MINTZ, Frank. "Evocation libertaire de Khristo Botev"

PROUDHON, Pierre-Joseph (1809-1865)libération nationaleBulgarieBAKUNIN, Mihail Aleksandrovič (1814-1876)NECHAEV, SergejENGELS, Friedrich (1820-1895)MINTZ, Frank (1941-....) ; pseud. Martin ZEMLIAK, Israël RENOVBOTEV, Christo (1848-1876)RAKOVSKI, Georges (Kotel, 1821 — Bucarest, 1867)KARAVELOV, Lyuben (1834-1879)LEVSKY, Vassil (1837-1873)

Inséparable de la formation de la poésie bulgare et du mouvement révolutionnaire de la fin du XIX siècle, il est normal que Botev ait été évoqué et récupéré par tous les régimes politiques.

Si le PC bulgare a tenté de le faire, un membre éminent a eu la franchise d’écrire :

“En fait, le socialisme de Khristo Botev est un mélange d’idées socialistes de Tchernychevski et de Proudhon. […] Pour Botev, les idées de Proudhon n’étaient pas étrangères. Sa position proudhonienne envers la religion et la spiritualité le montre, par la suite Botev a propagé les idées de Proudhon. […] Telles étaient les vues socialistes de la majorité des socialistes à l’époque où Botev se formait, puis agissait. Elles sont fort éloignées des conceptions de Marx et d’Engels, du socialisme scientifique. (1) ”

En France, dans Poèmes de Christo Botev (2) on trouve une citation à partir d’un texte apocryphe que fait Elsa Triolet pour tirer Botev vers le PC. Dans une présentation informée éditée par l’Unesco, Vladimir Topentcharov, alors ambassadeur en France, présente une curieuse citation qui n’a de portée qui si on connaît la brochure d’Engels Les Bakouninistes en action (du reste ridicule historiquement, par manque d’informations précises) : “ Il critique l’attitude des adeptes de Bakounine en Espagne qui préconisent une ’politique de non immixtion dans les affaires politiques’ et se confinent dans la lutte syndicale : ’Ils ont eu tort, écrira-t-il, et ont permis la victoire de la monarchie en Espagne’. (3) ” Ces citations semblent de la plus belle eau marxiste, mais fort peu authentiques, et peu conformes à la vision de Botev que nous allons voir.
Une fois écartées les falsifications marxistes, il est d’abord nécessaire de le replacer à son époque en plein foisonnement de désir d’émancipation dans les Balkans et de manœuvres des impérialismes français, allemand et russe contre la mainmise turque. La Grèce, puis la Serbie et la Roumanie se sont détachées. Le sort de la Bulgarie apparaît évidemment comme une sortie de l’empire turc. Mais c’est aussi son dernier rempart militaire, avec de nombreux intérêts de la bourgeoisie bulgare liés au commerce avec Istanbul, au mépris des paysans – bulgares et turcs pauvres - opprimés par les grands propriétaires turcs. Enfin, les pays voisins (comme ils le feront par la suite) convoitent des parties de la future Bulgarie indépendante.
La formation de Botev est liée à la prise de conscience séculaire de l’exploitation de la Bulgarie, économique avec la Turquie, religieuse avec le clergé grec (en voie de résolution quand il naît). Et il existe une réalité bien vivante : les Khaidoutsi (4). Un anarchiste bulgare les évoque ainsi :

"Ce furent les seuls rebelles durant les ténèbres de l’esclavage séculaire. Ils vivaient dans les montagnes et combattaient l’autorité. [...] En hiver ils cachaient leurs armes et travaillaient leurs champs jusqu’au printemps. Sporadique et partiel pendant trois siècles, le mouvement des khaidoutsi prit au XVIII° une grande ampleur et les révoltes éclatèrent en masse. (5)"

Une énorme littérature de chansons populaires transmises oralement glorifient et perpétuent leurs exploits.
Ensuite, les premiers penseurs bulgares sont loin de positions démagogiquement anti-turques et pour un front de Libération Nationale aux objectifs cachés derrière la victoire future, comme les politiciens algériens des années 60 et la plupart des nationalismes. Ainsi, Rakovski en 1861 dénonce "La politique criminelle russe vis à vis des Bulgares qui consiste à lutter contre la Turquie pour s’emparer du pays des Bulgares sous le prétexte de le libérer (6) ". Rakovski, Karavelov en liaison avec les bakouninistes - Levski sont partisans d’un Etat fédéral serbe et bulgare,"une république populaire balkanique"(7). Ce sentiment est partagé par les socialistes serbes, comme Svetozar Markovitch :

"Notre but final est la libération des peuple serbe et bulgare. Je n’ai aucunement l’intention de polémiquer sur la frontière entre les Serbes et les Bulgares, sur le fait de savoir si la Moravie sera bulgare ou serbe. (8)"(1874)

Le programme du Comité central révolutionnaire bulgare (Karavelov)
Nous voulons que cette terre, peuplée de Bulgares, soit gouvernée à la bulgare, c’ est-à-dire conformément au caractère des peuples roumain, serbe et grec. Que chaque nationalité, tout autant que chaque individu, garde sa liberté et se gouverne suivant sa volonté. Mais dans le même temps nous voulons former entre nous-mêmes et nos peuples apparentés un tout comme l’ Union helvétique.
Nous ne voulons pas ce qui n’ est pas à nous, mais nous ne cèderons pas à autrui ce qui nous appartient.
Nous n’ avons pas de prétentions quant à un droit historique, canonique, religieux, ni quant à la couronne, c’est pourquoi nous laissons au peuple de décider de son destin et de dire à quelle partie de l’ Union il souhaite se joindre - avec les Serbes ou avec les Grecs - et, par conséquent, nous ne posons pas des questions relatives aux frontières.
Nous voulons pour nous-mêmes une liberté populaire, une liberté individuelle et une liberté religieuse, autrement dit une liberté humaine et c’est pourquoi nous souhaitons également de la liberté pour nos amis et nos voisins. Nous ne voulons pas dominer les autres, voila pourquoi nous ne permettons pas que les autres nous dominent !

Khristo Botev s’est formé parallèlement à Levski (auquel il consacra un de ses rares poèmes). Organisateur de la lutte clandestine, auteur de quelques chansons, Levski est toujours très populaires. Ivan Vazov, écrivain prodigue, mais politiquement sans grand intérêt, a cependant immortalisé une anecdote caractéristique sur Levski. A la question posée par des paysans "lorsque les Turcs partiront, tu seras notre pacha, Levski ?", il répondit "Non, j’irai continuer la révolution ailleurs." On peut admettre comme authentique ce fait vu les citations suivantes de Levski.

"Dans notre Bulgarie les choses ne seront pas comme elles le sont à présent sous le joug turc [...] tous les peuples vivront sous des lois pures et sacrées, ainsi que dieu a prescrit que vivent les hommes : pour le Turc, le Juif, etc..., pour tous ce sera la même chose, á condition qu’ils reconnaissent les lois à l’égal des Bulgares."(10-V-1871), "il faut élever un temple de la vérité et de la liberté authentique et remplacer le pouvoir des seigneurs turcs par la concorde, la fraternité et l’égalité parfaite de toutes les nationalités. Bulgares, Turcs, Juifs, etc., jouiront de droits égaux sous tous les rapports : religion, nationalité, statut civique. (8)"(1871)

Levski était net quant au régime politique

"Si quelqu’un méprise et rejette le système étatique proposé de "république démocratique" et établit des partis en faveur d’un système despotique et tyrannique ou constitutionnel, lui ou ses partisans seront considérés comme ennemis de notre société, et seront condamnés à mort. (10)"

Cette conscience profondément proche des citoyens et opposée aux manipulations politiciennes est également présente chez Khristo Botev. Et jamais il n’a écrit en citant Marx ou Engels ou un système autoritaire quelconque. Botev est impossible à jeter aux oubliettes, parce qu’il est mort, avec son groupe de Khaidoutsi, en combattant, en 1876, juste avant l’indépendance du pays obtenue par une intervention de l’armée russe en 1878, dans les conditions prévues par Rakovski.
Le camarade Svobodine – anarchiste volontaire pour aider la révolution espagnole l’évoque ainsi en 1938 :

"Il prit contact avec les idées anarchistes lorsqu’il était étudiant en Russie. Là il eut l’occasion de connaître les révolutionnaires russes. Ami et collaborateur de Netchayev, il adopta les conceptions Bakouninistes, en maintenant des rapports réguliers avec la section slave de la I Internationale. Ecrivain, poète et révolutionnaire de grande envergure, il exerce une influence remarquable (qui dure encore) sur la jeunesse bulgare, tant par ses écrits que son exemple."(11)

La critique marxiste s’exprime ainsi

"Botev est devenu révolutionnaire selon l’esprit du fameux Catéchisme de Bakounine et de Netchaïev, qui prend l’action révolutionnaire et sa réussite comme un impératif catégorique, justifiant toute chose. (12) "

Ce jugement est faux pour deux raisons : Bakounine n’a rien à voir avec le Catéchisme - ce que l’auteur savait (13) -. Botev n’a jamais joué à la politique en justifiant n’importe quoi, ce que ce marxiste reconnaît en écrivant :

"A l’exemple de ses maîtres russes, Botev rêvait du passage de la paysannerie bulgare à la révolution, qui, en résolvant la question de l’indépendance nationale, introduirait une nouvelle organisation sociale, au delà de la phase capitaliste."(14)

Botev lui-même évoque le système économique de Proudhon, et dans un long article sans titre sur l’oppression des peuples.

“ Seule une union intelligente fraternelle entre les peuples mettra un terme à l’oppression, à la pauvreté et aux parasites du genre humain et seule cette union est en mesure d’instaurer une authentique liberté, fraternité et bonheur sur la planète. Tant que le peuple seront divisés par les machinations de tout-puissants empires, constitutions et républiques ; tan qu’ils se considéreront, à cause d’un vil suivi des représentants de dieu, les uns les autres comme des ennemis, tant qu’il n’y aura pas de bonheur sur la terre, il n’y aura pas de tranquillité pour l’être humain. Le gouvernement et les classes privilégiées dans chaque peuple oppresseront et feront souffrir les pauvres, leur imposeront leur fardeau, augmenteront au carré et au cube leur bêtise historique. En conséquence, ils les pousseront à combattre et à massacrer leurs frères ou à être battu et achevé par eux. Evidemment, si les peuples étaient capables de comprendre une fois pour toute où se trouve l’origine de leur souffrance, dès qu’ils seraient convaincus que leurs uniques ennemis sont leurs Etats et cette classe parasites qui, afin de mener leur vies vides et nocives, sont devenus corps et âmes complices des tyrans et sous la coupe des “ lois ”, guidés par le mensonge et le vol. La base de toute domination est le vol, le mensonge et la violence. "Divide et impera" est la devise cet empire bien connu, qui est devenu l’idéal de presque toutes les têtes couronnées. "Divide et impera" est la devise actuelle de toute domination. "Divise et domine" mais qui ? Telle est la question principale, celui qui ne comprend pas ou ne veut pas comprendre le milieu des gros cou et des estomacs presque toujours pleins. Divise les peuples, divise les citoyens, divise les familles, divise les frères entre eux, le père de son fils, l’homme de la femme, et tu seras un seigneur régnant sur des millions d’êtres vivants et tu nageras dans leurs larmes et leurs sangs comme le fromage sur le beurre. […allusion à une répression] Et vraiment, le comportement actuel du gouvernement roumain répond-il à la conscience humaine ou raisonnable, ou à la loi de la constitution ? Quel article ou quel paragraphe de cette loi donne le droit au gouvernement de réprimer avec des nervis et des bandes policières tout ceux qui ont voté contre sa volonté et qui ont voulu être libre en dépit de leurs sympathies pour certaines personnalités en faveur des libertés ? Les matraques et les baïonnettes montrent que la loi est imprimée uniquement pour les esclaves et nous avons le droit de dire avec Proudhon que tout gouvernement est un complot, une agression contre la liberté de l’humanité. […] (Zname [drapeau], n° 14, mai 1875).

Botev a repris le message de Levski sur l’entente entre les peuples.

“ la race des noirs et les gitans [kilimanki] ont été les plus écartés de la véritable éducation, du progrès de l’humanité. (15)” (
“ Un des ennemis les plus importants du progrès et de la liberté on été, et peut-être le sont-ils encore longtemps, le clergé et la religion. ” (Zname, n° 16, mai 1875).
“ [après avoir évoqué la carotte qu’on place devant un âne pour le faire avancer] Tel est le sens qu’a pour nous ce progrès pacifique qu’on propage aujourd’hui dans notre peuple. Avec comme seule différence que l’âne français marche seul, mais que le nôtre est monté par un idiot du Bosphore, conduit par le clergé orthodoxe et nos progressistes esclaves en faveur de la liberté. De tout ce que nous venons de dire jusqu’à maintenant, nous ne pouvons tirer aucune autre conclusion que le seul salut pour notre peuple est la révolution. Que ceux qui ont des oreilles, écoutent. Notre parti révolutionnaire va bientôt montrer où il est, ce qu’il est et ce qu’il veut. ” (Zname, n° 4, janvier 1875).

Naturellement, face aux manipulations et aux intrigues des Etats balkaniques, Botev est clair :

“ Donc, que devons nous faire ? Nous taire, attendre, laisser le peuple bulgare à la merci de la volonté et du bon vouloir de la diplomatie ? C’est absurde, malhonnête et inhumain. ” (Zname, n° 23, juillet 1875).

La tentative d’insurrection de Botev et de ses camarades furent vaincus par l’armée turque. Je laisse de côté des interprétations sur cet échec qui arrangeait bien tous les bourgeois bulgares craignant de perdre leurs positions dans l’empire turc, toute partition politique étant une réduction de part de marché.
Deux ans plus tard l’armée russe déborda les Turcs et un traité international rétablit en partie le pouvoir turc, à la demande de l’Allemagne et de la France, pour limiter la percée russe dans les Balkans.
En dépit de nombreuses luttes sociales au XIX et au XX siècle, la Bulgarie, connaît encore bien des déséquilibres, comme la question macédonienne (un bel exemple de manipulation), les animosités entre Bulgares d’origine bulgare, gitane ou turque.
La description est malheureusement toujours valable.
Todor Vlaïkov - et son oeuvre imposante romanesque et politique 1900-1938 -, ont abordé le côté constructif d’un mouvement coopératif dans la ligne de Tolstoï et sorti du populiste russe (Mikhailov). On retrouve la revendication du fédéralisme, pour résoudre la question macédonienne. Et on relit des critiques de la vie politique que Botev faisait déjà en opposant les révolutionnaires aux politiciens, comme dans son poème "Patriote". "Il est patriote, il se donne corps et âme à la science, à la liberté ; mais ce n’est pas son corps et son âme, mon frère, ce sont ceux du peuple !"
Ainsi Vlaïkov déclare en 1920 :

"Dans notre pays où les masses populaires ont véritablement peu de culture, où le développement politique est très en retard, où la conscience civique et le devoir sont peu ancrés dans le peuple [...] et où parmi les dirigeants du peuple il y a des gens non seulement sans un large esprit d’ouverture et sans préparation indispensable, mais sans caractère solide, et même sans une honnêteté élémentaire [...], les grandes questions du gouvernement sont résolues de façon irréfléchie et nuisible. Et si dans le passé le parlementarisme est devenu un régime personnel, dans le futur il peut aboutir à la tyrannie. (16)"

Ce qui a été le cas de 1923 à 1989, avec une pesante réalité mafieuse depuis le 10 novembre 1989.

Frank Mintz

Notes

1) Blagoev Dimitar, Prinos kam istoriata na sotsializma v Balgaria [Apport à l’histoire du socialisme en Bulgarie] , édition du PCB, 1950, pp. 70-72, citation mise sur internet par des libertaires bulgares.
2) Poèmes de Christo Botev, Paris, 1952.
3) Topentcharov Vladimir, Christo Botev, Paris, Unesco, 1977, p. 58.
4) Une partie de cet article reprend une collaboration à la revue CPCA [Centre de Propagande et de Culture Anarchiste], n° 29, avril-juin 1985, “ Notes sur les tendances libertaires de la littérature bulgare ”, avec le pseudonyme de Dimitrov.
5) G.G., La Protesta, suplemento literario, 5.V.1924.
6) Rakovski, Izbrani stati, Sofia 1939.
7) Levski Pisma,stati,pesni, Sofia,1941, p.176.
8) "Javnost" III 1874 cité par Vassile Khristou, Liuben Karavalov za federatsia, Sofia, 1948, pp.16-17.
9) Nikolaï Gentchev, Vassil Levski, SofiaPresse,1973, pp.16,18.
10) Levski, o.c., p.177.
11) Timón, Barcelone, XI 1938.
12) Bakalov, Ruskite priateli na Khristo Botev, Sofia, 1937 p.55.
13) Bakalov affirme avoir consulté les trois tomes de la biographie de Bakounine par Max Nettlau, pp.7 et 9. Or, il aurait pu voir que Bakounine n’avait pas écrit le Catéchisme, mais...les lunettes marxistes sont opaques.
14) Bakalov, Khristo Botev Kritik, Sofia 1937, p.4.
15) Revue Nezavisimost, 30-III-1874, cité par Todor Mitev dans Xristo Botev i negovoto vreme [ Khisto Botev et son époque] , texte de 1954, édité par l’auteur en 1993, p. 66.
16) cité par Arnaudov, Bortsi i metchtateli, Sofia 1941 p. 95.