Conclusion générale : Les oubliés de l’histoire littéraire ?
La plupart des écrivains anarchistes de la fin du dix-neuvième siècle sont aujourd’hui bien oubliés. On ne peut se contenter d’expliquer cet oubli par la faiblesse de leur production littéraire. Certes, beaucoup de leurs écrits ont vieilli et nous paraissent difficilement lisibles… mais pas plus que certains romans de Paul Bourget ou de Maurice Barrès ! Il faut chercher ailleurs la raison de leur mise à l’écart des manuels littéraires [1]. Le phénomène de « l’oubli » est révélateur, car il obéit à des mécanismes de réception qui ne sont pas fortuits. L’oubli ne signifie pas nécessairement l’absence de public pour telle ou telle œuvre mais plutôt un processus d’occultation de l’œuvre dans une situation historique de réception donnée.
Aussi pourrait-on dire que, de même que les combattants anarchistes ont été les vaincus de l’Histoire [2], les écrivains anarchistes ont été les oubliés de la littérature – et il ne pouvait en être autrement. Comme d’autres écrivains inassimilables par le système en place, ils sont condamnés à être ignorés ou à voir le sens de leur œuvre transformé, leur engagement politique nié ou passé sous silence. On réduira ainsi Jules Vallès à la figure de l’écrivain de l’enfance malheureuse.
Faut-il s’en plaindre ? Ils n’écrivaient pas pour la postérité. « Surtout, garde-toi bien de réussir », disait Élie Reclus. D’ailleurs, leur mise à l’écart constitue-t-elle vraiment un « échec », et aux yeux de qui ? Comme les proscrits de la Commune que fait parler Lucien Descaves dans Philémon, vieux de la vieille, ils pourraient nous dire : « ce que vous appelez défaite est victoire » [3].
Peut-être doit-on plutôt se réjouir de leur absence des Panthéons littéraires – preuve de la force de leurs refus, du caractère irréductible de leurs œuvres.
Ce n’est donc pas dans un esprit de conservation que j’ai voulu exhumer ici certains textes, ni inspirée par un sentiment d’admiration ou de respect, encore moins en vue de leur redonner une place dans la constitution d’une « culture » libertaire, qui ne saurait qu’être « asphyxiante » [4]. Si j’ai choisi de les faire revivre dans ces pages, c’est que les problèmes qu’ils ont soulevés peuvent encore nous dire quelque chose, à l’aube du vingt-et-unième siècle. Leurs choix, leurs difficultés, leur situation dans le champ littéraire de l’époque, gagnent à être connus et étudiés dans la perspective d’une réflexion sur la place de l’écrivain dans la société ; les questions qu’ils ont formulées sont toujours d’actualité et mériteraient d’être mentionnées dans les polémiques sur la littérature engagée. Ils ont réussi, me semble-t-il, à trouver une forme d’écriture pleinement engagée et non dogmatique, écriture qui est bien souvent reléguée au rang des « utopies », des chimères. Les pages qu’ils ont écrites ont été très vites tournées et les questions par la suite mal posées : c’est justement pour cela qu’ils ont encore des choses à nous apprendre. Comme l’écrit Michael Löwy :
« Par un paradoxe qui est plus apparent que réel, c’est justement parce qu’ils sont des vaincus, des marginaux à contre-courant de leur époque, des romantiques obstinés et des utopistes incurables, que leur œuvre devient de plus en plus actuelle, de plus en plus chargée de sens au fur et à mesure que l’on s’approche de la fin du XXe siècle » [5].
1. « Le vrai sens d’une rencontre »
J’ai voulu montrer dans ce travail qu’il existe, à la fin du dix-neuvième siècle, un ensemble d’écrivains anarchistes, solidaires, écrivant dans les mêmes journaux, se lisant les uns les autres – produisant pourtant des œuvres extrêmement diverses.
Il y a bien eu, dans les années 1880-1900, une rencontre fructueuse entre les théoriciens de l’anarchisme et certains écrivains de l’époque. Le « vrai sens [de cette] rencontre », pour reprendre l’expression qui sera plus tard employée par des militants anarchistes au sujet du surréalisme [6], me semble parfaitement résumé par les critiques de l’époque qui signent Marius-Ary Leblond [7], dans La Société française sous la Troisième République vue par les romanciers contemporains (1905) :
« Pour le fond, les anarchistes forcent les écrivains qui les ont étudiés et critiqués à mieux sonder et à raisonner leur propre individualisme instinctif : leur exemple les met souvent en garde contre les perversions maladives ou brutales dont il est aisément susceptible. D’autre part, ils contraignent les écrivains dogmatiques vraiment attentifs à prendre conscience et à tenir compte des besoins et tendances individualistes d’une partie de l’humanité. En littérature comme en politique, l’exaspération et le parasitisme de leur indépendance a ceci de bon qu’ils préviennent tout gouvernement ou académie qu’il faut laisser place à l’individualisme » [8].
A. « Contre l’infâme capital littéraire »
Le « vrai sens » de la rencontre entre anarchistes et écrivains à la fin du dix-neuvième siècle ne se trouve pas tant dans la question de l’avant-garde littéraire ou de la modernité artistique que dans celle de la responsabilité de l’écrivain, de son rôle dans la vie sociale et politique.
Les écrivains anarchistes luttent contre toutes les institutions oppressives, et donc « contre l’infâme capital littéraire ». L’expression est d’Octave Mirbeau, dans un article des Grimaces paru le 17 décembre 1883. La littérature ne saurait être institutionnalisée ni capitalisée : il y a chez eux l’idée que l’écrivain est redevable à ses contemporains de son œuvre, qu’il n’a donc aucune légitimité à écrire pour lui seul. Cela implique également que l’artiste anarchiste ne peut se contenter d’une posture au-dessus de la mêlée.
« Je conçois l’altruisme aussi du poète, du philosophe, de l’écrivain et de l’artiste. Oui, il ne faut plus "écrire pour soi", il faut écrire pour les autres. Il ne faut pas penser pour sa personnelle satisfaction, il faut penser pour autrui »,
écrivait Bernard Lazare dans un article de L’Événement [9]. On trouve chez les écrivains anarchistes la mention constante de leur responsabilité en tant qu’artistes – c’est-à-dire hommes publics – sans que cela implique une quelconque supériorité.
Si l’écrivain refuse de détenir et de monopoliser un « capital littéraire », son œuvre ne saurait être une marchandise comme une autre. C’est pourquoi les débats autour de la propriété littéraire se posent avec acuité dans les milieux anarchistes, et ce jusqu’au vingtième siècle. Dans un article du Libertaire, en 1900, Lucien Wahl revient sur la « propriété littéraire » et les questions qu’elle soulève. Dans un système basé sur le salariat, dit-il, on aurait tendance à admettre qu’un écrivain puisse vivre de la vente de ses ouvrages. Mais il faut se rappeler qu’un écrivain subit des influences multiples : « celles de son entourage, de ses travaux, de ses lectures, de ses observations ». Sans plume pour écrire ou charbon pour se chauffer, l’écrivain jamais ne produirait une œuvre. « S’il ne jouissait pas de tous les progrès auxquels ont participé ses ancêtres, il ne serait rien, il ne ferait rien par lui-même » [10]. Comme l’écrivait Alexandra David-Neel dans Pour la vie (1898) : « Sans le concours d’une masse d’hommes, la moindre chose ne saurait exister », car :
« c’est ainsi une chaîne sans fin, un cercle qui englobe toute l’humanité, sans qu’il soit possible, cependant, d’évaluer exactement la part de coopération apportée par chaque individualité » [11].
Ainsi en est-il de la littérature… Comment, dès lors, l’œuvre d’art pourrait-elle avoir un prix, et être confisquée par quelques-uns ? L’engagement de l’écrivain, c’est d’abord celui qu’il contracte avec son public – un public qui lui est contemporain, et qu’il souhaite le plus large possible.
Le mot de « responsabilité » revient souvent sous la plume de ces écrivains : ils refusent une littérature « gratuite », et assument d’être jugés d’après leurs œuvres. L’engagement, tel qu’il est compris par les anarchistes, ne vise pas à assujettir l’écrivain à une idéologie ou à un parti. Au sens littéral, il vise à « gager » la littérature sur le réel, afin qu’elle ne perde pas le lien avec le monde dont elle est issue. L’engagement vise à rendre tout son poids à la littérature, à faire qu’elle pèse sur les combats sociaux, qu’un livre redevienne quelque chose qui compte vraiment.
On a là les lignes principales de la littérature engagée telle qu’elle sera définie par Sartre :
« Je dirai qu’un écrivain est engagé lorsqu’il tâche à prendre la conscience la plus lucide, et la plus entière d’être embarqué, c’est-à-dire lorsqu’il fait passer pour lui et pour les autres l’engagement de la spontanéité immédiate au réfléchi » [12].
En luttant contre la théorie de l’art pour l’art, les écrivains libertaires défendaient par avance l’idée de l’impossibilité d’une littérature « dégagée ».
Comme le fera remarquer Édouard Rothen dans L’Encyclopédie anarchiste, ceux qui refusent à l’écrivain le droit de développer une thèse sont souvent ceux-là mêmes qui, de leur côté, développent les thèses les plus réactionnaires. Dans l’entrée « romantisme », il réfute les arguments des romantiques qui « s’enlisèrent dans l’égoïsme social, dans l’amoralisme béat de "l’art pour l’art" dressé contre l’"utilitarisme" par l’artiste superbement indifférent à l’origine de la fortune assurant son "indépendance" et aux calamités publiques ». On dit, écrit encore Rothen, « que l’art étant indifférent à toute morale, à tout utilitarisme, l’artiste doit rester en-dehors des préoccupations sociales, au-dessus des passions politiques et de la lutte des classes ». C’est devenu un lieu commun d’affirmer que les œuvres les plus remarquables sont celles qui ne manifestent aucun esprit de parti. Mais où trouve-t-on de telles œuvres ?
« Or, que voit-on ? Alors qu’on oppose ces arguments à ceux qui montrent un esprit vraiment populaire et favorable à un progrès social, on voit des hommes de régression se livrer à la plus active et à la plus sournoise propagande de mensonge et d’excitation antisociale pour la défense des intérêts privilégiés. L’art ne doit pas être humanitaire, laïque, révolutionnaire, parti de gauche, clament les bons apôtres de l’art pour l’art ; mais ils le font guerrier, clérical, patriotique, réactionnaire, parti de droite, tout en niant la souveraineté de sa fonction sociale ! » [13]
« Ceux qui crient le plus contre le roman à tendances sociales sont ceux qui en usent le plus comme poison social », conclut-il. Quelque cinquante ans auparavant, au lendemain de la Commune de Paris, on trouve déjà chez les écrivains anarchistes l’idée qu’ils ne peuvent rester neutres, et qu’il faut prendre parti [14] – car leurs ennemis, eux, s’engagent. « L’homme qui dit n’avoir pas d’opinions politiques en a une », résume Jules Vallès en une formule qui aurait pu être reprise par Jean-Paul Sartre [15].
Les problématiques soulevées dans les années 1880 et 1890 par les écrivains anarchistes vont désormais être au centre du débat politique et littéraire. Pour nous convaincre de leur actualité, faisons un saut dans l’espace et dans le temps et écoutons la radio britannique des années 1940. George Orwell y donne plusieurs causeries radiophoniques consacrées aux problèmes de la littérature et de ses liens avec le politique.
S’interrogeant sur « la frontière entre l’art et la propagande », Orwell souligne que depuis 1890, « l’idée que la forme est plus importante que le contenu, la théorie de "l’art pour l’art", a eu quasiment force de loi » [16]. Mais l’orientation des critiques (vers l’esthétique ou vers le politique) est fortement conditionnée par le climat social propre à la période. Ainsi, la théorie de l’art pour l’art naît dans un « moment exceptionnel de paix et de sécurité », climat qui permet le détachement intellectuel et le dilettantisme. Mais dans d’autres périodes (par exemple après 1930), « le détachement n’est plus possible ».
« On ne peut prendre un intérêt purement esthétique à une maladie dont on est en train de mourir : on ne peut adopter une attitude impartiale face à un homme qui s’apprête à vous trancher la gorge. Dans un monde où fascisme et socialisme se livraient un combat sans merci, tout individu conscient devait choisir son camp, et ses convictions devaient inévitablement se refléter non seulement dans ses écrits mais aussi dans ses jugements littéraires. La littérature est devenue politique parce que tout autre choix aurait été entaché de malhonnêteté intellectuelle » [17].
Ce qu’Orwell critique, dans les jugements littéraires portés par une certaine gauche de l’époque, ce n’est pas d’insister sur l’importance du contenu par rapport à la forme, mais « d’émettre des jugements apparemment littéraires, à des fins politiques » [18].
Les écrivains anarchistes de la fin du dix-neuvième siècle avaient déjà souligné la nécessité de prendre parti, tout en signalant les risques d’une critique partisane, d’une critique idéologique qui ne dit pas son nom.
B. La littérature engagée : les peurs qu’elle suscite et les espoirs qu’elle fait naître
L’engagement des écrivains libertaires n’est ni l’engagement des symbolistes, qui prenaient soin de tenir leur œuvre à l’écart des problématiques politiques et sociales qu’ils défendaient par ailleurs, ni l’engagement des écrivains communistes qui ont appliqué à la lettre un programme esthétique tracé par Moscou. C’est un engagement total de l’artiste, en tant qu’individu, c’est-à-dire à la fois fondamentalement lié à son temps et fondamentalement libre.
Un tel engagement est toujours d’actualité. Pourtant, la question n’est plus guère posée en ces termes. La littérature engagée a mauvaise presse ; il suffit pour s’en convaincre de relire le discours de réception du prix Nobel de littérature de l’an 2000, Gao Xingjian :
« Ce que l’on appelle engagement de la littérature ou engagement politique de l’écrivain, toutes ces polémiques ont constitué un fléau qui a tourmenté la littérature au cours du siècle écoulé » [19].
La formule est pour le moins rapide, et il faudrait définir les termes. Car Gao Xingjian précise ensuite que : « Chaque fois qu’idéologie et pouvoir ont été liés et sont devenus une force réelle, la littérature et l’individu ont subi un désastre [...] ».
Cette phrase, les écrivains de la fin du dix-neuvième siècle auraient pu la reprendre à leur compte. Parce qu’ils rejettent le pouvoir, ils sont particulièrement conscients des dangers de l’idéologie au service d’un ordre dominant, ou tendant à le devenir. L’engagement ne peut se concevoir sans une réflexion sur les risques du dogmatisme littéraire. Comment, lorsqu’on veut exprimer une conviction, peut-on échapper à l’autorité ? Comment trouver un équilibre (toujours précaire, toujours à redéfinir) entre l’affirmation de l’Idée, l’incitation au combat, et la liberté d’interprétation laissée aux lecteurs ?
Certains écrivains semblent avoir atteint cet équilibre. En 1893, un critique de La Société nouvelle s’intéressant au roman de Georges Eekhoud, La Nouvelle Carthage, insiste sur le fait que l’auteur « n’est pas un dilettante de l’art » : s’il s’intéresse aux personnages de parias et d’en-dehors, c’est parce que ce sont « des êtres qui lui ont paru en communion d’âme avec lui-même ». Dans cette œuvre originale, « sans analogie avec aucun roman », le lyrisme et les attaques politiques se mêlent :
« des pages burinées par une main de pamphlétaire alternent avec des chapitres entiers qui sont des poèmes, des poèmes de la plus noire poésie » [20].
Aurait-on atteint la symbiose entre art et politique ? L’art de Georges Eekhoud illustre en tout cas assez bien une sorte de troisième voie recherchée par les anarchistes entre l’art social et l’art pour l’art, entre le pamphlet politique et la littérature « pure » - comme dirait Jean Grave. Mais qui dit équilibre dit risque d’instabilité : tout est fonction du moment, et de l’individu.
Il s’agit, par la littérature, de donner une « conscience » aux individus : les auteurs anarchistes de la fin du dix-neuvième siècle ouvrent ainsi la voie à une littérature susceptible d’être l’antidote à la manipulation des individus par les pouvoirs établis, l’information et la propagande bourgeoise. L’œuvre de fiction est tout indiquée pour cette tâche : contrairement au traité politique, elle n’assène pas une vérité, mais développe une histoire ; elle ne démontre pas, mais elle démonte.
Les écrivains anarchistes sont critiques – dans les deux sens du terme. Critiques envers le monde, il leur arrive aussi d’être critiques littéraires. Pour Roger Dadoun, l’esprit libertaire est essentiellement un esprit critique, qui doit sans cesse se remettre en question pour ne jamais se cristalliser en dogme [21]. Mais la critique littéraire peut aussi être dite d’esprit libertaire.
Les œuvres de fiction des anarchistes visent à garder intact et permanent l’esprit critique et l’esprit de révolte, qui est esprit de rupture. Ce sont des fictions qui vont contre la ligne droite : la ligne droite d’un parti, d’un système, d’une phrase. Les lecteurs n’ont pas devant eux un chemin tout tracé, mais au contraire, un texte qui leur rappelle constamment qu’il faut se méfier de la rhétorique efficace et forte des littérateurs dogmatiques et des rhéteurs politiques. Ils apprennent à lire entre les lignes, c’est-à-dire à tracer leur propre chemin, à louvoyer entre les mots de l’auteur.
Par la littérature, les lecteurs font l’expérience d’un autre langage, loin du langage instrumentalisé par tous les puissants de ce monde (politiciens, économistes, religieux…). Cette idée d’une autre langue avait été esquissée par Mécislas Golberg dans les premiers numéros de son journal, Sur le trimard. En insistant sur la puissance de l’émotion esthétique comme catalyseur des énergies latentes des sans-travail, Golberg disait la nécessité de créer un nouveau langage pour déconstruire l’ordre établi. Dans les œuvres des anarchistes, le langage de la classe dominante et les valeurs qu’il implique se trouvent mis à distance. La littérature est l’espace où un nouveau langage est possible (à condition que l’écrivain soit réellement libre et indépendant de toute considération liée à la gloire ou à l’argent) - langage retiré du circuit courant des échanges truqués.
C. Une « école littéraire autour de l’anarchie » [22] ?
J’ai voulu ici regrouper les écrivains inspirés par l’anarchisme dans un même corpus. Sans nier pour autant tout ce qui sépare Octave Mirbeau de Jean Grave (par exemple), ou encore Ernest Gégout de Georges Darien, il me semble que leurs œuvres sont traversées par des problèmes similaires. On pourrait ainsi définir les écrivains anarchistes comme une grande famille, ou plutôt une communauté - dans le sens où l’on parle de « familles politiques ».
Il est difficile, sinon impossible, d’esquisser une synthèse sur « la » littérature écrite par les anarchistes entre 1880 et 1900. Ce que l’on peut toutefois dire, c’est que ces écrivains s’éloignent du symbolisme tout autant que du naturalisme [23]. Il me semble que l’on gagne beaucoup à dépasser l’opposition entre réalisme et symbolisme [24] : il y a un préjugé selon lequel le réalisme serait le contraire de la modernité littéraire. Or il existe une façon, au sein même de la pratique réaliste, d’interroger le regard, de questionner les grilles de perception de ce que les lecteurs tiennent pour la réalité.
S’il est un principe stylistique qui soit commun aux écrivains anarchistes, ce pourrait être la « déformation », dans laquelle Mécislas Golberg voyait le principe même de toute création artistique. C’est souvent dans la mesure où elle s’éloigne et se distingue de son modèle que l’œuvre d’art doit constituer « une nouvelle réalité courante établie » [25]. Mécislas Golberg est bien en cela fidèle à Proudhon, pour qui créer revient à joindre, lier : « l’activité artistique montre le réel traversé, modifié, transfiguré par l’idéal sans quitter le monde pour l’allégorie mystifiante ni s’enfermer dans le trivial prosaïque de la division », écrit Robert Damien [26].
On voit en quoi ces écrivains sont loin de l’optique qui sera celle des écrivains communistes des années 1930. Leur refus de se plier aux règles d’une école, d’obéir à un dogme esthétique les préserve de toute restriction en matière littéraire. Leur méfiance envers les représentations les éloigne d’un réalisme compris au sens étroit. À une littérature de la représentation, ils préfèrent une littérature centrée autour de l’expression. Comme l’écrit Daniel Colson :
« Dans la pratique libertaire, signes, symboles, discours et théories sont l’expression directe des forces qui les produisent. Ils n’ont ni à jouer un rôle "d’intermédiaire", ni à prétendre parler au nom d’autres forces dont ils se distingueraient.Ils peuvent parler pour eux-mêmes (en particulier dans l’art, la philosophie et la science), mais comme forces propres, autonomes, sans jamais prétendre se substituer à qui ou quoi que ce soit d’autres qu’eux-mêmes » [27].
Certes, certaines œuvres ne sont pas exemptes de faiblesses : l’invraisemblance de certains discours trop visiblement destinés à instruire les lecteurs, l’utilisation de « ficelles » dramatiques ou romanesques… les font parfois ranger dans la littérature traditionnelle, bien loin des innovations esthétiques telles qu’en voient les années 1880-1900, années durant lesquelles Mallarmé développe ses conceptions sur le langage. Mais les projets des anarchistes sont bien à l’opposé de ce que semble être le projet de Mallarmé : la vie ne commence ni ne finit dans le Livre. Leur apport principal est d’avoir, contre les partisans de l’art pour l’art, rétabli un pont entre l’écriture et « la vie » : c’est le terme qui apparaît le plus souvent dès que l’on parle de littérature et d’anarchisme (voir par exemple en annexe les extraits de L’Encyclopédie anarchiste). La vie n’est pas à prendre ici en son sens biologique, mais comme synonyme de « force », d’« affirmation ». La « vie » entendue par les anarchistes se réfère à la situation immédiate, vécue par l’individu – elle est fugitive et insaisissable [28].
Pour autant, on ne saurait parler d’une école littéraire anarchiste [29], on ne saurait tracer les grandes lignes d’une littérature anarchiste. Tout au plus peut-on, de façon plus légitime, parler de « culture anarchiste ». Mais comment définir cette culture ? C’est autour de cette question que se sont réunis plusieurs chercheurs à Grenoble, en mars 1996 [30].
Les participants à ce colloque prennent le mot culture au sens large : non seulement la production d’œuvres culturelles, mais un ensemble de comportements et d’attitudes novateurs, moteurs du changement social. Et dans ce sens, la culture libertaire existe, selon Alain Pessin : c’est un ensemble d’élaborations mentales, de recherches transmises d’homme à homme, une tradition d’œuvres, de pensées, de pratiques novatrices, constituant un réservoir de modèles d’expérimentation de la liberté. Cette culture porterait-elle une virtualité authentiquement subversive ? Alain Pessin y répond en trois points : à certaines époques, les libertaires ont considéré leurs propres pratiques littéraires comme subversives, car faire effraction dans le monde clos de la littérature sans être un lettré qualifié était une démarche révolutionnaire en soi. Les avant-gardes se sont trouvées dans la nécessité de puiser à la source de la rupture libertaire, vue comme un modèle culturel de subversion. De manière plus superficielle, l’imagerie anarchiste sera momentanément endossée par des mouvements littéraires (par exemple le symbolisme) aux fins de servir leur souci de pénétration du milieu ou du champ littéraire établi. La commune « rêverie anarchiste » dont parle Alain Pessin [31] reste une sensibilité révoltée, mais ne devient pas une culture ni ne se transmet, contrairement à l’idéologie.
Cette rêverie anarchiste prend cependant des formes différentes selon les époques et les individus qui s’en saisissent : il est dès lors possible de faire l’histoire de ces différentes incarnations. S’il n’y a donc pas de littérature anarchiste, il y a une histoire des écrivains anarchistes, de leurs œuvres et de leurs réalisations. Il convient à ce propos de rappeler le rôle joué par les militants dans la diffusion de la « rêverie anarchiste », et dans la production et la diffusion de ces textes. Madeleine Rebérioux a bien montré [32] comment les militants, confrontés à la pauvreté de la production littéraire de l’époque, ont participé à la diffusion d’une autre culture. L’affaire Dreyfus a donné une dimension politique à cette prise de conscience, qui était déjà le fait de groupes anarchistes ou anarchisants.
S’il n’y a donc pas de « littérature anarchiste » parce que l’anarchisme n’est pas une école, il y a bien, en revanche, des pratiques anarchistes, qui transparaissent dans certaines expériences d’écriture : Louise Michel ou Charles Malato se livrant au roman-feuilleton, roman populaire par excellence ; les chansonniers faisant revivre la Commune ou chantant en faveur des grévistes ; Octave Mirbeau ou Lucien Descaves critiquant sans cesse les institutions pour démonter la logique du système ; Zo d’Axa ou Mécislas Golberg cherchant à trouver d’autres pratiques d’écriture donnant une grande place à l’ironie, etc.
Comme l’écrit Thierry Maricourt dans l’introduction de son Histoire de la littérature libertaire en France :
« Il serait malvenu de parler d’une "esthétique de la littérature libertaire", qui serait identifiée et uniforme, si n’apparaissait, parallèlement à cette apparente désunion, une pensée commune à tous les auteurs, et si cette pensée n’imprimait sa marque sur l’œuvre de chacun d’entre eux » [33].
C’est ainsi que l’on peut inscrire les écrivains anarchistes de la fin du dix-neuvième siècle dans une histoire, leur donner leur place dans une longue filiation. Ils ont des précurseurs : Ernest Cœurderoy ou Joseph Déjacque. Ils ont aussi des héritiers : aujourd’hui, des écrivains militants tels que Thierry Maricourt (en France) ou Francis Dupuis-Déri (au Québec) continuent de réfléchir sur les notions de littérature prolétarienne ou littérature engagée, tout en écrivant (des pamphlets, des essais, des œuvres de fiction).
La littérature écrite par les anarchistes n’est pas donnée une fois pour toute. C’est un corpus en mouvement, difficile à cerner, fait d’échanges constants, où se côtoient réussites et échecs… Elle est toujours à recommencer, toujours à construire – comme la démocratie, d’une certaine façon (encore faut-il s’entendre sur les mots).
Caroline GRANIER
"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.
Suite : 2. La littérature des anarchistes, une littérature démocratique ?
[1] « L’histoire littéraire reste toujours écrite du point de vue des autorités. Au lieu de reconstruire un "mouvement littéraire", mouvement souvent brownien, qui, scientifiquement, est le point de vue le plus riche, elle passe une sorte de compromis historique avec les vainqueurs, quitte bien sûr à prendre en otage un pourcentage de personnages atypiques pour désarmer à l’avance toute critique » (Jean-Didier Wagneur, « Ratages fin de siècle », Les Ratés de la littérature…, 1999, p. 198).
[2] D’après l’expression que Michaël Löwy emploie au sujet de la génération d’intellectuels de la fin du dix-neuvième siècle qui puisent aux sources allemandes (le romantisme) et juives (le messianisme), génération de rêveurs et d’utopistes (voir : Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe central : une étude d’affinité élective, 1988).
[3] Lucien DESCAVES, Philémon, vieux de la vieille, 1913, p. 283 (« Les vaincus de la vie sont ceux d’entre nous qui se cachent aujourd’hui dans un emploi, des fonctions, des honneurs..., acquis au préjudice de leur foi, de leur dignité, de leur idéal »).
[4] Voir Jean DUBUFFET, Asphyxiante culture, 1968.
[5] Michaël LÖWY, Rédemption et utopie…, 1988, p. 8.
[6] « Le vrai sens d’une rencontre », Le Libertaire, 11 septembre 1952.
[7] Critiques pourtant peu suspects de connivences anarchistes : leurs sympathies vont manifestement aux socialistes.
[8] Marius-Ary LEBLOND, La Société française sous la Troisième République…, 1905, p. 242.
[9] Bernard Lazare, « La Mort du mandarin », L’Evénement, 4 août 1893.
[10] Lucien Wahl, « Propriété littéraire », Le Libertaire, 18-25 mars 1900.
[11] « Pour la vie », Alexandra DAVID-NEEL, Féministe et libertaire, 2003, p. 25.
[12] Jean-Paul SARTRE, Qu’est-ce que la littérature ?, 1989, p. 84.
[13] Édouard Rothen, « Romantisme », L’Encyclopédie anarchiste, 1934, p. 2458.
[14] « [...] le devoir de l’écrivain est de prendre parti contre toutes les injustices, d’où qu’elles viennent » (Jean-Paul SARTRE, Qu’est-ce que la littérature ?, 1989, p. 283).
[15] Jules Vallès, « Ingrats ! », Le Réveil, 1er août 1882, reproduit dans Œuvres, Pléiade, II, p. 812. Sur les liens entre Vallès et Sartre, voir : Walter Redfern, « Plus marrant que Sartre : Vallès et la littérature engagée/dégagée », Les Amis de Jules Vallès, n° 16, juin 1993.
[16] George ORWELL, Essais, articles, lettres, édition établie par Sonia Orwell et Ian Angus, traduit de l’anglais par Anne Krief, Michel Pétris et Jaime Semprun, Paris, Ivréa/L’Encyclopédie des nuisances, 1996, vol. III (1940-1943), p. 159 [paru dans Listener, 29 mai 1941].
[17] Idem, p. 161 [Listener, 29 mai 1941].
[18] « La littérature et la gauche », idem, p. 366 [Tribune, 4 juin 1943].
[19] « Le discours de Gao Xingjian, Prix Nobel de littérature », dans Le Monde, 9 décembre 2000.
[20] La Société nouvelle, novembre 1893, p. 656-659.
[21] Pour Roger Dadoun, écrivain contemporain (auteur, entre autres, de La Psychanalyse politique, Paris, P.U.F., 1995), il n’y a de critique littéraire que libertaire : la réciproque étant que le développement de l’esprit libertaire passe par un travail systématique, constant, pointilleux, de critique littéraire, cette expression étant conçue dans un sens très large pour désigner le travail d’analyse des textes, des images et des formes » (Roger Dadoun, « Pour une critique lit.lib. », Réfractions, n° 1, http://refractions.plusloin.org/ textes/refractions1).
[22] L’expression est employée par André Picard, « Les littérateurs et l’anarchie, Notre enquête », Le Gaulois, 25 février 1894.
[23] « La critique contemporaine place habituellement le symbolisme et le naturalisme aux pôles extrêmes de l’éventail des genres littéraires. [...] Mais ces différences ne peuvent faire oublier ce qui les rapproche. En cherchant à s’écarter des valeurs bourgeoises, tous ces artistes sont conduits à insister sur leur propre apport, en soulignant les marques de style ("écriture artiste" pour les uns, effets formels chez d’autres) [...] » (Lecture de Paul Aron, dans Georges EEKHOUD, Voyous de velours ou l’autre vue, 1991, p. 176).
[24] Au sujet des liens entre la représentation et l’idéologie, il faudrait ici revenir sur l’ouvrage de Charles Grivel, Production de l’intérêt romanesque (1973) et de la critique qu’en fait Susan Rubin Suleiman. Elle dénonce (p. 282-283) un raisonnement circulaire chez Grivel, qui part de l’idée que le roman est par son essence un instrument de domination bourgeoise. Grivel reprend les positions du groupe Tel Quel dans les années 1970 : le roman, instrument autoritaire de classe et pratique idéologique bourgeoise, devait être dénoncé au nom du « texte », fait de « pratiques signifiantes dont la série plurielle reste sans origine ni fin » (Kristeva). L’argument est fondé sur une proposition non prouvée, à savoir que le vraisemblable et la représentation, pierres angulaires du roman, sont en tant que tels « réactionnaires ». C’est établir un lien nécessaire entre une certaine forme de langage et une idéologie répressive. Or, comme l’écrit Frederic Jameson (qui fait remarquer que l’opposition entre textes « réalistes » et textes « modernes », est elle-même idéologique) : « rien n’est plus idéaliste que la notion qu’une certaine forme de pensée (la représentationalité, par exemple, ou la croyance en le sujet ou en le référent) est toujours et en toute circonstance "bourgeoise" et idéologique, car une telle position [...] tend précisément à isoler la forme de pensée (un son équivalent, la forme du discours) du seul contexte pratique où ses résultats peuvent être mesurés » (Frederic Jameson, « The Ideology of The Texte », in Salmagundi, n° 31-32, 1975-1976, p. 240, cité par Susan SULEIMAN, ouv. cité, p. 283).
[25] Mécislas GOLBERG, Lettre à Alexis [1904], 1992, p. 27.
[26] René Damien, « Proudhon et la philosophie de l’art », Proudhon, Anarchisme, art et société, 2001, p. 8.
[27] Daniel COLSON, Petit lexique philosophique de l’anarchisme…, 2001, p. 117.
[28] La vie, c’est ce que Bakounine oppose à la science : « La réalité vivante lui échappe [à la science], et ne se donne qu’à la vie, qui, étant elle-même fugitive et passagère, peut saisir et saisit en effet toujours tout ce qui vit, c’est-à-dire tout ce qui passe ou ce qui fuit » (Michel BAKOUNINE, Considérations philosophiques sur le fantôme divin, sur le monde réel et sur l’homme, cité par Daniel COLSON, Petit lexique philosophique de l’anarchisme…, 2001, p. 347).
[29] Il n’y a pas, en effet, de « traits anarchisants » que l’on retrouverait dans les œuvres des écrivains anarchistes, pas de procédés littéraires qui pourraient être taxés d’« anarchistes ».
[30] La Culture libertaire, 1997.
[31] Alain PESSIN, La Rêverie anarchiste, 1982.
[32] Madeleine Rebérioux, « Culture et militantisme », Le Mouvement social, avril-juin 1975, p. 5.
[33] Thierry MARICOURT, Histoire de la littérature libertaire…, 1990, p. 15.