FERRUA, Pietro. "Interprétation gouvernementale"

CHOMSKY, Noam (1928-....)STONE, I. F. Journaliste des États-UnisalbumFERRUA, Pietro (Piero) Michele Stefano (1930 - ....)GAULLE, Charles de (général)FLN (Front de Libération Nationale), Algérie FREI, Eduardo (président du Chili)KUBITSCHEK, JoscelinoLULA DA SILVA, Luiz InacioCASALS, PabloKING, Coretta ScottRUSK, DeanCASTRO, FidelSCHWARZKOPF, H. Norman (general)INSDORF, AnnetteDOLCI, DaniloGuerres et révolutions. Déserteur

Pietro Ferrua travaille comme interprète. Il nous livre ici quelques expériences avec certains Chefs d’Etat.

Qui peut résister à une requête de collaboration de Ronald Creagh ?
J’allais le faire, pour la première fois. Ma justification allait être logique et acceptable : le code de déontologie de l’interprète AIIC qui interdit de révéler quoi que ce soit de ce qu’il apprend lors de ses prestations.
Toute réflexion faite et après avoir passé en revue la liste des chefs d’Etat et de Gouvernement que j’ai interprétés le long des années, je me rends compte que la plupart d’entre eux n’est plus de ce monde et que je pouvais au moins évoquer ceux qui sont décédés.
Une autre règle de l’association à laquelle j’appartiens depuis des décennies, stipule que l’on ne doit profiter financièrement en dévoilant des renseignements appris au cours d’une séance d’interprétation. Comme aucune rémunération ne m’a été proposée pour cet article, je n’ai pas de soucis à me faire à ce sujet.
Une autre raison qui m’a fait changer d’avis est celle de répondre indirectement à une attaque, publiée contre moi, il y a vingt-cinq ans, par un organe anarchiste britannique, le Freedom de Londres, au sujet du Premier Symposium International sur l’Anarchisme que j’avais organisé en 1980 à Portland, au Lewis and Clark College, une université privée où j’enseignais alors. L’article était signé par un camarade qui n’était même pas présent et qui avait basé son compte-rendu sur des racontars. Mais, essentiellement, ce qu’on me reprochait c’était un article de deux pages, paru dans un quotidien local, qui faisait état de ma profession d’interprète diplomatique et qui montrait ( ô horreur !) ma photo à côté d’un Roi, d’un président de la République et d’un Grand-Duc. L’auteur de l’article était Franco Albi, un ami italien qui ne se disait pas anarchiste, mais qui avait quand même collaboré au symposium en présentant un mémoire sur la vie d’un militant calabrais bien connu. Albi avait déjà publié un long article sur la rencontre internationale anarchiste dans le même journal, une semaine auparavant. Le rédacteur du supplément dominical, un autre italo-américain, avait cru bon choisir cette date de publication (j’avais été interviewé des semaines avant) probablement croyant nous faire plaisir (et non pas pour nous embarrasser) en montrant que les anarchistes n’étaient pas nécessairement dangereux, ne tuaient pas systématiquement les rois, etc… mais l’effet auprès des camarades fut au contraire négatif.
L’occasion d’une explication se présente enfin. Ceux parmi les camarades qui m’ont vu évoluer –il y en a qui me connaissent depuis soixante ans et plus- savent que j’ai toujours été "l’anarchiste du dialogue" et que, dans ma longue expérience de militant, j’ai eu l’occasion d’expliquer ma vision de l’anarchisme à toutes sortes de personnes, célèbres ou inconnues, pauvres ou riches, illettrées ou érudites, jeunes ou vieilles, et ainsi de suite. Parmi mes amis, mes connaissances, mes accointances, on peut énumérer des mendiants, des prostituées, des voleurs, des assassins, des nonnes et autres membres des ordres ou du clergé, des militaires de tout grade, des rois, des juges, des criminels nazis, des bourgeois, des banquiers, des ouvriers, des paysans, etc..que j’ai toujours et tous traités avec la même amabilité et déférence.
J’ai toujours pensé que si on veut "faire" l’anarchie, on ne peut la construire qu’avec les autres, on ne peut pas l’imposer mais seulement la proposer. Cette prédisposition à l’échange m’a automatiquement mis dans des conditions de disponibilité à toute rencontre, à toute alliance (sur un plan d’égalité), à toute négociation, à toute entente qui ne pût être considérée comme une capitulation ou un compromis honteux.
Dans la résistance contre les fascistes et les nazis n’étions-nous pas unis : monarchistes et communistes, démocrates-chrétiens et anarchistes ? Pendant la guerre d’Algérie ne nous réunissions-nous pas dans une Eglise de Lyon pour sauver de la torture les membres du FLN recherchés (et dans notre réseau il y avait juifs et catholiques, marxistes et anrchistes, croyants et athées) ? Sous la dictature militaire au Brésil n’avons-nous pas collaboré avec des catholiques et des communistes ? Et ainsi de suite.
Mais même dans la vie normale de tous les jours, surtout lors de mes années genevoises, des rencontres "bizarres" avaient lieu. La Suisse regorgeait d’exilés de toutes provenances : des dictatures fascistes, des dictatures bolchéviques, des nouvelles républiques. Il n’était pas étonnant de partager une exposition d’art avec une ex-reine ou un thé avec une ex-impératrice, et ainsi de suite. Parmi mes amies de cette époque, une princesse de sang royal, femme charmante, intelligente, cultivée, pleine d’humour, que je voyais en début de semaine et qui me racontait ce qu’elle avait fait pendant le week-end : une audience chez le Pape, une leçon de peinture à Vienne (avec un artiste socialiste), le dernier spectacle vu à Paris. Parfois on se taquinait : "Oui, vous les anarchistes vous avez bien tué quelques-uns de nos ancêtres (des rois) mais combien plus d’anarchistes avons-nous massacrés !" Cette jeune personne un jour décida de se rendre indépendante et gagner sa vie pour se soustraire à un mariage d’Etat que son père voulait lui imposer. Je la présentai au propriétaire (américain et juif) d’un bureau de traduction et elle (princesse et catholique) exhiba son DIPLOME DE TRADUCTEUR de l’Université de Genève et fut mise en liste d’attente. Puis je la fis engager dans une école où j’enseignais moi-même et où elle donna quelques leçons d’italien. Elle y resta le temps d’un soupir : la famille considérait contre la bienséance qu’elle travaillât comme une simple petite bourgeoise. On lui pardonna sa révolte de jeunesse et on ne lui imposa plus un mariage dont elle ne voulait pas entendre parler. Quand on l’engagea dans mon Ecole le Directeur lui avait fait part de son étonnement en entendant qu’elle était recommandée par un anarchiste notoire. Il osa lui demander d’où elle me connaissait. Son mot d’esprit fut étonnant : "on était amis d’enfance". Ce qui ne pouvait pas être vrai, puisque j’étais son aîné de neuf ans. Il comprit sans doute que cette répartie pleine d’humour était une manière élégante de lui faire comprendre qu’il n’aurait pas dû se mêler de ce qui ne le regardait pas. Après mon départ de Genève je n’ai pas cultivé cette amitié, surtout pour son bien (j’avais eu maille à partir avec la justice helvétique) et sans doute aussi pour un orgueil stupide de ma part, mais j’ai beaucoup chéri cette amitié. Elle m’a inspiré, des années plus tard, beaucoup de traits du personnage d’Iphigénie dans la pièce homonyme que j’écrivis.

Cette longue introduction permettra de mieux comprendre comment je suis à l’aise avec des personnes de toutes les classes sociales et ai pu, tant bien que mal, m’acquitter de mes tâches d’interprète de haut niveau où d’autres, moins aguerris que moi, ont échoué, faute de pouvoir "rester naturels" en toutes circonstances et avec qui que ce soit. Le fait de considérer toute personne d’abord comme une personne humaine, quel que soit son statut social, m’a sans doute permis d’éviter le trac dans les circonstances qui vont suivre.
Ma carrière d’interprète "diplomatique" commença en 1965. Je travaillais seulement depuis deux ans comme inteprète de conférences sur le marché brésilien quand j’ai été soudain catapulté au niveau ministériel. Parmi mes collègues brésiliens je m’étais lié d’amitié avec Nora Martins. Fille d’un ambassadeur de carrière et d’une sculptrice célèbre, Nora était fort intelligente et cultivée, sympathique et pleine de charme. Elle était absolument bilingue mais travaillait de préférence en cabine anglaise. Je l’écoutais chaque fois que je pouvais parce qu’elle s’exprimait en un anglais on ne peut plus élégant. Un soir elle nous invita, ma femme et moi, chez elle, histoire de nous présenter son nouveau mari. Nous parlâmes beaucoup d’anarchisme et j’étais étonné par leur intérêt soudain en mes convictions politiques. J’en compris ensuite la raison, M. Carlos Leckie Lobo avait été nommé chef du cérémonial au Ministère des Affaires Etrangères et était chargé d’organiser l’accueil de plusieurs chefs d’état et de gouvernement (il me fallut longtemps pour comprendre la différence, pourtant importante). Pour les rencontres officielles il y aurait des discours qu’il fallait interpréter en simultanée, en consécutive, en chuchotage ou une combinaison de tout cela, selon les circonstances. Ce projet revêtait plusieurs aspects : politiques, techniques, d’étiquette. Le Brésil était alors une dictature militaire, contre laquelle je m’étais déjà prononcé. Le ministre m’assura qu’aucune restriction ne me serait imposée et qu’aucune enquête ne serait conduite sur moi. Je n’avais aucun serment à prêter. Je pouvais garder mes idées mais je n’avais aucun besoin de les exprimer dans mes heures de service. Ma tâche était plutôt celle de faciliter le dialogue entre deux interlocuteurs le plus fidèlement et impersonnellement possible.

Je demandais un temps de réflexion et consultais même quelques camarades. L’un d’entre eux, qui était médecin, me dit : "moi aussi j’ai une éthique professionnelle à respecter et si je dois soigner un "ennemi" je le fais avec le même engagement que s’il s’agissait d’un ami". Je pensai alors que si j’avais pu entretenir des rapports avec le criminel nazi Kappler (nous partagions la même prison, encore que pour des raisons exactement opposées) je pouvais faire la même chose avec le général du jour. Un autre camarade suggéra que fréquentant ce milieu je pouvais sans doute apprendre quelques secrets utiles. Ma réponse fut donc affirmative.

Mon premier client aurait dû être le Général de Gaulle, en visite officielle au Brésil. La décision du Ministère des Affaires Etrangères du Brésil fut immédiate et je fus choisi. Il y avait au moins deux collègues dont le français était meilleur que le mien (une belge et une suissesse) mais malheureusement le protocole voulait qu’une voix de femme ne pût représenter un chef d’Etat aussi "virile"que le général français. La France, cependant, avait des archives policières bien organisées et mon nom les offusqua : n’étais-je pas la même personne à qui on avait refusé un visa d’entrée, quelques années auparavant, à l’époque de la guerre d’Algérie ? J’avais effectivement co-fondé un réseau des Jeunesses Libertaires pour accueillir les réfractaires français et nord-africains en Suisse. N’avais-je pas aidé Jeune Résistance et le FLN ? Tout cela était évidemment fiché et les services de renseignements français refusèrent, poliment mais fermement, ma prestation. On engagea à la dernière minute M. Cox à ma place. Malgré son nom anglophone, ce monsieur était brésilien, parlait un français impeccable, ayant épousé une française et enseignant lui-même à l’Alliance Française. Fils de diplomates, sauf erreur, il était absolument bilingue. Seulement voilà, on ne peut, même étant un excellent professeur, s’improviser interprète. Il n’avait pas été lui-même fier de sa prestation et avoua ne pas avoir prévu les difficultés d’un métier qu’il n’avait jamais pratiqué auparavant.
Le Ministère m’appela quelques mois plus tard pour une autre visite officielle, celle du Président de la République Italienne. Il n’y avait aucun interprète professionnel italien au Brésil et une seule interprète pouvant aller de l’italien vers le portugais. Il s’agissait de Nice Figueiredo, divorcée de Paolo Rissone (un peintre italien)qui était journaliste et de foi communiste. Pour le protocole il fallait un homme et j’aurais donc dû faire l’interprète dans les deux sens : quelle responsabilité ! Est-ce que le service secret italien aurait autorisé ma présence à côté de Giuseppe Saragat ? Tout en étant un camarade socialiste et un ancien exilé à l’époque du fascisme il était quand même un chef d’État. Mon statut officiel au Brésil était encore celui d’apatride et mon passeport brésilien ne me serait livré que l’année suivante. Je possédais un passeport italien, qui avait été délivré par le Consul d’Italie à Rio de Janeiro, M. Alfredo Stendardo. C’était un gentilhomme et en plus il était pacifiste, avait été consul à Budapest pendant la guerre et avait émis des passeports italiens à toutes sortes d’antifascistes (surtout à des juifs) afin qu’ils pussent se soustraire aux persécutions des nazis. Il continuait évidemment à résister, sachant que le Brésil était devenu une dictature militaire. En me remettant ce précieux document (et il en fit un pour ma femme et mes enfants aussi) il me recommanda de l’utiliser seulement en cas d’extrême urgence. Le passeport était valable pour le seul retour en Italie, mais on me fit comprendre qu’il y avait beaucoup de pays entre le Brésil et la Péninsule et que j’aurais pu m’arrêter dans n’importe lequel d’entre eux pour échapper aux militaires brésiliens, mais sans me jeter dans la gueule du loup, les italiens me considérant déserteur et des dispositions d’arrestation existaient encore dans la liste des recherchés par la loi italienne.
Cette fois-ci, cependant, tout se passa mystérieusement bien et personne ne s’opposa à mon engagement professionnel. J’interprétai donc pour le président d’Italie en simultanée au Parlement, en consécutive au Tribunal Suprême et en chuchotage dans toutes les autres rencontres officielles. J’étais à la une dans les magazines illustrés et on me fournit force photos à envoyer en Italie comme blague. Mais mon père et quelques amis s’étonnèrent que je n’eusse pas profité de l’occasion pour exposer à Saragat ma situation militaire d’objecteur de conscience ayant purgé entièrement une peine de quinze mois mais encore considéré soumis à des obligations militaires et ne pouvant pas rentrer en Italie, malgré les nombreuses pétitions à cet effet présentées par des avocats, des députés, des sénateurs de tous les bords. Mais, justement, une des règles de l’interprète consciencieux c’est de savoir s’effacer et certainement de ne pas tirer avantage d’une situation d’accointance provisoire avec une personnalité influente.

Si, dans quelques cas, je me suis laissé aller à des confidences personnelles (ce fut le cas avec le Grand-Duc et la Grande-Duchesse du Luxembourg) c’est parce qu’on m’y avait invité, sans doute pour tuer le temps, en attendant le commencement du banquet officiel, ou en fumant une cigarette pendant le café (le briquet de mon collègue brésilien, Sérgio de Albuquerque, ayant une flamme mal règlée il risqua d’allumer non seulement la cigarette de la Grand-Duchesse mais sa chevelure aussi).

En novembre 1965, le Roi et la Reine des Belges visitèrent le Brésil. Je fus désigné comme interprète français de Leurs Majestés, toujours en compagnie de Sergio de Albuquerque, qui interprétait vers le portugais. On nous expliqua qu’il fallait dire Sa Majesté au nominatif et "Votre Majesté" au vocatif. Il fallait exercer une certaine gymnastique dans le domaine de la logique et comprendre que pour vous tout semble nominatif parce que vous n’adressez jamais la parole au Roi mais ne faites que rapporter, mais il faut se mettre dans la peau de l’interlocuteur que vous représentez, c’est-à-dire que c’est vous qui parlez.Une fois démonté le mécanisme tout devient évident.
Au bout de trois expériences de ce genre on vous considère "spécialiste" et vous êtes consulté par d’autres interprètes, pour d’autres langues dans lesquelles vous n’interprétez pas et qui veulent connaître de vous les "ficelles" du métier.

Faute de pouvoir révéler des détails particuliers et précis, il faut que je me limite à des observations d’ordre général, soient-elles positives ou négatives. En ce qui concerne la cohérence anarchiste, je n’ai pas à me plaindre : on ne m’a JAMAIS demandé de signer quoi que ce soit (mis à part un contrat ad hoc), de prêter un quelconque serment, de m’engager dans un sens ou dans l’autre. Ma rémunération était à peu près la même que celle du marché privé. Certains gouvernements pour lesquels j’ai travaillé (toujours pour de brefs engagements ponctuels) payent ce que vous leur demandez (le Canada, par exemple), d’autres vous proposent une rémunération convenable basée sur les honoraires du marché privé local (le Brésil et l’Italie, entre autres), d’autres encore appliquent leurs propres tarifs (comme la France et les Etats-Unis). Le traitement (logement, repas) varie du mieux au pire. Au Brésil, par exemple, vous êtes assis parmi les notables (je pouvais prévoir un coup d’Etat, une crise, un remaniement du Cabinet Ministériel, quand on me faisait asseoir à la place réservée au Chef de l’État-Major, invariablement absent du banquet officiel dans des cas semblables) et vous faites bonne chère. Je conserve encore le menu du banquet offert par le Gouverneur de l’Etat de Minas Gerais, Magalhães Pinto, en l’honneur du Grand-Duc et de la Grande-Duchesse du Luxembourg, où tous les plats étaient présentés avec les épithètes "Grand-Duc"ou "A la Luxembourgeoise", pour montrer la volonté de plaire. A São Paulo, lorsque j’accompagnai le Roi et la Reine des Belges, le Gouverneur Adhemar de Barros me dispensa de mes fonctions sous prétexte que l’Etat local avait ses propres interprètes, mais avec un geste d’hospitalité me fit mettre à une table où on servait le même menu, arrosé du commencement à la fin, de Taittinger Brut Cuvée Spéciale. Comme je ne devais pas travailler, je pouvais m’en donner à coeur joie.
A la Maison Blanche, par contre on nous servit du vin de qualité infime et d’une marque qui était boycottée par les syndicats, à ce moment-là. Heureusement un agréable petit orchestre de jazz nous fit oublier tout déboire.
Les repas gouvernementaux dans les autres pays se situaient entre ces deux extrêmes, la France, la Suisse, l’Italie et l’Argentine se classant parmi les meilleurs.
Mais tous les contrats ne se ressemblent pas. Parfois c’est une chaîne de télévision qui vous engage et vous n’avez aucun contact avec le Chef d’Etat. Ce fut le cas de Bill Clinton que j’interprétai lors de son discours inaugural. La voix et l’image venaient de Washington, le studio était situé à Ecully, dans la banlieue de Lyon, alors que ma voix était enregistrée sur cassette. Le public italien entendit donc ma voix dans la bouche de Clinton seulement le lendemain. La même chaîne, Euronews, m’engagea aussi pour les funerailles du roi Alphonse d’Espagne (dans le sens espagnol-italien) et pour les Elections Françaises (dans le sens français-italien).
Dans d’autres circonstances vous êtes en cabine et vous faites de la simultanée pour un chef d’Etat ou de Gouvernement qui est présent en salle mais avec qui vous avez peu de contact ou pas de rapport du tout. Cela s’est passé en Argentine, au Chili, en Espagne.
A Santiago, le Président Frei vint inaugurer notre Congrès ( c’était en 1969). Il fit son discours mais ne serra la main qu’aux hommes, car, à part lui, nous étions trois en tout, l’archevêque et deux interprètes, les autres centaines (milliers ?) de délégués appartenaient à l’autre sexe. Il s’agissait d’une réunion internationale de sages-femmes…
Parfois il m’est arrivé de "refuser" d’ínterpréter un chef d’Etat. Ce fut à Copenhagen en 1985. La reine du Danemark fit un discours en anglais. C’était mon tour mais ma collègue me demanda si elle pouvait en faire "un peu", elle y tenait. Je ne sais plus si c’était parce qu’elle était monarchiste ou parce qu’elle voulait enrichir son curriculum-vitae. Me souvenant que si l’étiquette diplomatique veut que ce soit une voix d’homme qui inteprète pour un chef d’Etat mâle, l’opposé devait aussi être vrai, encore que n’eussions pas reçu d’instructions à cet effet. Je lui proposai donc de garder le micro jusqu’à la fin du discours. Il me semble que cela m’arriva encore d’autres fois, sans doute en Hollande et en Angleterre, où il y a encore des reines.
Par contre il m’est arrivé d’interpréter des conférenciers royaux ou impériaux, qui parlaient dans une langue qui n’était pas une de mes langues passives (en Suède ou au Japon, par exemple). Je ne les ai pas ajoutées à ma liste considérant que mon interprétation était indirecte, prise de la cabine anglaise qui, elle , inteprétait directement du suédois et du japonais. Il y a des inteprètes (AIIC) qui pensent différemment. A Madrid, par exemple, à une conférence syndicale où il y avait une dizaine de cabines, seulement deux ou trois d’entre elles contenaient des interprètes possédant l’espagnol passif, toutes les autres le prenaient en relais de la cabine française où je me trouvais. Le conférencier le plus important fut le socialiste Felipe González, alors chef du Gouvernement, qui parla 40 à 50 minutes d’affilée. Presque tout le poids de la conférence était sur moi, mon collègue de cabine ne sachant pas l’espagnol et presque toutes les autres cabines étant branchées sur la mienne. Beaucoup de mes collègues furent félicités de leur élégante interprétation. Evidemment il y a du mérite même si on ne prend pas le discours en direct. De mon côté, je n’ai jamais osé me targuer avoir interprété tel ou tel chef d’État pris en relais et je ne les ai jamais ajoutés à ma liste de "clients".
A propos de liste, parlons-en un peu. Après mon départ en exil du Brésil (malgré mes contacts ministériels et en dehors de mes prestations, je continuais à m’exprimer publiquement en faveur de la démocratie et de l’anarchisme, ce qui me valut une arrestation de la part des autorités militaires, suivie d’un procès) je m’établis aux Etats-Unis. Il fallait, pour recevoir un permis de séjour et de travail, constituer un dossier de références et un curriculum vitae. Généralement ce n’est pas l’intéressé qui rédige sa biographie (surtout si c’est quelqu’un qui ne connaît pas les us et coûtumes du pays) mais un bureau de relations publiques, une secrétaire de faculté ou une âme secourable. Selon les circonstances jai eu recours à ce trois genres de solutions. De toutes façons il est difficile de mettre d’accord ne serait-ce que deux spécialistes là-dessus, ni sur la longueur du texte, ni sur son contenu. Tous m’ont indistinctement demandé de leur fournir des documents, des preuves, des lettres, des diplômes, etc… mais l’aspect qui a toujours le plus frappé mes aides étaient celui, justement, de l’interprétation diplomatique.
Dans ma liste il y avait quelques grands écrivains, artistes, savants, divers prix Nobel, qui, on m’excusera, me semblaient plus importants que des chefs d’État, mais ce n’était pas l’avis de mes rédacteurs. Voilà pourquoi mon curriculum vitae insiste sur cette catégorie. Je me suis alors demandé s’il fallait y ajouter les anciens présidents (comme Joscelino Kubitschek du Brésil, toujours cordial, sympathique, intelligent et qui a eu la vision de Brasilia et le courage d’en entreprendre et en réussir la construction) ou ceux qui sont devenus présidents bien après ma prestation de services. Un cas semblable serait celui de Lula, délégué syndical de la F.I.O.M., que je tutoyais et avec qui j’ai fait la foire à Tokyo en 1985, que j’ai revu, déjà un peu plus important dans le Brésil démocratique de 1987, et qui est devenu aujourd’hui le Président du pays. Et si un jour, me trouvant au Brésil ou ailleurs, j’avais à le rencontrer, je ne commettrai pas l’impair de me comporter familèrement avec lui, soit parce qu’il ne se souviendrait pas de moi, soit parce que ce n’est plus un délégué progressiste et persécuté (comme je l’ai été moi-même pendant une quinzaine d’années) mais il occupe la position de plus haute responabilité d’un pays dont, après tout, je suis un sujet.

L’interprète ne doit JAMAIS oublier d’être discret et de s’effacer. Mais une fois, au moins, on me reprocha (à tort, comme on verra) d’avoir fait le contraire. Ce fut avec le roi d’Espagne. Nous étions réunis en séance plénière, quelques centaines de délégués et une vingtaine d’interprètes, à Madrid, quand on nous annonça que nous serions reçus le lendemain par Sa Majesté le roi Juan d’Espagne. Tout le monde ne pouvait pas être admis au Palais Royal. On tria sur le volet une vingtaine de délégués et cinq interprètes. Je ne sais pas quel critère on adopta pour choisir les délégués mais je sais comment les interprètes furent choisis. Le chef-interprète était mon vieil ami Karl Gärtner, ancien camarade d’études à l’Université de Genève, ancien-président de l’Association d’Interprètes et Traducteurs (j’avais été nommé président par le Comité mais j’avais préféré céder ma place à Karl me contentant d’être son vice-président), ancien collègue d’enseignement à l’Ecole Internationale de Genève, co-rédacteur avec moi du code déontologique pour la profession de traducteur. Il ne faut pas croire, cependant, que magré notre solide amitié, cela fut le facteur déterminant de son choix ; il aurait pu, en effet, connaissant mes convictions anarchistes, m’écarter délibérément de cette rencontre royale sous prétexte d’incompatibilité politique. Mais, ceux qui connaissent Gärtner, comme moi, depuis désormais un demi-siècle, savent que chez lui la rigueur professionnelle prédomine quand il s’agit de prendre des décisions "techniques"importantes. Si je fus inclus dans le groupe restreint de cinq interprètes c’est tout simplement parce que j’étais le seul qui connaissait l’espagnol (les autres étant des interprètes de suédois, japonais, allemand et anglais) et qui aurait compris Sa Majesté pour faire du chuchotage tour à tour en italien, français, portugais et anglais, ou, selon la tournure des événements, capable de refaire le discours en français (ou en anglais) pour que les autres interprètes à leur tour le rendissent dans leurs langues respectives.
On nous disposa en deux rangées de dix délégués, avec les cinq interprètes situés en avant pour pouvoir se déplacer facilement. Le Roi entra et fut reçu par le secrétaire général de la Fédération Internationale des Ouvriers sur Métaux, Herman Rebhan, à qui il demanda d’être présenté aux délégués, ce que le camarade fit. Quand il arriva devant moi il avait oublié mon nom de famille et me présenta par mon prénom, sur quoi Sa Majesté enchaîna : "Vous êtes naturellement italien ?"- "Oui !"- répondis-je, "tout comme Votre Majesté" . "Et comment le savez-vous ?" continua le Roi. "J’ai dîné hier soir avec le sculpteur Santiago de Santiago qui m’a raconté que Votre Majesté est né à Rome". Äh ! vous connaissez Santiago ! Il y a plein de Santiago ici…" Et en ce disant il se tourna autour et montra du doigt les parois, puis ajouta "Sans doute pas ici, mais ailleurs dans le palais, mais d’ailleurs je vais le voir tout à l’heure, nous avons un déjeuner officiel ensemble".
Je savais bien qu’il s’agissait d’un déjeuner de l’OTAN, mais je ne dis rien. J’avais compris qu’il fallait toujours répondre à des questions royales, correctement mais sobrement, sans se mettre en évidence et, surtout, sans surenchérir. Seulement les mots indispensables, ne pas laisser tomber la conversation mais ne pas offrir d’informations personnelles hors de propos. C’est le Roi qui décide quand le moment de conclure est arrivé. C’est ce qui se passa. Si mon comportement fut exemplaire, il n’en fut pas moins critiqué par au moins un délégué du Tiers Monde qui se crut privé de quelques minutes de conversation collective. Je n’en revenais pas et dus produire une série de photos pour prouver que je ne tenais pas du tout à me mettre en évidence et qu’au contraire, ma mission accomplie, je passai au deuxième ou troisième rang pour que ceux qui étaient moins grands que moi puissent poser et être vus dans la photo collective. Heureusement pour moi,unedes photos montre justement mon pied qui est en train de se retirer du premier rang.

Cette rencontre eut tout de même un côté amusant : j’avais été engagé pour être l’interprète-pivot de cet événement mais en fait cette mission fut remplie par le Roi lui-même qui connaissait mes cinq langues de travail (et s’adressa en ces langues aux délégués visés) et sans doute mieux que moi, mais parlant aussi un peu de grec (à cause de la Reine), d’allemand (pour faire plaisir à sa belle-mère), de catalan (pour se faire pardonner de Pablo Casals de l’attitude de ses parents et grands-parents envers les autonomistes).
Voilà donc quelles sont les splendeurs et les misères de l’interprétation de "haut niveau". Tout interprète expérimenté sera toutefois prêt à témoigner que, quel que soit le genre d’interprétation pratiqué, le niveau de difficulté, la vitesse du débit, l’accent de l’orateur, ce n’est pas la célébrité de ce dernier qui compte, ni sa culture, ni son rang, ni son intelligence, ni sa sympathie, ni la communauté d’opinion. Un peu de tout cela mais bien plus fait un bon orateur. Parmi ceux que j’ai interprétés mon palmarès va à Coretta King, grande dame, puissante, émouvante, frappante. Danilo Dolci s’est également élevé sur les mêmes hauteurs. Le fait de partager leur point de vue, aide, évidemment. Du côté opposé je pourrais situer l’ancien Secrétaire d’Etat américain Dean Rusk, le dictateur cubain Fidel Castro, le général Schwarzkopf, tous des orateurs clairs et faciles à suivre.

Les orateurs qu’on aime vraiment, toutefois, ce sont ceux qu’on a écoutés pour son plaisir, quel que fût le sujet, et qu’on n’a pas eu à interpréter : Annette Insdorf (dont l’anglais n’est même pas la langue maternelle), I.F. Stone, le professeur Wasiolek de l’Université de Chicago et le professeur Florescu de Boston College. Et puisqu’on parle de Boston, la cerise sur le gateau (comme disent les américains) mentionnons le plus fort de tous : Noam Chomsky, brillant esprit, s’il en est, documenté, inlassable, ironique, d’une intelligence suprême avec sa corne d’abondance d’arguments irréfutables.

Pietro Ferrua