SOMMERMEYER, Pierre. "Le Passage du siècle : un nouveau siècle, un nouveau monde, une nouvelle guerre".

BrésilÉtats-UnisCommune de Paris (1871)ChineRévolution russe de 1905Argentineantimilitarisme, insoumissionChiliBavière, République des Conseil (1918-1919)IndeFrance.- 5e République.- Mai 1968Religion. IslamBerlin (Allemagne) UkraineAfrique (aspects généraux)Vietnam (auparavant Indochine)Afrique du SudSOMMERMEYER, Pierre(1942 - )Biélorussie (République du Belarus)Afrique : OugandaPakistan Vénézuéla Religion. Islamisme Afrique : Algérie – Guerre d’Algérie (1954-1962)

Durant les jours qui suivirent les vacances de l’été 1989, les rues des principales villes d’Allemagne de l’Est bruissèrent de discussions, réunions, manifestations. Tout cela aboutira à une poussée formidable contre le Mur, ce Mur qui coupe la capitale allemande en deux mais aussi qui l’isole du reste du monde. Le Mur qui tombe marque la fin de Berlin Ouest, la fin d’une île au milieu d’un monde totalitaire. Quand quelques mois après, la RDA existant encore, je traverse en voiture Check Point Charlie profitant de ce qu’un Vopo [1] ferme les yeux, j’arrive dans un monde arrêté. Il est alors facile de se gausser de cette société qui ne sait pas encore, quatre mois après l’ouverture du Mur qu’elle vient de basculer dans la modernité. Dans cette voiture, nous sommes alors tout aussi peu conscients que nous venons de sortir du XXe siècle. Le face à face qui a marqué les cinquante dernières années vient de se terminer avec la déconfiture d’un des deux camps. L’équilibre est rompu, cet équilibre même qui nous a permis de vivre en paix, paix armée certes mais qui a écarté de nous la folie nucléaire.
Treize ans après, presque mois pour mois, la chute des deux tours signifie au monde tout entier qu’une nouvelle guerre vient d’être déclarée. Le traumatisme qui en découle est semblable à celui qui plongea les Etats-Unis dans la deuxième guerre mondiale, le bombardement surprise de Pearl Harbor en décembre 1941. Mais en plus d’une guerre, cette chute indique qu’un deuxième camp vient d’apparaître.

Les historiens pourront débattre pour décider laquelle de ces deux dates marque le début du XXe siècle. Pour nous libertaires, nous savons que la chute du Mur annonçait la fin de l’affrontement avec l’idéologie communiste, la fin du mensonge déconcertant. Nous sommes aujourd’hui, seuls sur un champ de ruines. Le siècle des révolutions vient de se terminer. La Commune de Paris, les soviets de Petrograd de 1905 comme ceux de 17, la révolution allemande de 1917-18 accompagnée de celle de Bavière et de Hongrie, la Commune de Canton, la révolution mexicaine, celle d’Espagne, ont marqué la première partie du XXe siècle, comme notre imaginaire, de manièré indélébile. La révolte de Potsdam dans l’Allemagne communiste de 1953, les conseils hongrois de Budapest en 1956, le printemps polonais, l’insurrection tchécoslovaque et le joyeux mai 68 nous ont tout à la fois désespérés et enthousiasmés. Tout semblait possible. Nous n’avions pas oublié le reste du monde. Nous avions vibré à la décolonisation. Nous avions refusé de participer à la guerre d’Algérie, nous avions manifesté pour la Paix au Vietnam, nous avions pensé souvent à Mandela et à l’apartheid. Certains ont même prédit un possible révolutionnaire à travers ces mouvements nationalistes.
Mais aujourd’hui nous ne pouvons être que d’accord avec l’affirmation de Claudio Albertini [2] disant : « Il est clair que le modèle soviétique ouvre et ferme, à la fois, l’espace des révolutions du XXe siècle ».Comme lui, nous pouvons dire que « son échec n’est d’ailleurs pas sans rapports avec le surgissement du nouvel ordre mondial ». C’est cette nouvelle organisation du monde qu’il nous faut interroger.

La redistribution des cartes commence

L’empire soviétique s’est effondré, disloqué, dissous. Son organisation particulière s’est évanouie dans son échec évident. La nature bimillénaire du régime russe a repris le dessus. Poutine a endossé l’héritage tsariste et règne sur la Russie de façon traditionnelle, dans la violence et dans le sang. La guerre de Tchétchénie est là pour rappeler au reste de la communauté russe et russophone jusqu’où il ne faut pas aller trop loin. La Biélorussie, l’Ukraine, les républiques d’Asie centrale et orientale, hormis peut-être la petite Géorgie, resteront nolens volens sous le parapluie russe.
Plus au sud, la Yougoslavie a éclaté dans le sang et l’effroi, dernier endroit en Europe où des crimes contre l’humanité auront été commis et ne cessent d’être jugés.
De cette redistribution, l’Europe occidentale est sortie renforcée. Elle n’est plus occidentale, et elle est devenue sans avoir l’air d’y toucher un nouveau géant politico-économique. Lentement, très lentement, trop pour certains, elle agrège autour d’elle des pays qui tout à la fois, fuient l’influence russe, prenant une revanche sur un passé encore récent, et sont en recherche d’un eldorado économique. Il y a aujourd’hui plus de pays où la monnaie principale est l’Euro que de pays dans l’Europe des 25. En Afrique même, la zone CFA bascule dans la zone Euro ; insensiblement, la monnaie européenne devient la devise de fait sans que la décision officielle soit prise. La pratique prend le pas sur la théorie. La zone Euro s’étend désormais des frontières russes à l’Afrique centrale francophone, des côtes américaines avec les Antilles à l’Océan pacifique avec la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie. C’est la victoire du capitalisme européen, presque malgré lui. C’est la première fois qu’une monnaie prend une telle ampleur sans qu’elle soit liée à une force militaire. Ce qui fait de l’Euro une monnaie « démocratique ».
La fin du bloc soviétique n’a pas eu des conséquences seulement en Europe mais aussi en Afrique et en Asie.
Les années qui nous intéressent marquent un basculement particulièrement important sur le continent africain. Basculement qui nous échappe la plupart du temps, enfermés que nous sommes dans une vision européo-centriste du monde.
Le 11 février 1990, quatre mois après la chute du Mur de Berlin, Nelson Mandela est libéré. Le dirigeant du moment, Willem De Klerk, qui restera comme celui qui a permis la transition tranquille, met fin à l’Apartheid. L’Afrique du Sud va alors entamer ce que beaucoup d’Africains considèrent comme sa mission historique, c’est-à-dire donner une impulsion décisive à l’Afrique noire. Dans les années qui suivent, les rebelles arrivent au pouvoir. Museweni en Ouganda, Kagame au Rwanda, Kabila au Congo ex-Zaire. En Angola, c’est le début de la fin pour Jonas Savimbi qui menait une guérilla contre le pouvoir de Luanda avec le soutien des Etats-Unis et de l’Afrique du Sud raciste. Il devra en 1994 signer un accord en Zambie. Son échec électoral peu après le pousse à reprendre les armes, il sera tué en 2002. Au Mozambique la guérilla soutenue par les Etats-Unis et l’Afrique du Sud, qui avait comme but d’attaquer les arrières de l’ANC, est obligée d’abandonner le combat, un cessez-le-feu est signé en 1992. Une nouvelle puissance continentale est née. Le centre de gravité du continent noir n’est plus extérieur, en France ou ailleurs, mais il est enfin africain. Deux zones d’influence se dégagent, celle qui correspond à l’ancien empire bantou avec Johannesburg comme capitale, c’est une zone qui s’étend des Congo au Kenya et vers le sud, l’autre qui regroupe la zone africaine occidentale, l’ancien empire du Bénin, soudano-nilotique avec les villes d’Accra et Lagos comme capitales. Une zone échappe pour le moment à cette distribution, c’est la zone nilotique qui englobe la corne de l’Afrique de l’Ethiopie et le sud du Soudan vers la Somalie.
Au Proche-Orient on assiste à un changement de dirigeants. C’est la fin de la guerre civile au Liban, l’accord de Taef (novembre 1989) conduit au vote d’une nouvelle constitution qui partage le pouvoir entre les différentes composantes du pays. En 1995, la réalité du pouvoir saoudien passe des mains du Roi Fahd à celles du prince héritier le prince Abdallah. En Jordanie, le Roi Hussein meurt fin 1999 et son fils Abdallah prend sa place. En juin 2000 la Syrie, qui conserve tout son poids au Liban, voit son dictateur transférer son pouvoir entre les mains de son fils et mourir. Bachir Al Assad porte alors les espoirs de la nouvelle génération.
En Israël, on passe des accords d’Oslo à l’assassinat d’Itzhak Rabin et à l’arrivée d’Ariel Sharon au pouvoir en janvier 2001. La région s’embrase.
En Asie, la Chine communiste doit faire face à la disparition de la source de l’idéologie communiste. Même si elle avait pris à plusieurs reprises ses distances d’avec Moscou, elle lui était restée liée idéologiquement. Seule face au capitalisme triomphant, pour ne pas subir le même sort, la bureaucratie pékinoise doit adapter son discours et s’ouvrir au vent qui souffle. Deng Xiaoping quitte le pouvoir après avoir assuré la transition en douceur (pour le pouvoir) et assumé la répression de la place Tian’anmen à Pékin.
L’autre grand pays asiatique, l’Inde reste englué dans le conflit avec le Pakistan à propos du Cachemire et apparaîtrait comme étranger aux bouleversements en cours s’il n’y avait le retour des conflits religieux. Avec l’incendie de la mosquée d’Ayodhya, en décembre 1992, réapparaît ce que l’on pouvait croire disparu le fondamentalisme politique hindou. Le parti qui l’incarne arrive au pouvoir en 1996.
L’Amérique latine entre en crise pendant ces années là. Pinochet cède le pouvoir en mars 1990 après des revers électoraux. Patricio Aylwin, chrétien démocrate, lui succède et rétablit la démocratie parlementaire.
Le reste du sous-continent américain est confronté à une situation économique extrêmement dégradée. En février 1998 le Venezuela se donne un caudillo populiste, Hugo Chavez. L’Argentine, sortie de la dictature depuis six ans, envoit à la présidence le candidat péroniste populiste, Carlos Menem, qui impose l’austérité. Le Brésil sorti quelque temps après de sa propre dictature est dans la même situation. Ce sera le cas de tous les autres pays latino-américains, il faudra le début des années 2000 pour que l’on voit émerger une nouvelle classe dirigeante. Mais hormis au Chili le tournant du XXIe siècle est loin d’avoir été fait.

L’équilibre de la terreur et l’explosion technologique

La fin de l’équilibre de la terreur qui nous avait permis de dormir à la fois inquiets et tranquilles pendant tant d’années, ouvre la porte aux apprentis-sorciers. Plus personne ne contrôle quoi que ce soit. La force nucléaire est dispersée entre des pouvoirs peu fiables. Israël en dispose, confronté à des forces qui veulent sa disparition, rien ne dit que poussé à bout il n’en ferait pas usage. L’Iran, aux mains des religieux, en dispose aussi. Le feu du ciel est un message de foi depuis bien longtemps. L’Inde et le Pakistan dans leur conflit perpétuel au Cachemire ont le doigt sur le bouton depuis des lustres. La Chine, à la population innombrable, et sa voisine la Corée du nord, au chef autiste, sont dans la même position
Ces douze années ont vu exploser un phénomène technologique qui n’a pas fini de faire des vagues dans le monde entier. Internet, une technologie développée dans les milieux universitaires et scientifiques, explose. Tout ce qui relève de la communication est touché. D’abord salué avec une certaine défiance, considéré par beaucoup d’intellectuels comme un nouveau Léviathan, l’usage du Net est devenu ordinaire. Le plus frappant dans ce phénomène est le fait qu’il a rencontré le besoin de millions de gens de s’informer et d’informer autrui sans avoir à passer sous les fourches caudines des maisons d’édition ou de presse. D’autre part, il faut reconnaître qu’il est impossible de savoir aujourd’hui ce qui est rentable et ne l’est pas. Si les entreprises qui produisent le « hardware », c’est-à-dire l’appareillage qui permet la circulation de l’information, sont florissantes, on ne sait rien par ailleurs du rapport chiffre d’affaire/investissement des grandes entreprises présentes sur la toile. Il est d’autre part clair que la partie gratuite est supérieure à la partie payante, et que ce n’est que parce que cette partie gratuite existe que la partie payante fonctionne. Les premières années du fonctionnement du web verront un certain nombre d’intellectuels publier des ouvrages présentant ce nouveau média comme un nouveau Léviathan. Mais son utilisation permanente par tous les contestataires, la lutte engagée par les tenants des logiciels libres, et l’abondance des informations gratuites qui y sont présentes n’ont trouvé d’écho chez aucun de ces spécialistes. Personne ne se penche sur la façon dont circule l’information sur ce réseau. Qui a peur ?

Le rouleau compresseur de la mondialisation

Les treize années qui séparent la chute du Mur de la chute des tours ont vu se libérer une puissance créatrice inimaginable auparavant et ce, dans tous les domaines, aussi bien celui de la mort, les engins Tomahawk par exemple, que celui de la vie avec les OGM et autres manipulations génétiques, celui de l’information avec Internet. On pourrait certes, en ajouter bien d’autres comme le rouleau compresseur de la mondialisation. Derrière ce terme positif (qui oserait contester la présence du monde ?) se cache la normalisation de ses habitants. La traduction anglaise de ce terme : « globalisation », indique bien mieux ce qui est en train de se passer. Le prolétaire euro-américain devient le concurrent direct de son équivalent asiatique ou latino-américain sur un marché du travail devenu mondial. Les biens produits adoptent partout la même apparence, la consommation devient une fin en soi. Le consumérisme est l’idéologie dominante et le formatage de la production son vecteur. Dans ce contexte, la publicité remplit un nouveau rôle. Elle n’est plus seulement un mode de marketing, elle devient le porte-parole d’un système économique, elle énonce ses valeurs, elle est son catéchisme. La réaction de la justice française aux « taggages » effectués par des compagnons dans les couloirs du métro parisien montre à quel point ils avaient touché juste.
Tout cela va de pair avec ce que l’on appelle pudiquement la « dérégulation de l’économie » qui n’est autre chose que la revanche du capital sur les velléités de contrôle exercées par des forces politiques adossées aux syndicats réformistes. Derrière ce retour à la « liberté d’entreprendre » des groupes économiques modèlent un nouveau monde où les flux financiers sont rois. Multinationales, groupes transnationaux, fonds de gestion, groupes d’influences [3], on ne sait plus comment appeler ces entités qui contrôlent le marché financier qui a pour nom « la Bourse ». Le capital s’y est autonomisé de la production. Il est devenu pur. C’est l’échange financier qui est la vraie source de son pouvoir. Par le contrôle informatique des marchés, il n’y a plus de risque de Krach boursier. La façon dont la « bulle Internet » a gonflé puis éclaté en faisant un nombre réduit de victimes en est l’illustration.
Par ailleurs la brutalité et la rapidité de cette globalisation ont fait ressortir de manière presque caricaturale le peu de relations internationales des libertaires malgré leur apparition en masse sur Internet.

La fin des idéologies et de l’histoire…

La chute du Mur sonne la fin de l’idéologie marxo-lénino-stalinienne. Certains, bien intentionnés ont cru alors pouvoir annoncer la fin de l’histoire, d’autres, plus intéressés, la fin des idéologies. C’était une conception bien réduite de l’histoire de l’humanité, que développait Francis Fukuyama [4] en avançant qu’il ne s’agissait pas de la fin des événements humains mais de la fin de l’évolution de la pensée humaine. Tout aurait été dit par Hegel, Marx et consorts, d’une part et d’autre part l’échec du « socialisme » démontrerait de façon éclatante que la démocratie libérale et son corollaire le capitalisme éclairé ont démontré qu’ils sont la forme la plus élevée de l’organisation humaine. Il n’y a plus d’alternative.
En proclamant la fin des idéologies, les pouvoirs en place voulaient profiter de la disparition du communisme stalinien, de la mère des idéologies pour disqualifier et empêcher toute résurgence d’une contestation nouvelle de leur ordre. On voit aujourd’hui à quel point ils se sont trompés, l’idéologie islamiste à pris la place laissée vacante. Le communisme soviétique n’avait jamais été une alternative à la démocratie capitaliste mais une forme mieux adaptée aux conditions russes. L’absence de recherches, de réflexions, non seulement sur ce que fut exactement le régime du communisme réel mais surtout sur les raisons qui firent qu’il fut aussi séduisant auprès de la plupart des intellectuels comme des militants ouvriers, ne peut que laisser un goût amer dans la bouche de ceux qui luttèrent contre son imposture. La parution, courageuse [5], de livres portant sur les persécutions, liquidations des populations et des opposants politiques dans l’Union Soviétique comme dans les autres pays soumis à sa férule ne suffit pas. Les raisons profondes de cette fascination sont toujours là.
Nous savons que l’humanité écrit son histoire depuis son apparition autant dans son environnement que dans les livres et ce n’est pas près de s’arrêter, même si pour justifier une pratique, l’homme est prêt à construire les plus beaux et les plus séduisants des discours. On le voit bien en écoutant tous ceux qui louent les effets du marché et plaident en faveur du capitalisme plus ou moins tempéré. Au mieux, l’âge d’or est à notre porte, il suffit de laisser le renard libre dans le poulailler, au pire de toutes façons il n’y a pas le choix, il n’y a pas d’alternative.
Nous devons, nous anarchistes et libertaires, reconnaître que nous sommes orphelins du stalinisme. Nous n’avons plus personne à vouer aux gémonies, nous sommes la seule alternative à l’ogre capitaliste et l’on peut craindre qu’il ait encore des jolis moments à vivre. Les gauches, orphelines du grand frère communiste, se sont réfugiées dans des formes plus ou moins élaborées d’ « alter » politique, en évitant soigneusement de poser le problème du pouvoir, tant dans leurs fonctionnements internes que dans la société en général. Ainsi, elles ont rassemblé des milliers de gens révoltés par la situation de notre monde mais sans repères théoriques. Insidieusement, un nouveau concept s’est fait alors jour dans les pays développés. Puisqu’il n’y a plus d’alternative, il n’y a plus de raison d’avoir des positions divergentes. On va donc rechercher le consensus. Les médias secondés par le personnel politique vont jouer dans ce processus un rôle déterminant. Le slogan « tous ensemble, tous ensemble ! » est le symbole même de cette attitude.

La guerre

Le 11 septembre 2001, la chute des tours de New York est venue nous secouer. La fin de ces symboles d’un capitalisme triomphant non seulement n’était pas notre victoire, mais allait marquer le début d’un affrontement dans lequel nous risquions d’être broyés. Après les concepts militaires de « guerre de haute intensité et de guerre de basse intensité [6] » voici venue l’idée de « terrorisme de haute technologie et de terrorisme de basse technologie ». On nous enjoint de choisir entre le terrorisme des riches et celui des pauvres.
La première guerre du Golfe était le signe tangible de l’effacement du bloc soviétique. La chute des tours marque la réapparition d’une alternative au règne du capitalisme et de l’impérialisme américain. Même si nous rejetons de toutes nos forces ce nouveau projet, de la même façon que nous avons combattu l’alternative communiste, nous sommes bien obligés de relever le fait que la guerre sociale a commencé.

Dans le conflit qui aujourd’hui oppose le binôme capitalisme-impérialisme au proto-état [7] terroriste, une issue militaro/diplomatique n’est pas possible et cela pour plusieurs raisons. Dans un premier temps, il n’y a personne avec qui négocier. La grande force de cette alternative est à la fois sa prétention à l’universel et son refus de prendre le pouvoir dans un seul pays. Ensuite, l’arme essentielle de ce proto-état est le désordre, le malheur et la violence. Il s’en nourrit et les utilise comme armes. La misère du monde, l’injustice nourrissent la révolte de ces jeunes intellectuels islamisants exclus d’un quelconque accès au pouvoir par des régimes sclérosés. La seule riposte possible est la paix et le bien être, choses qui sont complètement contradictoires avec les fondements du capitalisme.
Un continent semble échapper à cette problématique : l’Afrique noire. Le discours islamiste du djihad ne semble pas avoir de résonance dans les populations noires musulmanes. Cela est certainement dû à la particularité de l’islam africain, proche du soufisme et encore très influencé par l’animisme traditionnel. De plus, le concept de croisade, ou djihad, est quelque chose qui est assez incompréhensible pour la culture africaine. D’autre part, la nouvelle réorganisation de l’Afrique a pour conséquence le déplacement de ses centres d’intérêt. Mais le patrimoine pétrolier de ce continent aiguise déjà les appétits et on peut craindre que, face aux difficultés irakiennes, les grandes sœurs pétrolières [8] se rabattent sur le golfe de Guinée.
Car, après le conflit idéologique qui oppose un islam combattant au grand Satan américain, il y a la conquête hystérique des gisements du pétrole par un pays qui prend conscience que la disparition incontournable de ce carburant fait peser sur son économie un danger bien plus grand que n’importe quelle destruction de tours. La guerre en cours n’est pas seulement une guerre contre le terrorisme mais c’est aussi une guerre capitaliste au sens strict du mot pour la maîtrise des matières premières et du pétrole en priorité.

Et maintenant

De la chute du Mur de Berlin à la chute des tours new-yorkaises le monde a bien changé, plus que cela, il s’est recomposé. Si le siècle des révolutions, répondant aux critères européens, est bien terminé, celui qui s’ouvre devant nous est plein d’inconnu. Les camps en présence sont tout à la fois clairement délimités quand il s’agit de pays et complètement vagues quand il s’agit du combat entre le grand Satan et le camp de l’insurrection armée permanente à idéologie islamiste. L’imbrication des deux conflits risque de conduire à des situations qui peuvent dégénérer.
La lutte économique oppose le camp euraméricain, lui-même divisé en deux blocs Europe et Etats-Unis, aux camps asiatiques aux intérêts bien divergents, que ce soit le bloc russe, l’immense empire chinois ou le sous-continent indien.
Le combat idéologique a disparu, il est devenu incongru et pour tout dire obscène.

Et ici

Nous voulons, tout à la fois essayer de comprendre ce qui a changé d’un siècle à l’autre et répertorier les héritages du XXe siècle.
Le communisme est mort, il a disparu laissant derrière lui un champ de ruines. Mais est-il vraiment aussi mort que cela ? Il faut mener une analyse des séquelles laissées par ce type de régime. Il serait intéressant de voir si cette conception d’une société à la fois autoritaire et prenant en charge le bien-être élémentaire des gens n’est pas toujours en activité.
Le terme même de révolution est devenu criminogène. Si sa nécessité est évidente, quelle peut être sa forme ? La Révolution est-elle une espèce d’apocalypse, de parousie ou une suite de réformismes radicaux ?
La violence révolutionnaire est-elle encore viable ? Quels héritages nous laissent les révolutions passées ?
Comment utiliser dans nos analyses les concepts de classes sociales, ou est passé le prolétariat ?
Nous avons dans notre héritage un certain nombre d’évènements qui ont pris la dimension de mythes. Faut-il et peut-on les questionner ?
Cette énumération n’est pas close. Un certain nombre d’autres pistes de recherche où un regard anarchiste peut permettre de sortir du discours traditionnel sont à explorer.
Voilà les tâches que nous aimerions initier ici et maintenant.
Pierre Sommermeyer

[1Contraction familière de Volkspolizei, police du peuple.

[2Claudio Albertini, A contretemps N° 13 septembre 2003

[3Groupe de Bilderberg, G8, Carlyle, sont la partie immergée, si peu, de ceux qui veulent gouverner le monde.

[4Francis Fukuyama La fin de l’histoire et le dernier homme Flammarion Paris 1992 340 p .

[5Il faut se rappeler la polémique hystérique qui se développa au moment de la publication des livres de Courtois et alter : Le livre noir du communisme Robert Laffont Paris 1997 840 p.
Autant chez les gauchistes de tout poil que dans les rangs anarchistes : cf Réfractions ???

[6Ronald Creagh "Le nouvel ordre cynique" Réfractions N°8

[7La lecture de l’article précité de Ronald Creagh est éclairante à cet égard.

[8Les sept plus grandes compagnies pétrolières, américaines, britanniques, hollandaises et françaises (appelées les « Sept Sœurs ») ont signé un accord de non-concurrence à Achnacarry en Écosse en 1928 dans lequel, entre autres choses, elles s’engageaient à ne pas développer le pétrole du Moyen-Orient sans la participation des autres membres (entente de la Ligne Rouge). Bernard Cloutier, spécialiste du Pétrole, Québec