Petite musique de l’âme

SCHÉRER, René. Y a-t-il une langue de l’utopie ?

utopielangueFOURIER, Charles (1772-1837)GIRAUD, DidierSCHÉRER, René (1922 - ....).- Philosophe.

En lisant cette question, les vers de l’invitation au voyage me sont immédiatement venus à l’esprit :
"Tout y parlerait
à l’âme en secret
sa douce langue natale" .
Langue. La voilà bien, cette langue qui ne se prend pas au piège de la linguistique, des subtiles distinctions entre langue et langage, langue et parole. S’il y a une langue, n’est-ce pas celle qui parle à l’âme, vient de I’àme et l’exprime ?
Moins en utilisant des mots que des choses, des rapports aux choses, des sensations ou des sentiments, des passions. Différente de la langue de communication courante, donc, au même titre que la langue poétique, par un glissement hors des rails des significations admises, des idées reçues, des stratifications en tous genres, à commencer par la langue de bois de la bureaucratie et du politique. Elle ne possède ni de code spéclal ni de règles. Elle se signale plutôt par un style, un ton.
Que nous apporte cette langue ? Le plus lointain comme, en même temps, le plus proche, le plus intime, le plus secret.
Lointain ? Elle parle d’un ailleurs, du voyage : elle ouvre le champ de la rêverie. N’étant pas requise de donner à ses descriptions une référence dans la réalité, en suivant les voies étroites et tortueuses de l’explication causale, des enchainements précis de causes et d’effets, des géographies attestables, elle peut se porter d’emblée sur une autre terre, un Nouveau monde, qu’il soit industriel ou amoureux. Libre à elle, dans cet envol souverain, de se construire un lieu et de l’organiser selon une logique propre, en estompant ou effaçant ce qui, dans la langue de communication dans la prose de l’actualité, relèverait de l’incompatible ou de l’incompossible : « Là tout n’est qu’ordre et beauté / Luxe calme et volupté ».

Intime et secret ? Mais cet ailleurs est un Ici, un maintenant. La langue de l’utopie décortique et décante parce qu’elle déltvre, sous les mots, sous le vêtement épais des ldéologies qui toujours sont langues de pouvoir, la réaiité étouffée, nue ; qu’elle gratte sous le sédiment des significations jusqu’au sol solide d’un autre sens : l’originel, le natal.
Tout Fourier est dans ce décapage. Qu’il s’agisse, recourant à la fonction critique de la langue, de démystifier la rhétorique des institutions : le marlage comme prostitution légale, la Bourse comme friponnerie (« les sucres ont fléchi » ou « ont une belle tenue », « les cours s’envolent », ce langage sublime ne veut dire que : les coquins s’en mettent plein les poches).
Ou bien qu’il s’agisse de faire parier, sous tout discours, qui ne traduit que le réel dominant, la seule langue véridique qui est celle des passions, ce réel caché.
Barthes, dans un beau texte, relie la langue utopique de Fourier à sa capacité de dire, à la manière des poètes baroques du 17ème siècle, des « impossibilla" - ou inconvenances grammaticales, et de forger des néologismes pour cela : en regard des fées et des bonnes, les fés et les bonins. Certes, ce n’est pas là toute la langue de l’utopie fouriériste, ni le propre de toute utopie. Il faut noter, en tout cas, que ce transport dans l’impossible linguistique n’est pas une fuite dans l’irréel, mais bien plutôt instrument de révélation d’un désir qui n’avail pas encore trouvé à se nommer : en l’occurrence, la mise à égalité, dans le service passionnel, de l’homme et de la femme.
En dira-t-on autant de nos triturations actuelles de la grammaire qui viennent d’imposer « la ministre », « la juge », et coeterae ? En un sens, il est réjouissant de sentir, dans ces métamorphoses féministes, souffler un certain esprit d’utopie. Il est seulement dommage qu’il ait commencé à trouver son terrain d’élection dans l’expérience du pouvoir, et se manifeste au service d’un redoublement d’oppression. A ces néologismes-là on préférera, certes, les angesses, les faquiresses ou les petites sacripanes de Fourier qui ouvrent les portes de l’amour et de la liberté, non celles des tribunaux et des prisons.
La langue de l’utopie, cette petite musique en sourdine, si elle ne possède pas de code, se reconnaît à un signe : elle allège là où toute autre appesantit.