SCHÉRER, René. La Composition du charme

DELEUZE, GillesMARX, Karl (1818-1883)FOURIER, Charles (1772-1837)SCHÉRER, René (1922 - ....).- Philosophe.

"La composition du charme et sa séduction sont loin d’être des leurres"

En 1979, Jean Baudrillard a attiré notre attention sur une notion ,qualité ou valeur presque effacée, en tout cas occultée, à cette époque, par les grands thèmes, les « idoles » de « la libération sexuelle » : la séduction que recouvraient les grandes forces libérées ou prétendues telles d’un discours majoritaire : sexe, désir, production.
A cet ordre massif, il substitue l’ordre , ou désordre, plus subtil, interstitiel, de la séduction.
Celle-ci ne relève pas de « réalités substantielles », mais non plus de ces formes plus « moléculaires » qu’affectionne la pensée deleuzo-guattarienne en opposition avec le« molaire ».
C’est qu’elle n’appartient pas à l’ordre de la Nature, de quelque façon qu’on la pense ; elle est de celui de l’artifice. Son domaine est le simulacre, au sens de simulation, de parure, dans sa fonction de dissimulation et de voile. Mais un voile sous lequel il n’y a pas à chercher, qu’il est inutile de vouloir soulever, car il ne cache rien. La séduction se suffit à elle-même dans son néant d’être. Elle n’est soutenue, portée par rien . Pas même – surtout pas, selon la leçon de Baudrillard- par « le désir ».
Au fond de la séduction, le Rien, la philosophie d’un nihilisme pur, la révélation du « peu de réalité » chère au surréalisme et à Jacques Lacan ; bien plus, celle du Rien substitué à ce « Réel » tant prisé (« le peu de réalité »).

C’est pourquoi elle convient si bien à une critique radicale du « moderne », au sens littéral, celui de la « mode » :
 pour s’opposer à la prolifération des « libérations » débouchant, en fait, sur le néant, puisque elle-même, la libération prétendue, ne s’alimente que de l’interdit, du dissimulé, du secret ;
  pour caractériser un monde qui, ayant promu au premier plan la « simulation », en tant que déréalisation généralisée, pratique une séduction « molle » qui a fait disparaître toute autre valeur, tout autre attrait .
 
Paradoxalement, par avance, l’analyse de Baudrillard justifie à sa manière en l’illustrant, ce qu’en 1985 Deleuze écrira dans L’image-temps ( Cinéma 2) : « le fait moderne est que nous ne croyons plus au monde », ni à la vie, ni à la mort, ni à l’amour, y ayant substitué un univers de simulations. A cette différence près qu’alors que Baudrillard adhère à ce nihilisme, Deleuze ne le mentionne que pour indiquer comment y échapper.

* * *

Ce pourra être là, pour moi, le point de départ, non d’une polémique, mais d’une interrogation : qu’en est-il de cette déréalisation annoncée, de cette perte de croyance au monde ? Faut-il s’en satisfaire, tenter de vivre avec, ou, au contraire, à partir d’elle, questionner la vie, et de quelle manière ?
Jean Baudrillard opposait la séduction à la « production », y compris – essentiellement- à la production dite « désirante » mise en avant par les auteurs de L’anti-Œdipe.
Mon propre « pari », le renversement qu’aujourd’hui je propose, est de penser ensemble la séduction et le désir, le désir conçu, non comme simple manque, mais en tant que productif au sens deleuzien. La séduction avec le désir, à condition qu’on ne la loge pas au creux de son défaut, mais que l’on y détecte un surcroît, un supplément. En la pensant comme ce qui s’ajoute à lui, non ce qui le remplace pour l’entraîner à sa suite dans le néant. Comme une « surabondance d’être » au sens plotinien.
Ce qui implique, simultanément, l’opposition pure et simple entre le substantialisme de réalités « massives » attribuées ou attribuables à l’ordre du désir et le « rien » subtil du simulacre, simulation ou leurre, de l’ordre de la séduction.
Non ! Si la séduction se trouve « quelque part » (une topique de la séduction ?), ce serait plutôt dans « l’entre », entre-deux ou plusieurs, d’une multiplicité, bref, dans l’intervalle. Elle ne se laisse pas immobiliser dans un lieu stable, mais ne brille que par instants ; elle n’est pas une « grandeur extensive » occupant un espace délimitable, mesurable, mais une « grandeur intensive » qui ne se manifeste, ne brille ou éclate que par instants. Instants intenses, et, à coup sûr, d’artifice , comme le feu du même nom – encore que pouvant être aussi une petite musique de nuit. Artifice au sens où elle ne se contente pas du simplement naturel – cette « simple nature » sur laquelle Charles Fourier aimait à ironiser lorsqu’elle ne signifie que la pauvreté passionnelle – mais en tant qu’elle joue de la complexité du rapport à autrui, des jeux de miroir, reflets, illusions.
Oui ! Illusion, que Fourier pour sa part considérait comme un des facteurs principaux du charme et de sa composition , au titre « d’illusion créée » ( Cf. Le charme composé, publié par Simone Debout, Fata Morgana , 1976).
Ainsi comprise , supplémentant le flux du désir, la séduction, loin de s’ouvrir sur un manque, laisse entrevoir un abîme, un sans-fond, un infini. A l’immobilisme d’une signification, il convient alors de substituer le sens d’un mouvement. Elle est, quoi que ce soit qu’elle affecte, scintillement, frémissement, au ras du corps, comme à celui du langage, du mot.

* * *

Intervenant à titre de supplément, la séduction peut être comparée et même identifiée à la « grâce ». Schiller lui a consacré des analyses classiques et sublimes dans son écrit Anmut und Würde ( Grâce et dignité). On lui reprochera seulement de la relier abusivement à une spiritualité qui la désincarne un peu trop et à une philosophie personnaliste dont elle peut fort bien faire l’économie. En effet, elle ne dépend pas de « la personne », avec tout ce que celle-ci comporte de construction synthétique et « sédentarisante », mais elle est, au contraire, liée au surgissement de « singularités » impersonnelles ou pré-personnelles et vivantes, bougeantes, « nomades » ainsi que Gilles Deleuze les a désignées dans sa Logique du sens ( 1969).
Selon Fourier, en son langage, cette fois, elle multiplie les attractions passionnelles en les composant ; je viens de le dire, en multipliant ce qui n’est du domaine que de la « simple nature » ( songeons à la nudité « naturelle » du corps) par les artifices de l’ornement et aussi des gestes « séducteurs » qu’enseigne la coutume et l’usage – voire les traditions ancestrales d’une ethnie. Et elle compose aussi avec tout ce qui entoure l’individu, le lieu, le plaisir des sens ouverts sur le dehors : attraits d’un concert, d’un bal, d’un jeu, d’une simple conversation, etc. Elle convoque toutes les ressources humaines individuelles ou collectives ; elle augmente, chaque fois qu’elle se manifeste, la puissance d’être et d’agir.
Ce langage est spinoziste comme il est aussi nietzschéen. C’est la manière qu’a la séduction d’échapper au nihilisme, cette voie de la puissance, de la composition passionnelle, cette convocation des flux de désir qui, par son entremise, larguent leurs amarres Ils dérivent librement, « décodés », « déterritorialisés » (songeons au vocabulaire de L’anti-Œdipe)

Ils créent, composent, autour d’un individu, d’une personne qui n’est plus un lieu clos, un point de fixation sédentaire, une atmosphère, un milieu qui se dote alors d’une subjectivité propre. La séduction fait tout bouger, change tout autour d’elle. Elle est créatrice d’univers. C’est sa manière à elle d’être productrice. Au lieu de déboucher sur le vide, elle opère un enchantement.
Parlons un instant allemand : passons de la Verführung au Zauber. Le premier mot a des connotations souvent péjoratives, négatives, impliquant errements ou détournement ; le second est celui de la magie ( de la « Montagne magique » célébrée par Thomas Mann ou de la « Flûte enchantée » ). On passe ainsi du Rien au Tout de la création, à une composition à l’écart de choix abusivement binaires, exclusifs. La multiplicité séductrice et créatrice combine, compose, invente des « blocs » encore inconnus, inouïs ou inattendus, d’espace-temps.

* * *

En effet, séduire ou charmer, c’est tout d’abord créer de ces « blocs » faits de temps et d’espace en lesquels se transporte et se transpose , en quelque sorte, la trivialité du monde commun ( au double sens de ce mot qui porte sur une entente, tout comme sur une banalité). C’est ce que fait éminemment l’œuvre d’art. Il s’agit, en elle, de déranger l’ordre commun des choses, de déranger ses arrangements ou « clichés » convenus, les significations dites naturelles, et, par la vertu de cette opération créatrice et séductrice ( ou attractive), de les charger d’affects. Fourier, dans ses descriptions d’Harmonie – qui sont esthétiques tout autant qu’utilitaires-, recommande de passer du « mode simple » au « mode composé » seul conforme au déploiement de l’éventail passionnel intégral. Un accroissement de puissance de vivre et d’agir, dû au charme composé que l’on pourrait également qualifier de « devenir ».
Le devenir préside au charme, source de vie, de même que le style initie l’écriture littéraire, musicale, picturale ; il est sa source créative.

* * *

Le charme, la séduction, si l’on tente de définir leur « essence » sont inclassables. Ce sont plutôt des « événements ». Ils « arrivent », tombent sur le sujet, le « suppôt » qu’ils affectent. Plutôt des environnements, des atmosphères, une aura au sens que lui donnait Walter Benjamin. Ou alors, ce « presque rien », ce « je ne sais quoi » que Wladimir Jankélévitch a rendus célèbres ; en particulier à propos de la musique. Mais le musical ne leur est-il pas spécialement approprié ? Fourier aussi, parlant de la composition du charme, la règle sur des accords musicaux, leurs modes et leurs degrés
« Un je ne sais quel charme.. ». Un charme est toujours précédé du « je ne sais » ; non pas par ignorance, mais parce que cette incertitude appartient à sa production ou à son apparition. Il n’entre pas, je viens de le dire, dans des significations strictement définies, mais il compose et fait émerger des formes dont il conserve ou préserve l’ambiguïté, le trouble. C’est qu’il répugne à toute exclusion et pratique l’inclusion, des opposés mêmes. Sa préférence, son domaine, c’est l’oxymore. Attirant, repoussant, ami, ennemi. Lorsqu’il combine, il inclut tout en gardant disjoints les éléments de la composition, en leur évitant la bouillie verbale et sémantique de l’indistinction. Sans mépriser certains heurts qui éveillent ou réveillent, surprennent, ébranlent les routines verbales ou autres par un coup d’éclat.
Le charme composé, la séduction, sont toujours, en quelque manière, « l’obscure clarté » qui ne requiert jamais de logique ni de séparation parfaites, trop « géométriques », dans l’acception classique du mot. De son côté est « l’esprit de finesse » pascalien.

* * *

Allons plus loin et osons lui accorder , avec la séduction érotique – mais toute séduction ne l’est-elle pas tant soit peu ? – une « innocence perverse ». Le mot, je crois, est de Pasolini Il se décline surtout chez lui au masculin, concernant la jeunesse ou l’enfance des garçons N’est-ce pas pourtant aussi la marque de ce qui, en tout masculin, est indice du féminin. Le « devenir-femme » de Deleuze qui initie toute écriture, partant, toute création.
Mais Baudrillard également ne fait-il pas échapper la séduction au nihilisme, ne la tire-t-il pas du « trou noir » d’un Rien négateur, lorsqu’il la loge principalement – ou principiellement, pour mieux dire,avec ce néologisme- dans le féminin Lorsqu’il entreprend de définir ce charme autrement indicible, indéterminable, à partir d’exemples empruntés à la séduction féminine ?
Faudra-t-il oser, en ce cas, autour du féminin, concilier les adversaires, absorber l’antagonisme, associer Baudrillard avec Deleuze ? Je verrais volontiers dans le concept de devenir, si présent dans Mille plateaux, une sorte de méthode de résolution ou d’issue au nihilisme dirimant, lorsqu’il est question de simulacre : devenir – femme, enfant, animal, plante, minéral, imperceptible, ne sont-ce pas des modes de résolution au dilemme de l’« être ou ne pas être », des manières de répondre affirmativement à l’invincibilité de certaines attractions ?
Qu’est-ce que le devenir en tant qu’appel, que séduction et attraction ? Sinon la composition d’un charme qui est mouvement et complication. Charme signifiant ici attirance, entraînement, ainsi que l’entraînement de la troupe de rats ou d’enfants au chant de la flûte du joueur de la légende. Lui aussi est Verführer, séducteur. Mais point n’est besoin de le prendre en mauvaise part. Je préfère mettre l’accent sur le positif de l’attraction, de toute attraction passionnelle, ainsi que sur l’ événement qu’elle produit, sur sa provenance.
On s’en souvient. Le joueur de flûte de Hameln est celui qui vient d’ailleurs, l’étranger. Dans toute séduction, il y a présence et attirance de l’étranger. Car il est seul à apporter du nouveau. Il dépayse, il déterritorialise.
Mouvement, étrangeté ( au double sens de l’étrange et de qui vient d’ailleurs), déterritorialisation. Que l’on y songe bien : au fond de la séduction il y a toujours de cela. Ce sont ses ingrédients, ses composantes. Et, si l’on associe à l’étranger l’autre mouvement qu’il appelle lui-même et qui, en quelque sorte, provient de lui, celui de l’accueil, de l’hospitalité, il est aisé de déceler alors et de composer une constellation qui comprenne ces divers termes. La séduction, l’étranger, le charme d’offrir l’hospitalité et/ou de la recevoir, sont en connexion réciproque ; ce sont autant de manières d’être au monde. La séduction, en ce cas, ne saurait être opposée comme un semblant, un « rien » à d’autres réalités plus substantielles. Que serait un monde sans hospitalité et sans séduction, sinon un désert inexistant ?
Une telle constellation peut servir d’orientation ou de guide. Elle sert également, si l’on peut employer, en l’occurrence, ces termes géographiques ( géopolitiques et géophilosophiques) de géodésique de l’univers ; elle est son pli. Autour de ce pli, à sa faveur, s’opère toute création : complicatio qui rassemble et explicatio qui déploie. Le mouvement propulsif de vie et le mouvement attractif du charme vont de pair ; assurant au vivant son lieu, son « bloc d’espace-temps », l’atmosphère dynamisée, « puissancielle », qui l’entoure. Le tout se rassemblant et passant de la virtualité à l’acte dans l’hospitalité universelle de l’Harmonie.

* * *

Revenant enfin à Fourier et à une certaine technicité de son langage, à ses néologismes incontournables, je précise en concluant que « le charme composé » ne connaît son plein essor que là et au moment où peuvent se donner libre cours des passions mises à l’écart, sinon ignorées, en civilisation : les trois distributives qui président à la formation des séries de groupes.
L’alternante ou papillonnerequérant la variété des travaux et les courtes séances, la cabaliste qui suscite et régit l’émulation, la composite rendant possible l’engrenage et le fonctionnement simultané des diverses passions. Et il faudra leur adjoindre tous les ralliements passionnels capables de faire surgir, d’induire une passion là où elle ne se présente pas spontanément : ainsi, le dévouement ou l’amour suscité par l’ambition des honneurs. Entre amour, amitié, favoritisme, il n’y a pas conflit, mais continuité selon un même flux passionnel de séduction.
Tel est le mécanisme passionnel capable de mettre ou de remettre en marche un mouvement arrêté par la civilisation . Loin de combiner le charme, de « spéculer » sur l’immensité des désirs et la complexité des passions, la civilisation ne comprend, en effet, et n’admet que les « ressorts simples » dont une des particularités est précisément de tout réduire aux affects élémentaires, à l’intérêt le plus plat ( le goût des « raves républicaines » que Fourier aime à brocarder si souvent), à l’égoïsme du moi, voire à « l’égoïsme à deux » du couple ( « le plus simple eet le plus pauvre possible »), hors des riches, des infinies combinaisons des passions harmonisées.

* * *

Comme il ne saurait être question ici d’en entreprendre l’exposé, j’emprunterai, quitte à surprendre certains, mon trait final à Karl Marx si fortement inspiré par la pensée de Fourier, dans sa critique de la Civilisation, en dépit d’un rejet avéré et, au reste, bien hasardé , du « socialisme utopique ». Car il n’y a pas à s’y tromper : des accents fouriéristes animent les lignes du Manifeste que l’on va lire. Elles sont imprégnées de leur ton inimitable lorsqu’elles dénoncent , avec la montée de la bourgeoisie, le déclin des valeurs, la perte du sens, celle de toute séduction et, avec celle-ci, la fin de la croyance au monde, de la croyance en ce monde tel qu’il est :

« La bourgeoisie n’a laissé subsister d’autres liens entre l’homme et l’homme que le froid intérêt…Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque , de la sentimentalité petite- bourgeoise, dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a supprimé la dignité de l’individu devenu simple valeur d’échange ; aux innombrables libertés dûment garanties et si chèrement conquises, elle a substitué l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a substitué une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale ».

En tous lieux, en tous points, la composition du charme et sa séduction sont loin d’être des leurres et de ne déboucher que sur le néant. Ce sont, avec les illusions qu’elles créent, des « lignes de fuite » ou de résistance, des armes contre la torpeur et l’anéantissement proposées par le règne de la marchandise dont Fourier fut, il y a deux siècles, le premier et le principal pourfendeur. Préserver ce qu’il reste encore de la séduction du monde ou savoir la ressusciter, telle est notre tâche, tel notre combat.
René Schérer, professeur émérite en philosophie à l’Université de Paris 8.
8 octobre 2003