révolution, il n’aime guère mourir sur des barricades — toutes choses qu’il sait ne pas pouvoir faire — bien qu’il en parle souvent et avec quelque redondance » (Benjamin FONDANE, ouv. cité, p. 81).
[3] On pense ici aux mots de Stéphane Mallarmé : « […] dans une société sans stabilité, sans unité, il ne peut se créer d’art stable, d’art définitif » (Réponse à Jules HURET, Enquête sur l’évolution littéraire, rééd. 1984, p. 74), ou encore à la déclaration de Lucien Muhlfeld : « Il n’importe guère sérieusement à l’écrivain que la liberté de son art, la tranquillité à sa besogne » (« Des sympathies anarchistes de quelques littérateurs », L’Endehors, 24 juillet 1892). Dans sa conférence sur « L’art et la société », Charles Albert établit un constat du même ordre : « C’est d’ailleurs une caractéristique de toutes les époques accédant aux révolutions, et de la nôtre en particulier, que les intelligences les plus compréhensives, les natures les plus ardentes, soient impérieusement réclamées par la lutte au détriment de l’art pur et calme », mais pour conclure que l’artiste aspire à une société égalitaire, où lui et ses compagnons pourront jouir de l’art (Charles ALBERT, L’Art et la société, 1896, p. 41).
[4] Ce passage pose problème, car comme le remarque justement Louis Janover dans sa préface au texte de Benjamin Fondane : « Mais pourquoi son art est-il en jeu, sinon parce qu’il est un enjeu, dans quelque société que ce soit » (Louis Janover, « Benjamin Fondane, un devenant parmi nous », Benjamin FONDANE, ouv. cité, p. 39).
[5] Benjamin FONDANE,ouv. cité, p. 82. La phrase se poursuit ainsi : « mais puisqu’il ne lui est guère permis d’être écrivain aux époques troubles et qu’on fait appel à lui en tant qu’homme, il est bien obligé de laisser libre cours à ses exigences éthiques ».
[6] Victor Serge, Lettre à Benjamin Fondane, Orenburg (URSS), 13 juillet 1933 (citée dans Benjamin FONDANE, Le Voyageur n’a pas fini de voyager (1898-1944), textes et documents réunis et présentés par Patrice Beray et Michel Carassou, Paris, Paris-Méditerranée/l’Éther vague-Patrice Thierry, 1996, p. 82).
[7] Louis Janover, dans la préface citée ci-dessus, insiste sur « l’accent humain de chacune des paroles en présence » auxquelles il convient de « promettre le même écho » (Benjamin FONDANE, ouv. cité, p. 46).
[8] Marcel PROUST, à l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, 1988, p. 10.
[9] Qu’on me pardonne d’user quelquefois de l’anachronisme, méthode qui consiste « à aller vers le passé avec des questions du présent pour revenir vers le présent, lesté de ce que l’on a compris du passé » (d’après Nicole Loraux, « Éloge de l’anachronisme en histoire », dans Le Genre humain, no 27, été-automne 1993, p. 28).
[10] Jules VALLÈS, « Ingrats », paru dans Le Réveil, 1er août 1882, reproduit dans Œuvres, Pléiade, II (pp. 809-813).
[11] Art. cité, p. 810.
[12] « Vous dirai-je que si nous n’avions pas tiré avec de vraies balles sur les prétendus défenseurs de l’ordre, de la religion et de la famille, on aurait poursuivi mon livre pour attentat à ces sacro-saintetés. Le trou par où passa notre plomb laissa passer de la liberté, et mon éditeur doit une chandelle à ceux qui ont éclairé la brèche — même avec le rat de cave qui mit le feu à la carcasse pétrolée des Tuileries » (art. cité, p. 811).
[13] Idem, p. 812.
[14] Idem, p. 812.
[15] Idem, p. 812. Un autre écrivain anarchiste totalement oublié aujourd’hui, Georges Leneveu, lui fera écho, quelques années plus tard, en 1899, en faisant dire à un de ses personnages dramatiques — incarnation de l’anarchiste : « Se désintéresser de la vie, c’est, sachez-le, déserter » (Georges LENEVEU, La Sape, 1899, p. 135).
[16] Marius-Ary Leblond est le pseudonyme de Georges Athénas et Aimé Merlo.
[17] Marius-Ary LEBLOND, La Société française sous la Troisième République d’après les romanciers contemporains, 1905, p. XIII.
[18] L’expression « homme de lettres » désigne tout « littérateur », qui n’a pas encore forcément publié d’ouvrage, mais qui collabore à des revues ou des journaux, occupe des fonctions d’appareil dans le monde de la littérature.
[19] Pierre KROPOTKINE, L’Anarchie, sa philosophie, son idéal, 1896, p. 53.
[20] Une œuvre est-elle engagée, politiquement, par ce qu’elle dit, ou bien par la façon dont elle le dit, ou bien encore par les moyens qu’elle se donne pour se faire connaître (le choix de l’éditeur, le public visé, etc. ) ?
[21] « La politique est la science ou l’art de gouverner un État » ; « Le principe de la politique est que les hommes ont délégué leurs pouvoirs à ceux qui les gouvernent » (Encyclopédie anarchiste, entrée « politique »).
[22] Jean Grave, « Bibliographie », dans le supplément littéraire des Temps Nouveaux, 1897, no 46, tome I, p. 720. Dans ses mémoires, Jean Grave dit n’avoir jamais reproduit dans les Temps Nouveaux des « vers purement littéraires » (Jean GRAVE, Quarante ans de propagande anarchiste, 1973, p. 347).
[23] Bernard Lazare, « L’Avenir littéraire », Le Courrier français, 9 octobre 1892 (réponse à un journaliste qui l’interroge à propos des prises de positions des Entretiens politiques et littéraires).
[24] Voir Benoît DENIS, Littérature et engagement de Pascal à Sartre, 2000 : « […] la notion d’engagement apparaît et se développe au moment où, précisément, l’engagement en littérature cesse d’aller de soi et où la “mission sociale” de l’écrivain ne constitue plus une évidence » (p. 12), c’est-à-dire à partir de la seconde moitié du dix-neuvième siècle.
[25] Dans L’Affaire Dreyfus et les écrivains français, en 1932, Cécile Delhorbe en arrive à la conclusion que l’affaire Dreyfus n’a pas véritablement amené de changement chez les écrivains français, qui depuis plus d’un siècle s’intéressaient aux problèmes politiques : « Ainsi l’affaire Dreyfus […] ne joue pas dans la littérature le rôle que je lui avais attribué a priori, elle n’a pas changé les écrivains français » (Cécile DELHORBE, L’Affaire Dreyfus et les écrivains français, 1932, p. 340).
[26] Jean-Paul Sartre, présentation du 1er numéro des Temps Modernes, 1er octobre 1945, p. 5 (repris dans Situations, II, Paris, Gallimard, 1948, pp. 9-30).
[27] Voir Jean-Paul SARTRE, « Les intellectuels », dans Situations, VIII, Paris, Gallimard, 1972, p. 377.
[28] MarcANGENOT, La Critique littéraire au service de la révolution, 1996, p. 12.
[29] Car c’est bien là que réside le « scandale » de l’engagement, dans cet impératif éthique qui s’immisce au cœur de l’intention esthétique, dans ce refus de concevoir l’œuvre littéraire comme une « finalité sans fin ». Il y a chez l’écrivain engagé une « confusion des genres », revendiquée, dans sa volonté de ne pas séparer le politique et le littéraire.
[30] On oppose souvent littérature engagée et littérature militante, comprise comme littérature de parti. Pour Sartre, il ne saurait y avoir de littérature « dégagée » — en revanche, la littérature se doit d’être indépendante de la politique d’un parti, quel qu’il soit. En effet, si l’on peut considérer que tout écrit est politisé, la participation lucide et volontaire de l’écrivain à cette politisation et ses effets sur la création romanesque peuvent faire l’objet d’une étude.
[31] Michel RAGON, Histoire de la littérature prolétarienne de langue française, 1986, p. 145.
[32] Thierry MARICOURT, Histoire de la littérature libertaire en France, 1990.
[33] Sans compter les initiatives venant du milieu libertaire, comme par exemple : Art et anarchie, Actes du colloque Les dix ans de Radio Libertaire, 1993 ; « Lectures cosmopolites », Réfractions (recherches et expressions anarchistes), 1998-1999. Pour un recensement complet des travaux sur art et anarchie, je renvoie à la bibliographie.
[34] « Littérature, Idéologie, Représentations, XVIIIe-XIXe siècles », U. M. R. —C. N. R. S. , Universités Lyon 2, Stendhal Grenoble III, Jean Monnet — Saint-Etienne, E. N. S. lettres et sciences humaines.
[35] Plusieurs thèses ont été soutenues, ces dernières années, sur des écrivains anarchistes, dont deux qui introduisent la notion d’ » anarchisme littéraire » : Valia GRéAU, Darien et l’anarchisme littéraire, Tusson (Charente), Du Lérot, 2002 ; Isabelle SAULQUIN, L’Anarchisme littéraire d’Octave Mirbeau, thèse de troisième cycle dactylographiée, Université de Paris-IV, 1996 (Isabelle Saulquin considère cependant qu’Octave Mirbeau n’est pas anarchiste).
[36] Enfin, il convient de mentionner ici le livre d’Uri Eisenzweig, Fictions de l’anarchisme (2001), qui traite des « représentations » des anarchistes dans la littérature et de la naissance du terrorisme. J’y reviendrai longuement par la suite.
[37] Même dans l’ouvrage pourtant novateur d’Alain Vaillant, Jean-Pierre Bertrand et Philippe Régnier, Histoire de la littérature française du XIXe siècle (1998), qui comporte des « portraits » de Vallès, Mirbeau ou Proudhon, on ne trouve rien sur un mouvement d’ensemble des écrivains anarchistes. Ainsi les auteurs notent-ils que, face à la Commune : « Seuls Rimbaud, Verlaine, Vallès et le vieil Hugo [dans Quatre-Vingt-Treize, 1874] expriment un refus total de l’ordre nouveau et de la terreur […] » (p. 348). Et lorsqu’il s’agit d’illustrer l’influence du mouvement anarchiste, un raccourci étonnant accole les noms d’un penseur, d’un poète et de deux terroristes : « le géographe Élisée Reclus, le poète Laurent Tailhade, Ravachol, Auguste Vaillant » qui agissent « les uns à travers les journaux », « les autres à coup de bombes » (p. 390). Quant au livre, récent, de Benoît Denis, Littérature et engagement de Pascal à Sartre (2000), on regrette qu’il fasse l’impasse sur les écrivains anarchistes, l’auteur allant même jusqu’à prétendre que le XIXe siècle n’a pas produit de théâtre engagé (p. 80-81) ! Et s’il en vient à citer Vallès, c’est comme une figure d’exception qui n’aura de postérité directe que dans un courant mineur de réfractaires…
[38] Je ne parle pas ici de « littérature anarchiste », notion beaucoup plus discutable. En revanche, si le fait de regrouper des auteurs sous la mention « écrivains socialistes » ne semble poser problème à personne, pourquoi n’en serait-il pas ainsi pour les « écrivains anarchistes » ?
[39] Benoît DENIS, ouv. cité, p. 13.
[40] L’expression est employée par exemple par Pascal Durand (« “La destruction fut ma Béatrice”. Mallarmé ou l’implosion poétique », dans « Anarchisme et création littéraire », Revue d’histoire littéraire de la France, no 3, mai-juin 1999).
[41] Je parlerai ici d’anarchisme et non d’anarchie : Sébastien Faure fait ainsi la distinction entre les deux notions dans L’Encyclopédie anarchiste : « “L’anarchie” c’est ce que nous entrevoyons ; “l’Anarchisme”, c’est ce que nous vivons et réalisons pied à pied ; c’est la lutte incessante des militants libertaires contre toutes les institutions qu’ils veulent abattre […] » (p. 72).
[42] Le rôle de la Commune et de sa répression est primordial pour le mouvement anarchiste (et le mouvement ouvrier en général) : c’est en Nouvelle-Calédonie que Louise Michel se déclare anarchiste (voir en particulier : « Comment je suis devenue anarchiste » dans Le Libertaire, 18-25 janvier 1896 : « […] j’en vins rapidement à être convaincue que les honnêtes gens au pouvoir y seront aussi incapables que les malhonnêtes seront nuisibles et qu’il est impossible que jamais la liberté s’allie à un Pouvoir quelconque »).
[43] « Tout commence en mystique et finit en politique » dira Charles Péguy, dénonçant la récupération politicienne de l’Affaire et la dégradation de l’idéal dreyfusiste en opportunisme politique (Charles PÉGUY, Notre jeunesse, dans Œuvres en prose complètes, Pléiade, III, Paris, Gallimard, p. 20).
[44] Le Procès des Trente fait comparaître le 6 août 1894 trente inculpés accusés d’avoir constitué une association de malfaiteurs : parmi eux, aussi bien des théoriciens du mouvement anarchiste comme Jean Grave, Sébastien Faure, Félix Fénéon, que des voleurs comme Ortiz.
[45] Jean MAITRON, Le Mouvement anarchiste en France. . , I, 1992 : « Il importe tout d’abord de distinguer. Est appelée fréquemment anarchisme toute révolte d’une individu contre ce qui l’opprime. Cet “anarchisme” qui, selon nous, n’est ainsi nommé que par abus de terme, est de tous les temps et, au dire de certains libertaires, remonte à la présence de l’homme sur terre. Il est spontané, inconscient, impensé. […] / Il est un autre anarchisme, conscient celui-là — qu’il soit individualiste ou communiste — qui s’exprime essentiellement par l’acte destructeur et par là-même constructeur, le destruam et aedificabo de Proudhon. Il vise à jeter bas tout l’édifice de contrainte sociale pour laisser s’épanouir l’harmonie naturelle qui résultera de la libre association des énergies. Cet anarchisme date de Proudhon en tant que pensée, de la Fédération jurassienne en tant qu’action » (p. 478).
[46] Dans L’Almanach de la question sociale (illustré), revue annuelle du socialisme international (« rédigés par les écrivains les plus autorisés du socialisme et l’élite de la littérature contemporaine »), on trouve aussi bien les textes de Proudhon que ceux de Marx et Engels ; Grave, Kropotkine ou Tolstoï côtoient Millerand, Allemane ou Guesde.
[47] « Je crois fermement que nos idées imprégnées de philosophie anarchique se déteignent [sic] sur nos œuvres et dès lors [sont] antipathiques aux idées courantes », écrit le peintre Camille Pissarro dans une lettre à son fils Lucien, pour expliquer pourquoi il est mal compris et mal accepté par un certain public (Camille PISSARRO, lettre à Lucien du 13 avril 1891, dans Correspondance de Camille Pissarro (1865-1905), tome III : 1891-1894 (lettre no 653), p. 63).
[48] Au sens par exemple où l’entendait Victor Serge : « Une littérature qui poserait les grands problèmes de la vie moderne, s’intéresserait au destin du monde, connaîtrait le travail et les travailleurs, en d’autres termes découvrirait les neuf dixièmes jusqu’à présent ignorés de la société — qui ne se contenterait pas de décrire le monde, mais qui penserait quelquefois à le transformer, bref, serait plus active et non plus passive, ferait appel à toutes les facultés de l’homme, répondrait à tous ses besoins spirituels au lieu de se borner à distraire les riches —, une littérature de cette sorte serait, indépendamment même des intentions de ses créateurs, puissamment révolutionnaire » (Victor SERGE, Littérature et révolution, 1976, p. 19).
[49] C’est encore vrai aujourd’hui où les institutions culturelles font l’éloge de l’art libertaire et prônent la rébellion esthétique, tandis que la moindre manifestation contre l’État est réprimée, parfois dans le sang, par le gouvernement.
[50] Les auteurs signant Marius-Ary Leblond, en 1905, établissent la distinction entre « l’anarchie intellectuelle » (c’est-à-dire les idées développées dans la littérature) et « l’anarchie active » (s’exerçant sur le terrain politique), en soulignant le rapport entre les deux : « Cet anarchisme d’idée est foncièrement le même que celui qui se résout en actes politiques — comment s’est-il condensé en intellectualité ? — et avec la science il peut devenir la plus effective des anarchies, de la façon qu’a montré Camille Mauclair » (Marius-Ary LEBLOND, La Société sous la Troisième République…, 1905, p. 238-239).
[51] Émile de SAINT-AUBAN, L’Idée sociale au théâtre, 1901, p. 44.
[52] Ont été naturellement exclus du corpus des écrivains tels que Stéphane Mallarmé ou Marcel Schwob, dont les opinions politiques ne se rapprochaient en rien de l’anarchisme (Voir volume I, Première partie). La mise à l’écart d’Arthur Rimbaud, plus discutable, s’explique par son absence (physique) de la scène littéraire française dans les années 1880-1900.
[53] Philippe ORIOL, « Des sympathies anarchistes de quelques littérateurs », introduction à Ravachol : un saint nous est né ! (1992), p. 109.
[54] André BRETON, « Position politique de l’art aujourd’hui », dans Position politique du surréalisme, 1991, p. 15 [conférence prononcée le 1er avril 1935 à Prague].
[55] « Dès cette époque [le milieu du dix-neuvième siècle], une littérature “révolutionnaire” peut être celle qui se pose en rupture avec la littérature canonisée, une littérature jugée “novatrice” — “subversive” par emprunt aux luttes sociales et “expérimentale” par analogie avec la recherche scientifique — ou être celle qui s’aligne sur un “mouvement révolutionnaire” en lutte frontale contre la “société bourgeoise” » (Marc ANGENOT, La Critique littéraire au service de la révolution, 1995, p. 155).
[56] Cité par Dick Gevers et Fernand Drijkonongen dans l’introduction à « Anarchia », Avant garde, no 3, 1989, p. 8.
[57] L’Encyclopédie anarchiste, lancée par Sébastien Faure en 1925, et dont seule la première partie prévue est parue (en fascicules) jusqu’en 1937, a été rédigée par une centaine de rédacteurs.
[58] Avant garde, no 3, 1989, p. 9.
[59] Voir en particulier l’opposition entre Hubert Van den Berg (« L’anarchisme pour ou contre la modernité et l’avant-garde ? À propos de L’Esthétique anarchiste d’André Reszler », dans Avant-garde, ouv. cité, p. 122) et Alexander Von Bormann (« Anarchisme et littérature : une littérature anarchiste ? », idem, p. 123). Le premier souligne l’historicité de l’anarchisme et son caractère de mouvement politique. Le second reproche à Walter Fähnders (dont il critique l’ouvrage, Anarchismus und Literatur…, paru en 1987) de ne pas poser le problème d’un anarchisme esthétique et de réduire la portée du problème en l’étudiant sous cet angle : quelle littérature a été écrite par les anarchistes ? La réponse « évidente » étant, selon Alexander Von Bormann : une littérature sans importance. Sans entrer dans la discussion au sujet du livre de Walter Fähnders, je tiens à mentionner que j’ai bien sûr été sensible à cette critique qui pourrait s’appliquer à mon propre travail. Encore faut-il s’accorder sur certaines « évidences », et sur ce que l’on appelle une littérature « sans importance ».
[60] La notion d’avant-garde est propre aux partis marxistes. Sur « avant-garde » et « minorités agissantes », voir Daniel COLSON, Petit Lexique de l’anarchisme…, 2001, p. 188.
[61] Catherine Coquio, « Le soir et l’aube : décadence et anarchisme », « Anarchisme et création littéraire », Revue d’histoire littéraire de la France, no 3, mai-juin 1999 (p. 453-466).
[62] Catherine Coquio, art. cité, p. 454.
[63] En ce qui concerne Céline et sa réputation (injustifiée) d’écrivain libertaire, on peut se référer à l’ouvrage de Michel BOUNAN, L’Art de Céline et son temps, Paris, Allia, 1997, ainsi qu’à l’article d’Yves Pagès, « Fragment d’un discours libertaire », dans Le Magazine littéraire, janvier 1994, sans oublier bien sûr Hanns Erich KAMINSKI, Céline en chemise brune ou le Mal du présent, Paris, Plasma, 1977 [1938].
[64] Les impressionnistes mettent en cause la notion de chef-d’œuvre, de totalité pleine et close sur elle-même (par exemple par la peinture de séries, comme celles de Monet).
[65] Margaret Cohen, « Une reconstruction du champ littéraire. Faire œuvre “du désordre du siècle” », dans Littérature, no 124, décembre 2001.
[66] Margaret Cohen, art. cité, p. 32.
[67] Idem, p. 37.
[68] Jean-Didier Wagneur, « Ratages fin de siècle », Les Ratés de la littérature…, 1999, p. 195.
[69] On pourrait également prendre l’exemple de Zola, souvent considéré comme un auteur démocrate proche du peuple. Or Zola, dans La Débâcle, a prouvé qu’il n’était qu’un écrivain « bourgeois » pour qui le peuple n’avait été qu’un objet d’étude : c’est en particulier la thèse de Paule LEJEUNE, dans « Germinal » : un roman antipeuple (1978) et Le Racisme ouvrier dans « Germinal » (1994). De nombreux anarchistes voient cependant dans Zola l’écrivain révolutionnaire par excellence, comme par exemple Fernand Pelloutier qui va jusqu’à affirmer : « Ses romans sont la paraphrase vivante des ouvrages philosophiques qui ont illustré les Kropotkine, les Reclus et d’autres ! » (« Chronique », 30 octobre 1885, dans La Démocratie de l’ouest, cité dans Fernand PELLOUTIER, L’Art et la révolte, rééd : 2002). Lorsque Zola condamne violemment les attentats anarchistes, Séverine lui rappelle qu’il avait pourtant décrit avec sympathie un personnage proche d’Émile Henry, dans Germinal. Sur les critiques anarchistes de Zola, voir : Madeleine REBÉRIOUX, « Zola et la critique littéraire française socialiste et anarchiste. 1894-1902 » (dans Europe, no 468-469, avril-mai 1968), qui montre bien que c’est surtout à partir de ses derniers romans et de son engagement pour Dreyfus que l’œuvre zolienne va être relue et réévaluée par les critiques d’extrême gauche.
[70] Paul Lafargue (1842-1911), emprisonné à Sainte-Pélagie, écrit à Friedrich Engels le 1er juin 1885 : « Toutes les organisations socialistes et révolutionnaires ont décidé de ne pas assister au convoi de ce plus grand des charlatans, de ce réactionnaire faux-bonhomme. Il n’y a que La Bataille qui s’est distinguée : Lissagaray, hugolâtre idiot, a voulu faire une manifestation ; depuis une semaine il chante, sur tous les tons, les louanges de l’immense génie, qui eut tant d’amour pour les misérables et leurs gros sous ; mais il n’est parvenu à faire partager son enthousiasme à personne, si ce n’est à deux de ses rédacteurs, qui à eux trois ont constitué un comité des déportés et des proscrits de 1871 » (Correspondance Friedrich Engels, Paul et Laura Lafargue, Paris, Éditions sociales, 1956, vol. I, p. 293). Sur « l’événement spectacle » que furent les funérailles de Victor Hugo, voir l’article d’Avner Ben-Hamos, « &NBSP ;Les funérailles de Victor Hugo », dans Les Lieux de mémoires, I, sous la direction de Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1984.
[71] Le 14 juin 1885, La Défense des travailleurs (organe des groupes ouvriers socialistes révolutionnaires de la région du Nord-Est) publie en première page : « Victor Hugo » de Paul Lafargue, qui annonce le pamphlet La Légende de Victor Hugo (paru dans La Revue socialiste en 1891). Je cite l’édition la plus récente (Mille et une nuits, 2002) : « Les organisations sociales révolutionnaires de France et de l’Étranger, qui sont la partie consciente du prolétariat, ne s’étaient pas fait représenter aux obsèques de Victor Hugo » (p. 12).
[72] Idem, p. 14.
[73] Idem, p. 47 et p. 51.
[74] L’Ami du peuple, no 44, 23 mai 1885. On retrouve la même problématique quelques jours plus tard, dans un court article signé Philipp, « Victor Hugo ». Philipp cite le journal La Liberté, qui rappelle un passage des Misérables au sujet des journées de juin 48 : « ce fut la révolte de la populace contre le peuple, le soulèvement de l’ochlocratie contre le démos » (NB : ochlocratie : « gouvernement de la canaille »). Hugo a même écrit en toutes lettres le mot canaille. Et Philipp de conclure : « Nous affirmons nous, qui mettons le culte de la Vérité au-dessus du culte des Arts, quels qu’ils fussent ; / Nous qui mettons l’existence du plus humble de nos frères de souffrance au-dessus du plus artiste des jouisseurs — et surtout quand cet artiste, ce poète, est un fusilleur du peuple ; / Nous affirmons que quiconque exprimerait le moindre hommage, le moindre regret sur la tombe de monsieur Hugo prouverait par là qu’il est l’ennemi de la classe martyre acculée périodiquement à la nécessité de prendre les armes » (Idem, no 48, 27 mai 1885). Les numéros suivants comportent des allusions à ce mot de populace, comme l’article d’un certain Lazare intitulé « Le peuple et la populace » : « Voilà la populace, et nous en sommes » (Idem, no 52, 31 mai 1885). Déjà Joseph Déjacque revendiquait le terme de « vile multitude », lorsqu’il écrivait au sujet des journées de Juin 1848 : « Vous tous enfin, qui êtes opulents d’opprobre, forfaiteurs à qui la fortune sourit, comme sourient les prostituées au seuil des maisons borgnes ; débauchés de la décadence chrétienne, corrupteurs et corrompus, piétinez, piétinez sur la “vile multitude”, salissez-la de votre boue, meurtrissez-la de vos talons, attentez à sa pudeur, à son intelligence, à sa vie ; faites, et faites encore !… » (dans Joseph DÉJACQUE, Á bas les chefs, rééd : 1971, p. 128-129).
[75] Le 28 mai, Lisbonne réattaque avec : « Pas de drapeaux rouges à l’enterrement de Victor Hugo » (Idem, no 49, 28 mai 1885). Les numéros suivants de L’Ami du peuple comportent encore de nombreuses allusions à Hugo, à son attitude pendant la Commune, à sa haine de la « populace », et en juin, un article publié dans la « Tribune libre » (« Victor Hugo et la révolution ») met un point final à la discussion : « Acclamer à la fois Vallès et Hugo, serait une monstrueuse contradiction et presque une trahison envers la Révolution sociale » (E. Lefrançais, idem, no 67, 15 juin 1885).
[76] Idem, no 48, 27 mai 1885.
[77] Les critiques anarchistes se montrent en tout cas bien plus cohérents et logiques qu’un critique communiste comme Jean Fréville, un demi siècle plus tard, dénigrant Victor Hugo à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort (« Notre tâche à nous, communistes, n’est pas de nous appuyer sur Victor Hugo qui appartient à la classe ennemie, ni de le défendre », dans « Victor Hugo, l’homme public », L’Humanité, 14 mai 1935), avant de chanter ses louanges, une fois Hugo devenu l’objet de l’une des premières manifestations du Front populaire (« La révolution vue par Hugo », L’Humanité, 27 mai 1935). La confusion est alors totale entre le domaine politique et le littéraire sans que cette confusion soit explicitée (voir sur ce sujet Jean-Michel Péru, « Position littéraire et prise de position politique : les surréalistes, Aragon et la “littérature prolétarienne” », dans Lire Aragon, 2000, pp. 295-310).
[78] « Victor Hugo est toujours resté en dehors du mouvement qui, en ce siècle, a emporté la philosophie, le socialisme et la littérature vers la rigueur et la précision scientifiques » (Félix Fénéon, « Le fétichisme obligatoire », L’Émancipation sociale de Narbonne, 10 avril 1887, cité dans Félix FéNéON, Œuvres plus que complètes, 1970, t. II, p. 704).
[79] Si l’on regarde du côté d’autres journaux anarchistes, on trouve, quoique de manière moins polémique, la même idée : dans Le Libertaire, encore en 1900, un journaliste qui ne signe pas constate que Hugo était un grand poète lyrique mais que ses conceptions philosophiques sont faibles (Le Libertaire, no 26, 29 avril-5 mai 1900, p. 4).
[80] « Le vrai sens d’une rencontre », Le Libertaire, 11 septembre 1952, cité dans Surréalisme et anarchisme. 1 : « J’en suis encore à me le demander… » : Écrits pour débattre, 1992, p. 18.
[81] C’est le même reproche que l’on a fait à Sartre (ne pas prendre la littérature au sérieux) qui s’en défendait en disant que le reproche le plus logique serait celui de la surestimer : « Si la littérature n’est pas tout, elle ne vaut pas une heure de peine. C’est cela que je veux dire par “engagement”. […] Si chaque phrase écrite ne résonne pas à tous les niveaux de l’homme et de la société, elle ne signifie rien » (Jean-Paul SARTRE, « Les écrivains en personne », Situations, IX, Paris, Gallimard, 1972, p. 15).
[82] C’est aussi ce que je tenterai de faire, dans une démarche qui se rapproche, mutatis mutandis, de celle de Nancy Huston étudiant la littérature pornographique. Refusant de prendre la littérature pour un jeu gratuit sans incidence sur la réalité, Nancy Huston récuse la distinction entre ce qui serait une « bonne » littérature pornographique et une « mauvaise », et pose en principe que toute cette littérature influence la réalité (la thèse de Nancy Huston est que les prostituées et les victimes de viol vivent dans leur chair, dans leur corps les « figures rhétoriques » de la littérature pornographique). Elle souligne le fait qu’un écrit n’est jamais neutre et porte la marque du désir de son auteur et de ses lecteurs (Nancy HUSTON, Mosaïque de la pornographie, Paris, Denoël/Gonthier, 1982).
[83] « Quant à la révolution qu’en cette qualité d’anarchiste je désire et à laquelle je veux travailler, c’est une révolution d’idées et non, entendez-moi bien, une révolution de faits. J’estime qu’il n’est plus suffisant de combattre les modalités de toutes les fictions qui, réunies, forment cet état extérieur à l’individu qu’il opprime, mais qu’il faut combattre les principes mêmes sur lesquels ces fictions reposent… » (Bernard Lazare, cité par Augustin HAMON dans sa Psychologie de l’anarchiste-socialiste…, 1895, p. 255).
[84] Adolphe Retté, La Plume, 15 octobre 1894.
[85] Bernard LAZARE, Figures contemporaines. Ceux d’aujourd’hui, ceux de demain, 1895, p. XI.
[86] Se sont revendiqués comme « militants-chercheurs », à la suite de Michel Foucault, Pierre Bourdieu ou Miguel Benasayag. Pour ce dernier, l’alliance de mots exprime une certaine fidélité au passé : « le passé nous aide à trouver les chemins que nous devons prendre aujourd’hui » (Miguel BENASAYAG et Diego SZTULWARK, Du contre-pouvoir, Paris, La Découverte, 2002, p. 15).