Impressions d’août et septembre 1932

WEIL, Simone. "L’Allemagne en attente"

Paru dans La Révolution prolétarienne138 (25 octobre 1932 )

AllemagnerévolutionHITLER, Adolf (1889-1945). Dictateur nazi allemandsocialismePolitique. NazismeTROTSKI, Léon (1879-1940), trotskistes et trotskismesPartis communistesnationalismeSTALINE, Iosif Vissarionovitch (1879-1953)WEIL, Simone (3 février 1909 – 24 août 1943)KERENSKI, Alexandr Fiódorovich (1881-1970)

Celui qui, ces temps-ci, venant de France, arrive en Allemagne, a le sentiment que le train l’a amené d’un monde à un autre, ou plutôt d’une retraite séparée du monde dans le monde véritable. Non pas que Berlin soit en fait moins calme que Paris ; mais le calme même a là-bas quelque chose de tragique. Tout est en attente.

Les problèmes concernant la structure de la société humaine se posent. Ils ne se posent pas comme en France, où ils appartiennent à un domaine à part, le domaine de la politique, comme on dit, c’est-à-dire, en somme, le domaine des journaux, des élections, des réunions publiques, des discussions dans les cafés, et où les problèmes réels sont ailleurs pour chacun. En Allemagne, en ce moment, le problème politique est pour chacun le problème qui le touche de plus près. Pour mieux dire, aucun problème concernant ce qu’il y a de plus intime dans la vie de chaque homme n’est formulable, sinon en fonction du problème de la structure sociale. Les révolutionnaires enseignent depuis longtemps que l’individu dépend étroitement, et sous tous les rapports, de la société, laquelle est elle-même constituée essentiellement par des relations économiques ; mais ce n’est là, en période normale, qu’une théorie. En Allemagne cette dépendance est un fait auquel presque chacun se heurte sans cesse plus ou moins fort, mais toujours douloureusement.
La crise a brisé tout ce qui empêche chaque homme de se poser complètement le problème de sa propre destinée, à savoir les habitudes, les traditions, les cadres sociaux stables, la sécurité ; surtout la crise, dans la mesure où on ne la considère pas, en général, comme une interruption passagère dans le développement économique, a fermé toute perspective d’avenir pour chaque homme considéré isolément. En ce moment, cinq millions et demi d’hommes viventet font vivre leurs enfants grâce aux secours précaires de l’État et de la commune ; plus de deux millions sont à la charge de leur famille, ou mendient, ou volent ; des vieillards en faux col et chapeau melon, qui ont exercé toute leur vie une profession libérale, mendient aux portes des métros et chantent misérablement dans les rues. Mais le tragique de la situation réside moins dans cette misère elle-même que dans le fait qu’aucun homme, si énergique soit-il, ne peut former le moindre espoir d’y échapper par lui-même. Les jeunes surtout, qu’ils appartiennent à la classe ouvrière ou à la petite bourgeoisie, - eux pour qui la crise constitue l’état de chose normal, le seul qu’ils aient connu, - ne peuvent même pas former une pensée d’avenir quelconque se rapportant à chacun d’eux personnellement. Ils ne peuvent pas, la politique mise à part, former même des projets d’action ; ils sont ou peuvent être, d’un moment à l’autre, réduits à l’oisiveté, ou plutôt à l’agitation harassante et dégradante qui consiste à courir d’une administration à l’autre pour obtenir des secours. Nul n’espère pouvoir, grâce à sa valeur professionnelle, garder ou trouver une place. Cherchent-ils une consolation dans la vie de famille ? Tous les rapports de famille sont aigris par la dépendance absolue dans laquelle se trouve le chômeur par rapport au membre de sa famille qui travaille. Les chômeurs qui ont dans leur famille quelqu’un qui travaille, et les jeunes de moins de vingt ans sans exception, ne touchent aucun secours. Cette dépendance, dont l’amertume est encore accrue par les reproches des parents affolés par la misère, chasse souvent les jeunes chômeurs de la maison paternelle, les pousse au vagabondage et à la mendicité. Quant à fonder soi-même une famille, à se marier, à avoir des enfants, les jeunes Allemands ne peuvent en général même pas en avoir la pensée. La pensée des années à venir n’est remplie pour eux d’aucun contenu.
L’avenir immédiat n’est pas plus sûr que l’avenir lointain. Dans la vie au grand air et au soleil, dans les lacs et les fleuves, dans la gymnastique, la musique, la lecture, dans la responsabilité de la vie publique, enfin dans une fraternelle camaraderie, la meilleure partie de la jeunesse allemande ne trouve qu’une précaire consolation. Chaque chômeur, à mesure que le temps s’écoule, voit les secours qu’il reçoit diminuer, et s’approcher le moment où, chômant depuis trop longtemps, il ne touchera plus rien. Des camps de concentration pour jeunes chômeurs, où l’on travaille sous une discipline militaire pour une solde de soldat (Arbeitsdienst), reçoivent ceux qui, étant sans ressources, aiment mieux aller là que de vagabonder misérablement ou d’aller s’engager dans la Légion étrangère française ; ces camps ne recrutent encore que des volontaires ; mais tous les partis réactionnaires parlent d’y envoyer les jeunes chômeurs de force, contraignant ainsi les meilleurs, ceux qui ont su se faire malgré tout une vie humaine à tout abandonner. En somme, le jeune Allemand, ouvrier ou le petit bourgeois, n’a pas un coin de sa vie privée qui soit hors d’atteinte de la crise. Pour lui les perspectives bonnes ou mauvaises, concernant les aspects même les plus intimes de son existence propre se formulent immédiatement comme des perspectives concernant la structure même de la société. Il ne peut même rêver d’un effort à faire pour reprendre son propre sort en main qui n’ait la forme d’une action politique. La somme d’énergie dont la plus grande part est d’ordinaire absorbée par la défense des intérêts privés se trouve ainsi, dans l’Allemagne actuelle, portée presque tout entière sur les rapports économiques et politiques qui constituent l’ossature de la société elle-même.
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Cette énergie reste latente. Dans une situation semblable, qui semble répondre parfaitement à la définition d’une situation révolutionnaire, tout demeure passif. L’observateur, frappé par la convergence de toutes les pensées sur le problème politique, est aussitôt frappé, et plus vivement encore, par l’absence d’agitation, de discussions passionnées dans les rues ou les métros, de lecteurs se jetant anxieusement sur leur journal, d’action ébauchée ou seulement concertée. Cette contradiction apparente constitue le caractère essentiel de la situation. Le peuple allemand n’est ni découragé, ni endormi ; il ne se détourne pas de l’action ; et pourtant il n’agit pas ; il attend. La tâche à remplir peut bien faire hésiter. Car le problème qui se pose aux ouvriers allemands n’est pas de l’ordre de ceux qui se posaient, en 1917, aux ouvriers russes, paix à conclure et terre à partager ; non, il s’agit ici de reconstruire toute l’économie sur des fondements nouveaux. Seule peut donner la force de se résoudre à une telle tâche la conscience aiguë qu’il n’y a pas d’autre issue possible. C’est à quoi les jeunes sont amenés tour à tour par une crise qui semble leur ôter toute perspective d’avenir dans le cadre du régime ; mais cette même crise leur ôte aussi, peu à peu, la force de chercher une issue quelconque. Cette vie d’oisiveté et de misère, qui prive les ouvriers de leur dignité de producteurs, qui ôte aux ouvriers qualifiés leur habileté et aux autres toute chance de devenir habiles à quoi que ce soit, cette vie, à l’égard de laquelle il se produit, après deux, trois, quatre ans, une douloureuse accoutumance, ne prépare pas à assumer toutes les responsabilités d’une économie nouvelle.
Les employés de bureau, qui sont peu enclins à se considérer comme ne solidaires des ouvriers, sont bien moins capables encore que les ouvriers les plus découragés de chercher le salut en eux-mêmes ; et ils forment une partie considérable des salariés et des chômeurs allemands ; la folle prodigalité déployée par le capitalisme allemand en période de haute conjoncture, et qui a produit comme une course à l’accroissement des frais généraux, s’est manifestée aussi dans ce domaine, au point qu’il y a, dit-on, en certaines usines, plus d’employés de bureau que d’ouvriers.
Quant aux ouvriers des entreprises, ils existent encore, si pénible que soit leur vie, dans les cadres du régime ; ils y vivent mieux que d’autres ; ils ont quelque chose à perdre. Eux aussi, comme les chômeurs, sont de simples fétus dans le remous de la crise capitaliste ; mais ils peuvent, eux, n’y pas penser à tout instant. Une séparation s’établit ainsi entre les chômeurs et eux, qui prive les chômeurs de toute prise sur l’économie, mais qui en même temps les affaiblit eux-mêmes, menacés qu’ils sont par une réserve de travailleurs disponibles presque aussi nombreux que les travailleurs effectifs. Ainsi la crise n’a d’autre effet que de pousser à des sentiments révolutionnaires, mais de ramener ensuite, comme des vagues, des couches toujours nouvelles de la population. Si elle force presque chaque ouvrier ou petit bourgeois allemand à sentir, un moment ou l’autre, toutes ses espérances se briser contre la structure même du système social, elle ne groupe pas le peuple allemand autour des ouvriers résolus à transformer ce système.
Une organisation pourrait, dans une certaine mesure, y suppléer ; et le peuple allemand est le peuple du monde qui s’organise le plus. Les trois seuls partis allemands qui soient, actuellement, des partis de masse, se réclament tous trois d’une révolution qu’ils nomment tous trois socialiste. Comment se fait-il donc que les organisations restent, elles aussi, inertes ? Pour le comprendre, il faut les examiner dans leur vie intérieure et dans leurs rapports mutuels. Il faut les examiner surtout dans leur rapport avec les forces conscientes et inconscientes dont le jeu détermine la situation politique ; c’est-à-dire, d’une part, avec les courants que produit la crise elle-même dans la masse de la population, à savoir ceux qui s’accrochent malgré tout au régime, ceux qui désirent aveuglément autre chose, ceux qui veulent tout transformer, ceux qui se laissent vivre sans espoir au jour le jour ; - d’autre part, avec les deux seuls éléments susceptibles d’agir d’une manière méthodique : la fraction révolutionnaire du prolétariat et la grande bourgeoisie.
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Une révolution ne peut être menée que par des hommes conscients et responsables : on pourrait donc formuler la contradiction essentielle au parti national-socialiste en disant que c’est le parti des révolutionnaires inconscients et irresponsables. Toute crise grave soulève des masses de gens qui étouffent dans le régime qu’ils subissent sans avoir la force de vouloir eux-mêmes le transformer ; ces masses, derrière les révolutionnaires véritables, pourraient constituer une force ; la signification essentielle du mouvement hitlérien consiste en ceci, qu’il en a groupé une grande partie à part, la faisant ainsi nécessairement tomber sous le contrôle du grand capital. Le mouvement national-socialiste - car les chefs considèrent, avec raison, le terme de mouvement populaire comme préférable à celui de parti - est composé, comme il résulte de son essence même, des intellectuels, d’une large masse de petits bourgeois, d’employés de bureau et de paysans, et d’une partie des chômeurs ; mais, parmi ces derniers, beaucoup sont attirés surtout par le logement, la nourriture et l’argent qu’ils trouvent dans les troupes d’assaut. Le lien entre ces éléments si divers est constitué moins par un système d’idées que par un ensemble de sentiments confus, appuyés par une propagande incohérente. On promet aux campagnes de hauts prix de vente, aux villes la vie à bon marché. Les jeunes gens romanesques sont attirés par des perspectives de lutte, de dévouement, de sacrifice ; les brutes, par la certitude de pouvoir un jour massacrer à volonté. Une certaine unité est néanmoins assurée en apparence par le fanatisme nationaliste, que nourrit, chez les petits bourgeois, un vif regret à l’égard de l’union sacrée d’autrefois, baptisée " socialisme du front " ; ce fanatisme, qu’exaspère une savante démagogie, va parfois, chez les femmes, jusqu’à une fureur presque hystérique contre les ouvriers conscients. Mais, dans l’ensemble du mouvement hitlérien, la propagande nationaliste s’appuie avant tout sur le sentiment que les Allemands éprouvent, à tort ou à raison, d’être écrasés moins par leur propre capitalisme que par le capitalisme des pays victorieux ; il en résulte quelque chose de fort différent du nationalisme sot et cocardier que l’on connaît en France, une propagande qui, essayant en outre de persuader que la plupart des capitalistes d’Allemagne sont juifs, s’efforce de poser les termes de capitaliste et d’Allemand comme deux termes antagonistes. On peut mesurer la puissance de rayonnement que possède en ce moment la classe ouvrière allemande par le fait que le parti hitlérien doit présenter le patriotisme lui-même comme une forme de la lutte contre le capital.
Même sous cette forme, la propagande nationaliste touche assez peu les ouvriers allemands, et les ouvriers hitlériens eux-mêmes. Dans leurs discussions avec les communistes, la question nationale reste le plus souvent au second plan ; au premier plan se posent les questions de classe ; tout au plus se demande-t-on dans quelle mesure il est sage de compter sur les ouvriers des autres pays. Dans l’ensemble, les ouvriers hitlériens sont corrompus par leur participation à un tel mouvement beaucoup moins qu’on ne pourrait s’y attendre. Leur sentiment dominant est une haine violente à l’égard du " système ", comme ils disent, haine qui s’étend aussi aux social-démocrates, considérés comme les soutiens du régime, et même aux communistes, accusés de collusion avec la social-démocratie ; car les ouvriers hitlériens, qui se croient engagés dans un mouvement révolutionnaire, s’étonnent sincèrement que les communistes veuillent s’unir aux réformistes contre eux. De plus, le régime russe leur semble avoir bien des points communs avec le régime capitaliste. " Vous voulez une nation de prolétaires, disent-ils aux communistes ; Hitler veut supprimer le prolétariat. " Que désirent-ils donc ? Un régime idyllique, où les ouvriers, assurés d’une certaine indépendance par la possession d’un lopin de terre, seraient en outre défendus contre les patrons trop rapaces par un État tout-puissant et plein de soins paternels. Quant au programme économique, ils ne s’en inquiètent guère ; il a pu être modifié considérablement à leur insu. Ils se reposent de tous les soucis de réalisation pratique sur celui qu’on nomme " le chef ", bien qu’il ne dirige pas grand-chose, c’est-à-dire Hitler. En réalité, ce qui les attire au mouvement national-socialiste, c’est, tout comme les intellectuels et les petits bourgeois, qu’ils y sentent une force. Ils ne se rendent pas compte que cette force n’apparaît si puissante que parce qu’elle n’est pas leur force, parce qu’elle est la force de la classe dominante, leur ennemi capital ; et ils comptent sur cette force pour suppléer à leur propre faiblesse, et réaliser, ils ne savent comment, leur rêve confus.
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Les social-démocrates sont, au contraire, des gens raisonnables, que la situation n’a pas encore réduits au désespoir, et qui refusent de se lancer dans des aventures. C’est dire que la social-démocratie, bien qu’elle compte dans ses rangs des petits bourgeois et des chômeurs, s’appuie surtout sur des ouvriers qui travaillent. Elle a établi son emprise au cours des années de prospérité, et principalement par l’intermédiaire des syndicats dont elle n’a fait, en somme, au Parlement, que seconder l’action. Les syndicats réformistes, qui comptent quatre millions de membres, qui ont en main le personnel des services publics, des cheminots, des industries-clef, se sont, pendant la période de haute conjoncture, admirablement acquittés de leur tâche, à savoir aménager le mieux possible la vie des ouvriers dans le cadre du régime. Caisses de secours, bibliothèques, écoles, tout a été réalisé dans des proportions grandioses, installé dans des locaux témoignant de la même folle prodigalité dont les capitalistes ont été saisis au même moment. Des organisations ainsi modelées sur le développement de l’économie capitaliste dans ses périodes de stabilité apparente, se sont naturellement attachées à la force qui fait la stabilité du régime, au pouvoir d’État. Aussi, se sont-elles, d’une part, liées à un parti parlementaire, et à un parti qui est allé jusqu’aux plus extrêmes concessions pour rester dans la majorité gouvernementale ; et, d’autre part, elles se sont abritées derrière la loi, acceptant le principe du " tarif ", c’est-à-dire les contrats de travail ayant force de loi et l’arbitrage obligatoire. La crise est venue. Les capitalistes se sont abrités eux-mêmes derrière le principe des tarifs pour attaquer les salaires. Mais plus l’économie capitaliste a été secouée par la crise, plus les organisations syndicales, qui, comme il arrive toujours, voient le but suprême dans leur propre développement, et non dans les services qu’elles peuvent rendre à la classe ouvrière, se sont réfugiées peureusement derrière le seul élément de stabilité, le pouvoir d’État. Elles sont restées à peu prés inertes : les syndiqués qui participaient aux grèves dites " sauvages ", c’est-à-dire non autorisées par les organisations, étaient exclus.
Vint le 20 juillet, le coup d’État qui ôta brutalement à la social-démocratie ce qui lui restait de pouvoir politique ; toujours même inertie. " C’est que, disaient ouvertement les fonctionnaires syndicaux, nous songeons avant tout au salut des organisations ; or, la réaction politique ne les met pas en péril. Le capitalisme lui-même, à l’état actuel de l’économie, a besoin des syndicats. Le péril hitlérien non plus n’existe pas ; Hitler ne pourrait prendre tout le pouvoir que par un coup d’État, qui ne se heurterait pas seulement à notre résistance, mais aussi à celle de l’appareil gouvernemental. Le seul péril serait d’engager les syndicats dans une lutte politique où l’État les briserait. " Il s’agit en somme, avant tout, d’éviter que s’engage une lutte qui poserait la question : révolution ou fascisme, - lutte qui aboutirait de toute manière à la destruction des organisations réformistes. Pour éviter qu’une telle lutte ne s’engage, et, si elle s’engage, pour la briser, on peut s’attendre que les fonctionnaires de la social-démocratie et des syndicats ne reculeront devant rien. Pour la même raison, ils ne veulent à aucun prix du front unique ; ils ont compris la leçon de 1917 et l’imprudence de Kerensky. En fin de compte, le fascisme semble être moins redoutable à leurs yeux que la révolution.
Les ouvriers qui composent les syndicats réformistes n’ont pas, avec le régime et l’État, les mêmes attaches indissolubles que leurs organisations. Quelques-uns, et surtout les vieux, suivent les syndicats réformistes et s’accrochent au régime ; mais, d’une manière générale, la crise, qui menace à chaque instant les ouvriers qu’elle n’a pas encore réduits au chômage, fait que les ouvriers ne peuvent plus avoir l’illusion d’être chez eux dans le régime. Ainsi, à mesure que les organisations réformistes, sous l’action de la crise, se rattachaient de plus en plus peureusement au régime, les ouvriers, sous l’influence de la même cause, s’en détachaient de plus en plus. Le divorce entre les organisations et leurs membres est donc allé en s’accentuant. Depuis le 20 juillet, surtout, on se met, chose inusitée jusque-là, à discuter dans les réunions intérieures de la social-démocratie ; les jeunes y attaquent violemment la direction, proclament qu’ils ne veulent plus rester passifs sous prétexte qu’il faut éviter la guerre civile, qu’ils veulent s’entendre avec les ouvriers communistes, et lutter. Mais lutter pour quoi ? Pour la république de Weimar ? La force de la position des chefs réformistes réside en ceci, qu’une lutte peut difficilement s’engager en ce moment sans mettre en question l’existence même du régime. Or la question du régime, les ouvriers social-démocrates n’osent guère la regarder en face. Aussi leur opposition demeure-t-elle sourde, incertaine, dispersée. Certes, quelques-uns d’entre eux s’en vont au mouvement national-socialiste ou au communisme ; mais la plupart restent membres disciplinés, bien que mécontents, de leurs organisations. Qu’ils préfèrent les organisations réformistes au mouvement hitlérien, cela fait leur éloge ; mais qu’est-ce qui les tient éloignés du parti communiste. Où en est le parti communiste allemand ?
Quatre-vingts à quatre-vingt-dix pour cent des membres du parti communiste allemand sont chômeurs. Plus de la moitié des membres a adhéré au parti depuis moins d’un an, plus des quatre cinquièmes depuis moins de deux ans. Ces seuls chiffres permettent d’apprécier la faiblesse du parti par rapport aux tâches qu’il se propose. La crise a pour effet naturel de rendre prudents même les ouvriers hautement qualifiés qui, en période de prospérité, ne craignant pas de perdre leur place, sont les plus disposés à mener une action révolutionnaire ; et elle amène au contraire à des opinions radicales ceux qui n’ont plus rien à perdre : les chômeurs. De même la crise use et remplace très vite des couches successives de révolutionnaires. Mais ces phénomènes produits par la crise dans la classe ouvrière, et qui sont pour elle une cause de faiblesse, se reflètent dans le parti communiste, non pas atténués comme il faudrait pour qu’il constitue un instrument aux mains des ouvriers, mais au contraire grossis. Ce grossissement ne peut être dû qu’à la politique du parti.
Sa politique syndicale, menée selon les deux mots d’ordre contradictoires : " Renforcez les syndicats rouges ", et " Travaillez dans les syndicats social-démocrates " , a abouti à des syndicats rouges très faibles, et à une influence communiste à peu près nulle dans les syndicats réformistes. Le régime intérieur, régime de dictature bureaucratique sans contrôle de la base, a permis à la direction de mener une politique d’aventures qui a ôté au parti tout crédit dans les entreprises, les ouvriers des entreprises ayant beaucoup plus que les chômeurs la crainte des aventures. Ce même régime intérieur, en rendant la vie impossible aux éléments les plus conscients s’ils ne taisent pas au moins une partie de ce qu’ils pensent, en empêchant que les membres nouveaux, souvent recrutés au hasard, reçoivent une éducation sérieuse, condamne le parti à n’avoir presque que des membres fraîchement acquis. Ainsi le prolétariat allemand n’a comme avant-garde, pour faire la révolution, que des chômeurs, des hommes privés de toute fonction productrice, rejetés hors du système économique, condamnés à vivre en parasites malgré eux, et qui sont de plus entièrement dépourvus aussi bien d’expérience que de culture politique. Un tel parti peut propager des sentiments de révolte, non se proposer la révolution comme tâche.
Si l’on ajoute que les organisations de sympathisants groupent, elles aussi, surtout des chômeurs, et seulement au nombre d’une ou deux centaines de mille - que le parti n’a même pasconstruit de solides organisations de chômeurs - qu’il a laissé dissoudre, il y a deux ans, une excellente organisation militaire (R.F.K.), qu’il n’a pu faire vivre illégalement, et dont les membres se trouvent aujourd’hui en partie dans les troupes d’assaut hitlériennes - on reconnaîtra qu’il est difficile d’imaginer une organisation plus faible à l’égard des problèmes que pose toute action.
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Cette faiblesse intérieure lui rend à la fois indispensable et difficile d’acquérir une influence sur les ouvriers des autres partis. Cependant, la situation intérieure des partis national-socialiste et social-démocrate lui est favorable.
Dans le mouvement hitlérien se trouvent des ouvriers qu’on ne peut nommer conscients, mais qui ont, sinon des conceptions, du moins des sentiments révolutionnaires, qui croient sincèrement dans ce parti nationaliste, servir la révolution. En exposant clairement les contradictions intérieures du parti hitlérien, en dénonçant surtout, avec une vigueur implacable, le caractère contre-révolutionnaire de toute propagande nationaliste, on pourrait, dans une certaine mesure, isoler le parti hitlérien de la classe ouvrière, en détacher même certains éléments petits bourgeois.
Au contraire, les ouvriers social-démocrates, sourdement mécontents de la politique réformiste, n’osent pas s’engager dans la lutte révolutionnaire par une crainte légitime de l’aventure. La polémique ne peut mordre sur eux ; on ne peut les entraîner que par des accords pratiques permettant aux ouvriers social-démocrates et communistes, impuissants séparément, d’accomplir ensemble des actions bien déterminées ; actions qui contribueraient aussi à attirer ceux qui vont au parti hitlérien simplement parce qu’il est le seul à donner l’impression qu’il existe.
Or, par une perversité qui semble diabolique, le parti communiste mène une politique exactement contraire.
Il n’emploie d’autre moyen d’action auprès des social-démocrates que la polémique contre leurs chefs, polémique menée dans le langage le plus violent ; les offres de front unique, faites " à la base ", par-dessus la tête des organisations, et dont chacun sait d’avance qu’elles seront rejetées, constituent simplement un aspect de cette polémique. En juillet, sous la pression des ouvriers de la base, et devant la menace des bandes fascistes, on a plusieurs fois réalisé le front unique entre organisations locales ; mais, depuis, si le terme de " social-fasciste " est devenu de moins en moins usité, tout en faisant toujours partie du vocabulaire officiel, le front unique a été pratiquement abandonné. Les propositions d’organisation à organisation ne se sont pas renouvelées.
Avec les hitlériens, au contraire, le parti a longtemps pratiqué une sorte de front unique contre la social-démocratie. Les ouvriers social-démocrates n’ont pas oublié le fameux plébiscite hitlérien, que la bureaucratie communiste s’est soudain avisée de transformer en " plébiscite rouge ". En se donnant ainsi l’apparence de prendre au sérieux les phrases révolutionnaires du parti hitlérien, elle a considérablement encouragé les ouvriers hitlériens dans leur erreur ; mais elle a fait pire ; elle a suivi le mouvement hitlérien sur le terrain national. Le parti a publié comme brochure de propagande, et sans commentaires, le recueil des lettres où l’officier Scheringer expliquait qu’il était passé du national-socialisme au communisme parce que le communisme, par une alliance militaire avec la Russie, était bien mieux capable de servir les fins nationales de l’Allemagne. Sur cette plate-forme, Scheringer a formé un groupe, composé de gens du meilleur monde, et officiellement contrôlé par le parti. Le mot d’ordre de libération nationale (Volksbefreiung) tient, dans la propagande du parti, une place souvent aussi importante, parfois plus importante, que les mots d’ordre de lutte sociale. Il faut remarquer que les ouvriers communistes eux-mêmes ne sont pas le moins du monde nationalistes. Mais cette politique les désarme dans leurs discussions avec les ouvriers hitlériens, au cours desquelles on a l’impression qu’ils n’arrivent pas à trouver le point de désaccord. On dirait que le parti communiste fait tout ce qu’il peut pour ne pas laisser apparaître, aux yeux des ouvriers peu cultivés, de caractère qui le distingue du mouvement hitlérien, en dehors d’une extrême faiblesse. Le résultat de toute cette politique est, pour le parti communiste allemand, un isolement complet au sein de la classe ouvrière.
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Cette situation impose au parti communiste une attitude passive qui donne à ses mots d’ordre révolutionnaires le caractère de la plus creuse phraséologie. À moitié illégal, sa presse muselée, ses manifestations le plus souvent interdites, il ne peut réagir, de peur d’être réduit à l’illégalité complète. Dans son désarroi, il essaie, dans une situation qui ne laisse place Qu’à des luttes de caractère politique, de reprendre contact avec les ouvriers des entreprises sur le terrain des revendications ; ce qui est comique, si l’on songe qu’en France et en Belgique, il tente de donner artificiellement un caractère politique aux grèves revendicatives. Il essaie de cacher son impuissance par des mensonges, des vantardises, des mots d’ordre lancés à vide, tels que le mot d’ordre de grève générale lancé sans préparationle21 juillet, qu’aucun ouvrier n’a pris au sérieux, et qui n’a fait que rendre le parti ridicule.
Tout cela répand, dans les rangs du parti, un profond découragement. Le succès remporté aux élections ne leur a rendu quelque confiance que grâce aux illusions les plus dangereuses concernant la valeur d’un succès électoral. Malgré ce succès, les ouvriers communistes sont en proie à un vague malaise ; ils se rendent compte que quelque chose ne va pas ; dans les cellules, où on essaie de les absorber dans des tâches de petite envergure, ils élèvent la voix, ils discutent, chose nouvelle depuis quelques années. Mais ils discutent encore timidement ; ils ne posent pas les questions essentielles. Des arguments d’ordre purement sentimental, tels que : " on ne peut pas faire le front unique avec Noske et Grzesinsky " , ont facilement prise sur les communistes de fraîche date, sans expérience ni culture historique.
De plus, les communistes de la base n’ont pas, en général, conscience de traverser un moment décisif de l’histoire ; ils ont le sentiment d’avoir beaucoup de temps devant eux, sentiment qui s’explique par la lenteur de l’évolution politique en Allemagne. Ceux qui ont gardé quelque espoir de victoire, s’attendent vaguement qu’un jour une trahison des chefs réformistes, plus scandaleuse que les autres, amènera au parti communiste les masses social-démocrates.
Les petites oppositions communistes essaient en vain de transformer ce sourd malaise en quelque chose d’articulé ; elles-mêmes, d’ailleurs, gardent une attitude quelque peu craintive et plus ou moins ambiguë à l’égard du parti officiel. En général, leurs chefs n’ont d’espoir qu’en un renouveau spontané d’un mouvement révolutionnaire, après une catastrophe où périront les cadres officiels ; il faut faire exception pour le petit groupe trotskyste, qui n’arrive guère à faire plus qu’à répandre la littérature de Trotsky, et pour le parti socialiste ouvrier (S.A.P.). Ce parti, bien que constitué comme opposition social-démocrate, s’est, en fait, orienté vers le mouvement communiste, grâce à l’impulsion de la base, formée surtout de jeunes ouvriers remarquablement conscients, et sous l’influence de militants de valeur, anciens brandlériens sortis de l’opposition brandlérienne parce que celle-ci, dans les questions russes, se solidarise avec Staline. Mais un vice essentiel, qui tient à sa formation même, frappe ce petit parti d’impuissance ; à la faiblesse numérique d’une secte, il joint l’intolérance d’une organisation de masse. D’une manière générale, les oppositions n’arrivent ni à agir par elles-mêmes, ni à mordre sur le parti officiel. Et celui-ci reste réduit à prêcher la révolution sans pouvoir la préparer.
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Cette impuissance du parti, qui dit constituer l’avant-garde du prolétariat allemand, pourrait faire conclure, légitimement, en apparence, à l’impuissance du prolétariat allemand lui-même. Mais le parti communiste allemand n’est pas l’organisation des ouvriers allemands résolus à préparer la transformation du régime, bien que ceux-ci en soient ou en aient été membres pour la plupart ; il constitue une organisation de propagande aux mains de la bureaucratie d’État russe, et ses faiblesses sont par là facilement explicables. On comprend sans peine que le parti communiste allemand, armé, par les soins de la bureaucratie russe, de la théorie du " socialisme dans un seul pays ", soit en mauvaise posture pour lutter contre le parti qui s’intitule " parti de la révolution allemande " . Il est clair, d’une manière plus générale, que les intérêts de la bureaucratie d’État russe ne coïncident pas avec les intérêts des ouvriers allemands. Ce qui est d’intérêt vital pour ceux-ci, c’est d’arrêter la réaction fasciste ou militaire ; pour l’État russe, c’est simplement d’empêcher que l’Allemagne, quel que soit son régime intérieur, ne se tourne contre la Russie en formant bloc avec la France. De même une révolution ouvrirait des perspectives d’avenir aux ouvriers allemands ; mais elle ne pourrait que troubler la construction de la grande industrie en Russie ; et, de plus, un mouvement révolutionnaire sérieux apporterait nécessairement un secours considérable à l’opposition russe dans sa lutte contre la dictature bureaucratique. Il est donc naturel que la bureaucratie russe, même en cet instant tragique, subordonne tout au souci de conserver sa mainmise sur le mouvement révolutionnaire allemand.
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Ainsi, les trois partis qui attirent les ouvriers allemands en déployant le drapeau du socialisme sont entre les mains, l’un, du grand capital, qui a pour seul but d’arrêter, au besoin par une extermination systématique, le mouvement révolutionnaire ; l’autre, avec les syndicats qui l’entourent, de bureaucrates étroitement liés à l’appareil d’État de la classe possédante ; le troisième, d’une bureaucratie d’État étrangère, qui défend ses intérêts de caste et ses intérêts nationaux. Devant les périls qui la menacent, la classe ouvrière allemande se trouve les mains nues. Ou plutôt, on est tenté de se demander s’il ne vaudrait pas mieux pour elle se trouver les mains nues ; les instruments qu’elle croit saisir sont maniés par d’autres, dont les intérêts sont ou contraires, ou tout au moins étrangers aux siens.
Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que la lutte entre les fractions de la bourgeoisie occupe le premier plan dans la politique intérieure allemande. L’extrême obscurité que présentent ces luttes, vient de la complexité des rapports entre le parti national-socialiste et la bourgeoise. Quand le grand capital groupe sous son contrôle les révoltés inconscients pour les pousser contre les révolutionnaires, il peut avoir pour objet soit d’exterminer ceux-ci, soit, simplement, de les paralyser. On pouvait ainsi, fin juillet, déterminer deux perspectives.
L’une était celle d’un gouvernement fasciste. C’est là, pour la bourgeoisie, la dernière ressource ; l’avènement au pouvoir des bandes hitlériennes présente le double danger de dresser côte à côte les ouvriers social-démocrates et communistes, et de lancer dans l’action à main armée les ouvriers hitlériens, qui prennent au sérieux la propagande démagogique de leur parti. Le fascisme ne peut être nécessaire à la bourgeoisie allemande qu’au cas où les ouvriers, malgré l’absence d’organisations qui leur appartiennent réellement, menaceraient de l’empêcher de réaliser les mesures économiques qu’elle juge être d’importance vitale dans la crise présente. Il lui faudrait alors engager le combat suprême.
L’autre perspective était celle d’un " gouvernement présidentiel ", comme on dit en Allemagne, appuyé sur une union nationale s’étendant des hitlériens aux social-démocrates. Une telle union est possible sur la base du capitalisme d’État. En opposition avec la théorie communiste, les social-démocrates et les hitlériens s’accordent pour affirmer que la première étape vers le socialisme est la nationalisation des banques et des industries-clefs, sans transformation de l’appareil d’État ni organisation du contrôle ouvrier. Or la crise actuelle amène les capitalistes, non certes à accepter un tel programme, mais à chercher à se servir de l’appareil d’État en en faisant jusqu’à un certain point, d’une manière encore obscure pour eux-mêmes, un rouage de l’économie. Dans tous les pays, des économistes bourgeois ont écrit dans ce sens. En Allemagne, où, plus qu’en aucun autre pays, les gouvernements sont intervenus dans la vie économique, sans en excepter von Papen qui se dit le défenseur de l’économie libérale, cette tendance a trouvé son expression économique la plus achevée dans la revue Tat. La revue Tat est l’organe des jeunes économistes brillants, représentants du capital financier, qui voient les éléments du régime à venir dans les syndicats et le parti national-socialiste. Les social-démocrates ne cachent pas qu’ils considèrent tout accroissement du pouvoir économique de l’État comme " un morceau de socialisme ", et qu’ils sont prêts, pour réaliser ce qu’ils nomment le socialisme, à accepter le concours des hitlériens eux-mêmes. La bourgeoisie semble avoir ainsi un moyen d’établir une sorte de régime fasciste sans massacres ni destruction des organisations syndicales, qui deviendraient simplement une pièce de l’appareil d’État.
Aucune de ces perspectives ne s’est réalisée. Hitler n’a pas le pouvoir. L’industrie lourde, qui le soutenait contre von Papen, l’homme des hobereaux, l’a jusqu’à un certain point abandonné ; elle a diminué les subventions qu’elle lui accorde ; elle a mis son organe, la Deutsche Allgemeine Zeitung, au service du gouvernement ; elle est intervenue auprès de Hindenburg pour l’empêcher de donner le pouvoir à Hitler.
D’autre part, si l’Allemagne a toujours un " gouvernement présidentiel " , ce gouvernement est bien loin de s’appuyer sur une coalition nationale ; au contraire, la grande bourgeoisie exceptée, il a toute la nation contre lui. Von Papen a fait comme si le parti hitlérien était un régiment de soldats de plomb qu’on peut à volonté sortir et remettre dans sa boîte ; mais, malheureusement pour la grande bourgeoisie allemande, les hitlériens ne sont pas des soldats de plomb ; ce sont des hommes révoltés et désespérés. Les ouvriers social-démocrates, eux aussi, ne peuvent être entraînés au-delà d’une certaine limite. Aussi assiste-t-on, en ce moment, à ce spectacle étrange d’un gouvernement qui reste au pouvoir malgré l’opposition violente des trois seuls partis de masse, lesquels, tous trois, hitlérien et social-démocrate aussi bien que communiste, soutiennent la vague de grèves que von Papen vient de décréter illégale. Bien que ces grèves soient de petite envergure, les organisations syndicales, si attachées à la légalité, avouent naïvement que la pression des masses les empêche de s’incliner devant ce décret.
Cette situation, exceptionnellement favorable pour les ouvriers révolutionnaires, s’ils sont capables d’en profiter, ne peut pas durer longtemps. L’alternative qui se posait au début d’août se pose encore. Le mouvement hitlérien a perdu, il est vrai, une bonne part de son prestige en cessant d’apparaître comme la force suprême ; mais il pourrait la regagner s’il avait de nouveau le grand capital derrière lui. Si le tournant annoncé par von Papen dans la conjoncture économique ne se produit pas, si la masse grandissante des chômeurs continue à menacer la bourgeoisie d’une sorte de jacquerie, si les négociations avec la France n’apportent pas de satisfaction sérieuse aux petits bourgeois nationalistes, la grande bourgeoisie se verra sans doute forcée d’avoir de nouveau recours à Hitler. Or, Hitler signifie le massacre organisé, la suppression de toute liberté et de toute culture.
Il y a encore un élément inconnu, en dehors de la conjoncture économique et de la diplomatie ; c’est l’attitude que prendront les ouvriers allemands. Quand on considère abstraitement l’histoire des dernières années, on est tenté de croire que la classe ouvrière allemande, qui a subi passivement toutes les défaites, n’a plus aucune ressource en elle-même. Mais il est impossible de désespérer des ouvriers allemands lorsqu’on les approche. Les jeunes ouvriers aux yeux fiévreux, aux joues creuses, que l’on voit arpenter les rues de Berlin, ne sont pas restés passifs parce qu’ils sont lâches ou inconscients. Qu’après des années de chômage et de misère il n’y ait parmi eux qu’un nombre relativement faible de voleurs et de criminels ; qu’ils soient restés pour la plupart hors du mouvement hitlérien ; que la propagande nationaliste ait à peine pu mordre sur eux, cela ne peut qu’exciter l’admiration. Dans cette situation désespérée, ils ont résisté à toutes les formes de désespoir. Dans leurs moments de tristesse, comme dans leurs moments de gaieté en apparence insouciante, leur maintien, leur langage restent empreints d’une gravité, ou, plutôt, d’un sérieux, qui les fait apparaître, non pas comme accablés par le poids de la misère, mais comme continuellement conscients du sort tragique qui est le leur. Ils n’aperçoivent pas d’issue, mais ils ont conservé, ils conservent, dans la condition inhumaine où ils sont placés, leur dignité d’êtres humains, par une vie saine et une haute culture. Beaucoup, qui ne mangent pas à leur faim, trouvent encore quelques sous pour les organisations sportives, grâce auxquelles ils peuvent s’en aller en bandes joyeuses, hommes et femmes, garçons et filles, vers les lacs et les forêts, marcher, nager, jouir de l’air et du soleil. D’autres se privent de pain pour acheter des livres ; le commerce des livres est un de ceux qui ont le moins souffert de la crise. Le niveau de culture des ouvriers allemands est quelque chose de surprenant pour un Français. En dehors des organisations politiques, il se forme spontanément, parmi les jeunes ouvriers, quelques cercles d’études où on lit les ouvrages classiques du mouvement révolutionnaire, où on écrit, où on discute. Ainsi, supportant une misère écrasante sans se plaindre ni chercher à s’étourdir, la meilleure partie de la classe ouvrière allemande échappe à la déchéance que constitue la condition de chômeur. La passivité même des ouvriers allemands devant les attaques de la réaction politique ne provient que de leur répugnance à se jeter dans l’aventure ; elle est signe de courage et non de désespoir. Vienne le moment où tous ensemble, ouvriers des entreprises et chômeurs, voudront se soulever, la classe ouvrière apparaîtra dans sa force, avec bien plus d’éclat qu’à Paris en 1871, ou à Saint-Pétersbourg en 1905. Mais qui peut dire si une telle lutte ne se terminerait pas par la défaite qui a écrasé jusqu’ici tous les mouvements spontanés ?