COLSON, Daniel. Lectures anarchistes de Spinoza.- II. L’interprétation marxiste

PROUDHON, Pierre-Joseph (1809-1865)BAKUNIN, Mihail Aleksandrovič (1814-1876)SPINOZA, Baruch (1632-1677). PhilosopheSociété. Émancipation, Mouvements de libérationNEGRI, Toni (Antonio) (1933-....)COLSON, DanielHOBBES, Thomas (1588-1679)

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Lectures anarchistes de Spinoza.- I. Bakounine et Proudhon

Dans l’intérêt actuel pour Spinoza, la lecture marxiste occupe une place importante, au plus près des préoccupations sociales et révolutionnaires de Proudhon et plus généralement de la pensée libertaire, mais au plus loin également, comme nous allons essayer de le montrer. L’opposition la plus visible, et sans doute la plus déterminante, porte sur le lien que cette lecture marxiste prétend établir entre les textes politiques de Spinoza et l’ensemble de sa philosophie. Parce que, aux yeux de ce courant, elle " est de part en part politique ", la pensée de Spinoza n’admettrait pas d’être scindée entre des textes de pure philosophie et des textes politiques en partie circonstanciels [1]. Au contraire, comme A. Matheron s’est efforcé de le montrer, la doctrine politique de Spinoza, parce qu’elle est homologue à la structure de l’Éthique, permettrait seule de penser les relations interhumaines et surtout de construire le concept d’individualité si essentiel à la compréhension de la pensée de Spinoza et à l’intérêt que nous pouvons lui porter [2]. Mieux, comme le montre A. Negri (et comme on avait pu le dire de Marx en d’autres temps), c’est dans son dernier ouvrage politique, laissé inachevé, le si bien nommé Traité de l’autorité politique (TP), que Spinoza deviendrait enfin lui-même, que, au terme d’un long processus de maturation, de promesses et de crises, sa pensée connaîtrait son achèvement, l’ultime fondation capable de donner sens à l’ensemble des écrits antérieurs.
Sans doute une lecture aussi politique de Spinoza, pour qui " l’innovation spinozienne [...] rend vraie l’imagination du communisme " [3], pour qui le spinozisme " est une philosophie du communisme ", a-t-elle toutes les raisons de confirmer les objections de Proudhon. Et pourtant, avec son génie de frôler parfois les positions libertaires alors même qu’elle s’en éloigne le plus, cette interprétation peut également sembler satisfaire largement aux exigences d’une lecture anarchiste ; cela de trois façons.
 À propos de la question de Dieu et du commencement en premier lieu, la principale objection de Proudhon et de Bakounine. Contre une interprétation jusqu’ici largement dominante, la thèse de A. Negri prétend justement montrer comment Spinoza parvient, au fil de son œuvre, à se libérer de Dieu comme commencement absolu. Pour A. Negri, " l’Éthique commence [...] in media res. Elle ne suit [...] qu’en apparence le rythme d’une abstraction fondatrice. L’Éthique n’est en aucun cas une philosophie du commencement. [...] Chez Spinoza il n’y a pas de commencement " [4].
 Seconde raison d’être satisfait par l’interprétation marxiste et politique de Spinoza : la question de la force et de la puissance. Comment, demandait Proudhon, Spinoza peut-il penser la libération de l’homme sans présupposer nécessairement l’existence de forces libres capables d’une telle libération ? Là encore, certaines formules de Negri peuvent tout à fait sembler satisfaire à l’objection de Proudhon. À la subjectivité humaine, collective et individuelle, conçue par Proudhon sous la forme d’un composé de forces et de puissances, répond, presque en des termes identiques, la façon dont le Spinoza de Negri est censé penser le sujet et la subjectivité : sous la forme d’une " continuité subjective " de la " puissance de l’être "I [5], un " être puissant, qui ne connaît pas de hiérarchie, qui ne connaît que sa propre force constitutive " [6].
 Troisième et dernier point d’accord, qui découle du précédent : le refus de la médiation. Contre une interprétation traditionnelle qui tend, d’une façon ou d’une autre, à placer Spinoza du côté de Hobbes ou de Rousseau, du côté du contrat social et d’une vision juridique de la démocratie, Negri prétend bien établir le " positivisme juridique de Spinoza " [7]. Comme l’écrit brutalement Matheron dans sa préface, pour le Spinoza de Negri, " le droit, c’est la puissance, et rien d’autre " [8]. État (hérité du vieil absolutisme précapitaliste), société bourgeoise comme contrepoids démocratique, rapports de production comme organisation et comme forme de commandement : toutes ces " médiations des forces productives " sont radicalement récusées par le Spinoza de Negri [9]. " Chez Spinoza, il n’y a [...] plus la moindre trace de médiation : c’est une philosophie de l’affirmation pure, [...] c’est une philosophie totalisante de la spontanéité " [10]. Comment l’anarchisme, qui a fait de l’action directe et du refus de tout intermédiaire, de tout représentant, un des axes essentiels de sa pensée et de sa pratique, pourrait-il ne pas faire sienne une interprétation pour qui " le refus du concept même de médiation est au fondement de la pensée de Spinoza " [11] ?
Trois bonnes raisons donc, pour la pensée libertaire, de faire sienne l’interprétation marxiste de Spinoza ; mais trois raisons presque trop belles, qui accentuent jusqu’à la caricature les traits que l’on reconnaît habituellement à l’anarchisme : son immanentisme absolu et l’immédiateté de ses repères et de ses prises de position ; son refus de toute médiation, de toute attente, de tout échelonnement, de toute délégation et de toute représentation ; le volontarisme exacerbé et subjectif d’une vision utopique prétendant se soumettre la réalité, immédiatement et directement. Trois raisons qui, par leur radicalité même, ne sont pas sans susciter tout aussi immédiatement la méfiance d’un mouvement habitué, depuis plus d’un siècle - du Marx de la Guerre civile en France au Kampuchéa démocratique de Pol Pot, en passant par l’État et la Révolution de Lénine et la Révolution culturelle maoïste -, à d’autres travestissements de ses positions, à d’autres simplifications, à d’autres mises en scène d’une pratique et d’une vision libertaires beaucoup plus complexes et subtiles que ne le voudraient ses manifestations les plus visibles et ses détracteurs les plus courants.

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Sans entrer dans une discussion approfondie des analyses de Negri, il suffit d’observer comment, dans leur démarche et leurs conclusions, elles tendent à vérifier les pires inquiétudes de Proudhon. In media res, partir du milieu des choses, nous dit A. Negri ; et, plus précisément, partir de la multiplicité des " êtres particuliers " qui peuplent le " monde des modes " [12]. Mais à la radicalité de cette première et de cette seconde affirmation, qui ne font l’objet d’aucun développement conséquent, s’oppose aussitôt l’abstraction négative et tout aussi radicale, mais longuement développée cette fois, de la troisième : le refus de toute médiation. Un refus violent et absolu qui conduit aussitôt Negri, sans transition donc, à affirmer l’" unité " et l’" univocité " de l’" être " dont toutes ces " choses " ne sont plus que l’" émanation ", à affirmer la " potentialité absolue de l’être " comme " source " des " mille et une actions singulières de chaque être ", à affirmer la " compacité ", la " totalité " et la " centralité " d’un être unique dont les modes ne sont que des " formes ", des " variations " et des " figures ", à affirmer la " transparence " et la " force unifiante " de l’être, bref à affirmer et réaffirmer sans cesse l’" être " ou le " divin " comme " production infinie de puissance " [13].
Entre les modes et la substance il n’y a rien. Telle est la thèse de Negri sur Spinoza. Ou plutôt, et c’est ici que les affirmations apparemment si libertaires de Negri s’éloignent infiniment du projet anarchiste, dans ce rien il y a la politique qui l’autorise et qui l’exige, le pouvoir politique, la toute-puissance politique, l’absolu du politique dénoncé par Proudhon, ce presque rien qui fait tout et qui fait toute la différence avec le projet libertaire. Écho théorique assourdi du maoïsme de la Révolution culturelle, Negri récuse toute médiation de l’être, mais c’est pour mieux confier au seul politique la redoutable prérogative, non seulement de " médiatiser " sa puissance et sa vérité, mais encore de le " constituer " comme " puissance " et comme " vérité ", de le faire " être ", à travers sa " constitution " la plus parfaite, cette " révolution " sans " devenir " qu’est l’omnino absolutum imperium de la démocratie [14]
Chez le Spinoza de Negri, l’" être " et la " subjectivité politique " ne sont que les deux faces d’une seule et même puissance, vérifiant ainsi jusqu’à l’absurde, le diagnostic sans appel de Proudhon et de Bakounine : l’enchaînement inéluctable d’une pensée fondée sur le double absolu de la religion et de la politique, de la nécessité et de l’arbitraire, de la " nécessité absolue " comme justification absolue d’un arbitraire absolu [15] un absolu en miroir où l’être communiste se réalise directement dans le ballet sans failles de la politique qui lui donne corps, là où les choses et les hommes sont effectivement condamnés à participer au plus effroyable des despotismes, à l’harmonie ou (selon les moments) à la vindicte de masse d’une mise en scène politique des corps et des âmes qui ne tolère aucun écart, aucun vide, aucune hésitation, aucune maladresse, aucun différend, aucune crise, aucune critique forcément négative, aucune histoire forcément incertaine, aucune expérience forcément tâtonnante, bref, aucun devenir.
Comme l’écrit Negri :

" L’actualité de Spinoza consiste avant tout en ceci : l’être ne veut pas s’assujettir à un devenir qui ne détient pas la vérité [16]. La vérité se dit de l’être, la vérité est révolutionnaire, l’être est déjà révolution. [...] Le devenir manifeste sa fausseté, face à la vérité de notre être révolutionnaire. Aujourd’hui, le devenir veut en effet détruire l’être, et supprimer sa vérité. Le devenir veut anéantir la révolution ; [...] une crise est toujours une violation négative de l’être, contre sa puissance de transformation. " [17]

Et c’est spontanément et sans surprise que l’enthousiasme révolutionnaire de Negri renoue, comme naturellement, avec les références religieuses de soumission à l’absolu que Proudhon et Bakounine avaient cru si vite déceler chez Spinoza :

" Le monde est l’absolu. Nous sommes écrasés avec félicité sur cette plénitude, nous ne pouvons fréquenter que cette circularité surabondante de sens et d’existences. "Tu as pitié de tout parce que tout est à toi, Seigneur ami de la vie/ toi dont le souffle impérissable est en toute chose"(Livre de la sagesse, 11, 26-12,1) [...] Tel est le contenu de l’être et de la révolution. " [18]

Dans le cadre de cette étude, il n’est pas possible ni même utile d’analyser en détail les impasses et l’impuissance d’une interprétation qui, à travers les concepts de multitude, d’imagination et d’individu, s’efforce en vain de donner ne serait-ce que d’un contenu matériel à la politique comme " constitution de l’être ". Fidèle à la tradition despotique dont il se réclame, Negri se contente de masquer le vide terrifiant de ses conceptions politiques derrière une interminable évaluation pédagogique des progrès et des reculs de Spinoza sur le chemin de la vérité : à travers " discriminations " et " césures ", " limites " et " interruptions ", " destructions " et " reconstructions ", " passages décisifs " et " seuils critiques " ; mais aussi " crises " et " stades intermédiaires ", " blocages " et marches en " avant " ; ou encore, " approximations " et " faiblesses " momentanées, " confusions " et " dissymétries ", " retours en arrière " et " accidents ", " incertitudes " et " déséquilibres internes " ; et puis, de nouveau, " reculs " et " banalités ", " ambiguïtés " et " confusions ", " renversements " et " réapparitions résiduelles ", etc. [19] , en attendant le très attendu silence final de l’inachèvement du TP, là où, faussement désolée, l’" imagination " des dirigeants révolutionnaires (et autres Pol Pot de l’être) peut enfin se déployer sans entraves.
Proudhon reprochait trois choses à Spinoza : 1) partir de Dieu, de l’absolu ; 2) lier ses conceptions politiques à cette métaphysique de l’absolu, en débouchant ainsi sur le plus " effroyable des despotismes " ; 3) être incapable de rendre compte de la liberté que, paradoxalement, son système présuppose nécessairement. Sous l’apparat de ses proclamations révolutionnaires, l’interprétation marxiste ne fait que confirmer, à la énième puissance pourrait-on dire, les deux premières objections. Mais ce faisant, et comme Proudhon, elle ne peut que buter sur la troisième, une objection à rebours, qui s’étonne du texte même de Spinoza, de ce qu’" incroyablement " il continue de dire malgré ce qu’il semble dire, malgré ce qu’on lui fait dire ; une objection entêtée et entêtante que Negri lui même ne peut s’empêcher d’opposer à ses propres conclusions :

" Si la démocratie, selon Spinoza, est une organisation constitutive de l’absoluité (c’est la thèse de Negri), comment en même temps peut-elle être un régime de liberté ? Comment la liberté peut-elle devenir un régime politique sans renier sa propre naturalité ? " [20]

Ou encore, dans des termes presque identiques à la critique de Proudhon :

" Comment une philosophie de la liberté peut-elle se résumer en une forme absolue de gouvernement ou au contraire comment une forme absolue de pouvoir peut-elle être compatible avec une philosophie de la liberté ? [...] Comment rendre compatible absoluité et liberté ? " [21]

Et, un peu plus loin :

" Ne serions-nous pas en présence d’une utopie totalitaire [...] (là où) toute distinction et toute détermination s’évanouissent ? "I [22]

Il est difficile de mieux dire et d’exiger avec plus de force une autre interprétation de Spinoza.
Suite et fin Lectures anarchistes de Spinoza.- III. Une autre lecture de Spinoza

[1E. Balibar, La Crainte des masses, politique et philosophie avant et après Marx, Galilée, 1977.

[2A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Editions de Minuit, 1969, p. 288.

[3A. Negri, Spinoza subversif (SS), Kimé, 1992, p. 139.

[4AS, pp. 101-102 et 320

[5bid., et SS, p. 49.

[6AS, p. 49.

[7Ibid., p. 195 et SS, p. 28.

[8Ibid., p. 22.

[9Sur ce point, AS, pp. 225-226.

[10Ibid., p. 102.

[11Ibid., p. 227.

[12Ibid. pp. 176 et 158.

[13Ibid. p. 209 ; SS. p. 16 ; AS p. 333 ; SS. p. 16 ; AS pp. 107 et 211 ; SS. p. 49 ; AS, p. 209.

[14Ibid., pp. 339 et 336. SS, p. 22 et " Démocratie et éternité " [DE) dans Spinoza : puissance et ontologie, Kimé, 1994, pp. 141-142.

[15Nous éprouvons ici la seconde raison de l’actualité de Spinoza. Il décrit le monde comme nécessité absolue, comme présence de la nécessité. Mais c’est justement cette présence qui est contradictoire. Elle nous restitue immédiatement la nécessité comme contingence, la nécessité absolue comme contingence absolue. " SS, p. 12.

[16Au sens où " aucun " " devenir " ne peut y prétendre, comme le montre la suite de la citation.

[17SS, p. 9.

[18Ibid., p. 10.

[19SS, p. 14 ; AS p. 155 et passim.

[20SS p. 47

[21Ibid. p. 46.

[22bid. p. 51.