DUPUIS-DÉRI, Francis. Proposition de paix – Pour le respect de la diversité des stratégies

Réponse sous forme de questions à la « Proposition de guerre » (collectif Hors d’œuvre) et à d’autres déclarations quant à la meilleure façon de provoquer la révolution sociale.

révolutionsquatdévianceDUPUIS-DÉRI, Francis (1966 - )
« Ceux qui, à une rumeur lointaine au milieu de la nuit,
couraient à leur fenêtre, pensant que c’était le peuple qui se révoltait,
peuvent dire ce que fut notre espérance. » Élie Murmain, « L’évolution anarchiste »,
L’œuvre nouvelle, nos. 9-10, déc. 1903-janv. 1904.

Une question hante le mouvement anarchiste : comment déclancher une révolution globale qui renverserait le « système ». Deux questions connexes s’y greffent.
1) Quel est le meilleur mode d’organisation permettant d’ouvrir une brèche révolutionnaire ?
2) Est-ce que les anarchistes qui adoptent un mode de vie « marginal » suscitent le mépris de la part de la « masse » et réduisent donc les possibilités d’émergence d’une vaste mobilisation populaire vers la révolution ?

Ces questions et les réponses qu’on y apporte provoquent des débats et des clivages parmi les anarchistes depuis plus d’une centaine d’années. Dernièrement au Québec, le collectif Hors d’œuvre diffusait sur son site Internet un communiqué intitulé « Proposition de guerre ». Le collectif y énonçait de telles questions et offrait selon moi de mauvaises réponses... Après s’être demandé « comment rompre le sempiternel isolement caractéristique de l’anarchisme contemporain », le collectif expliquait que la solution passe par la formation « d’un sujet révolutionnaire universel et consciemment élucidé, lequel permettra de rallier le prolétariat ». Voilà une stratégie plus facile à énoncer qu’à réaliser. Le collectif explique toutefois que si les anarchistes ne parviennent pas à créer ce « sujet révolutionnaire universel » ni à déclancher une révolution, c’est en raison des « divergences politiques ou personnelles » entre anarchistes, et surtout du « confort et (de) la sécurité que nous procurent la communauté (anarchiste) et ses différentes tribus ». En bref, quelques anarchistes « sont les principaux ennemis d’un développement durable du mouvement révolutionnaire. » Pour être plus efficace et mobilisateur, il faudrait donc exclure – on dira même « liquider » – les « hurluberlus » et « faux camarades » de certaines « tendances du mouvement » qui n’adoptent pas les bons « moyens pour mener une lutte populaire contre le système ». Cette purge au sein du mouvement anarchiste éviterait aux « vrais » anarchistes révolutionnaires – qui ne militent pas « pour se faire des amis, mais pour travailler à la révolution sociale » – « d’être assimilés à des imbéciles sans avenir, à des adolescents en révolte ou à des nihilistes cyniques ».
Il est certes pertinent de se questionner ainsi sur la meilleure stratégie révolutionnaire et de suggérer des solutions. Mais pourquoi en profiter pour jouer de l’insulte et lancer des excommunications à l’égard d’anarchistes qui n’adopteraient pas la bonne stratégie révolutionnaire ? À qui profitent de telles salves d’insultes et d’excommunications entre anarchistes ? Aux prolétaires ? Aux personnes ciblées par le racisme ? Aux communautés autochtones en lutte de résistance ? Aux femmes défiant le patriarcat ? J’en doute… Qui tire profit de ces clivages, sinon précisément les maîtres et nos divers ennemis que nous rêvons de renverser le soir d’une éventuelle révolution ? Ce n’est pas innocemment que les polices des divers régimes ont si souvent fomenté des divisions et des rivalités au sein des mouvements contestataires. Des agents infiltrés ont régulièrement semé la zizanie entre contestataires en provoquant de fausses querelles. Des policiers ont miné la solidarité en diffusant des critiques incendiaires contre des révolutionnaires, ce qui leur permettait de mieux torpiller le mouvement de contestation.
À quoi sert de prétendre posséder la meilleure recette révolutionnaire, sinon à se croire supérieur aux autres que l’on peut alors juger de haut ? L’évocation de la « révolution » ne m’apparaît pas comme un gage de pureté militante ni d’efficacité révolutionnaire. J’aime rêver moi aussi de Révolution et vibrer au diapason des oeuvres révolutionnaires, que ce soit des récits, des films, des romans, des poèmes ou des chansons. Mais j’essaie dans la mesure du possible de distinguer l’ivresse ressentie à rêver de rejouer ces scènes grandioses, tragiques et sanglantes, de ce que je peux espérer vivre plus concrètement aujourd’hui dans le contexte politique du temps présent. J’essaie aussi de tirer des leçons des révolutions réussies ou ratées des siècles derniers. Je me méfie de la pensée magique selon laquelle notre volonté seule nous permettra de provoquer la révolution. Tout serait alors si simple… Or notre volonté se heurte nécessairement à celle de nos ennemis. Si les révolutionnaires échouent si souvent, est-ce réellement leur faute, ou plutôt celle des forces conservatrices et contre-révolutionnaires ?
L’étude des révolutions passées révèle, pour ce que j’en perçois, la très grande influence des élites, de leur cohésion ou de leur polarisation, de l’impact de leurs alliances internationales militaires, politiques et économiques, du poids de leur propagande qui tente de présenter le régime en place comme juste et efficace, sans compter de l’effet des manoeuvres des forces réformistes. Prenons l’exemple des « prolétaires » d’aujourd’hui : des anarchistes pourraient adopter la stratégie la plus efficace pour les mobiliser en force révolutionnaire, les élites sauraient sans doute encore réduire à néant, ou presque, ces louables efforts. Les élites disposent en effet de moyens infiniment plus grands que les nôtres pour mobiliser à leur profit les « prolétaires » et leur imposer respect et obéissance par la propagande et la manipulation, par des accords au sujet des salaires et des conditions de travail, par des politiques publiques, etc. Il est bien sûr louable de se mobiliser avec le salariat et de chercher à le rallier à nos idées, mais cela n’est pas garant de l’émergence d’un vaste mouvement révolutionnaire. Et je ne crois pas que la solution pour enfin séduire les masses et y allumer une flamme révolutionnaire réside dans l’exclusion du mouvement contestataire de quelques dizaines d’anarchistes qui n’auraient pas le bon goût d’adopter une tenue vestimentaire et un mode de vie respectables aux yeux des prolétaires.
Les forces contre-révolutionnaires d’aujourd’hui sont infiniment plus puissantes que les forces contestatrices, toutes tendances confondues. Le « système » est stable et apte à tenir en respect la contestation. Malgré ce que l’on croit trop souvent en raison des libertés prônées par le libéralisme, ce n’est pas en Occident que les révolutionnaires ont le plus de marge de manœuvre aujourd’hui, mais dans certains pays du Sud où les régimes plus autoritaires sont pourtant plus fragiles face aux turbulences économiques et politiques. Sans doute peut-on croire que c’est précisément parce que les forces ennemies sont si puissantes en Occident qu’il nous faut s’organiser de manière à créer un mouvement de masse. Certes. Or des générations de « révolutionnaires » se sont déjà cassé les dents sur un tel projet en proposant diverses stratégies qui ont toutes échoué. À qui la faute ? À ces révolutionnaires qui se mobilisaient dans des contextes souvent très difficiles, ou aux forces conservatrices et contre-révolutionnaires plus puissantes et qui furent à chaque fois avantagées par le contexte national et international ? Sur une planète quadrillée d’États et où pullulent les chefs, les patrons, les officiers, les curés et leurs adorateurs et serviteurs de tous acabits, faire porter le blâme aux camarades anarchistes pour l’échec des mouvements révolutionnaires ne me semble pas très productif, ni respectueux de leurs efforts et sacrifices menés de bonne foi…
Dans ce contexte perçu comme je le propose ici de manière pessimiste (je ne dirai pas « réaliste », car je me trompe peut-être), il m’apparaît vain de critiquer de façon méprisante des militantes et militants qui adopteraient des tactiques et stratégies qui sembleraient non révolutionnaires. Organiser des manifestations contre des Sommets économiques et politiques officiels, se mobiliser contre la brutalité policière, présenter une pièce de théâtre politique ou jouer de la musique engagée, oeuvrer en solidarité avec des communautés en résistance en Amérique latine ou chez les peuples autochtones, publier et diffuser un journal militant, participer à la défense d’immigrant-e-s victimes d’un racisme juridique et répressif, former un comité de soutien d’une militante ciblée par le harcèlement sexuel d’un camarade, ouvrir un squat et le défendre, voilà autant d’actions qui n’ont pas la prétention (pour ce que j’en comprends) de mener directement au renversement global du « système ». En ce sens, elles ne sont pas explicitement révolutionnaires, pas plus à ce compte là que l’action de s’engager dans une grève.
Toutes ces actions, dont la grève, participent pourtant d’une contestation et d’un processus de sabotage – il est vrai ponctuel et limité – du « système ». Je crois qu’il faut, selon les cas, les considérer « efficaces », et même « révolutionnaires » si l’on tient au mot, dans la mesure où le discours qui en émerge et les accompagne présente le « système » comme fondamentalement injuste, si elles contribuent à déstabiliser minimalement le « système » et ne participent pas à sa reproduction et si elles sont menées selon des principes et des modes d’organisation qui incarnent ici et maintenant des principes anarchistes. Ces actions se déploient en relation complexe avec celles des élites et nous ne sommes pas toujours conscients ni responsables des effets nuls ou néfastes de certaines de nos stratégies déjouées ou détournées par nos ennemis. Or à ne pas se réjouir de nos petites victoires et à trop claironner la révolution globale possible si on adoptait une autre stratégie, ne risque-t-on pas le découragement et le décrochage à plus ou moins brève échéance ?
Mon manque de lyrisme et mon pessimisme peuvent paraître contre-révolutionnaires, et peut-être suis-je dans l’erreur [*]. Peut-être que la braise dort d’un sommeil agité dans les quartiers des pauvres et des exclus à Montréal, Vancouver, Détroit, Washington, Paris et ailleurs. Peut-être que la pression si forte du Capital dopé par sa propagande néolibérale mondialiste, que la tension (anti-)« terroriste » et raciste, que le ressac conservateur, néospirituel et patriarcal, que l’ennui généré par les sports, les médias et le consumérisme et que les catastrophes écologiques auront raison de l’effroyable arrogance des élites et du « système ». Peut-être saurons-nous alors saisir une chance historique et créer une nouvelle vie individuelle et collective à partir des ruines du monde présent. Même dans cette éventualité optimiste, je ne comprends toujours pas en quoi nous y gagnons à nous excommunier entre nous.
Que nous soyons condamnés à vivre une vie frustrante de résistant ou que nous ayons demain l’opportunité de vivre une révolution (et sans doute d’en mourir ou d’en sortir avec quelques membres amputés, comme c’est le lot de tant de révolutionnaires), je pense que le respect de la diversité des stratégies dans un esprit de solidarité, doublée d’alliances plus ou moins ponctuelles, reste une approche plus « efficace » que celle de l’homogénéisation d’un mouvement somme toute aujourd’hui réduit et qui le sera plus encore si l’on y sème la zizanie et que l’on s’y lance des salves d’excommunications.
Je suis donc au diapason de la Curious George Brigade qui souligne dans son livre Anarchy in the Age of Dinosaurs que

[l]es anarchistes ne devraient pas se considérer les uns les autres comme des ennemis ou des concurrents potentiels […]. Avant d’être obsédés par l’idée d’atteindre des organisations extérieures au mouvement, ou les masses dépolitisées de la classe ouvrière, ou quiconque hors de nos communautés anarchistes, nous devrions apprendre en priorité à établir des liens entre nous fondés sur la solidarité, l’aide mutuelle, la compréhension et le respect. […] Nous n’avons pas besoin d’unité en théorie, mais de solidarité en pratique. […] Le sectarisme mène directement à l’autoritarisme, puisque sitôt qu’on s’identifie à l’anarcho-secte respectable, tous les autres ont tort. […] Il est plus facile pour nous de s’attaquer les uns les autres que de détruire l’État.

Comment serons-nous aptes à accueillir d’éventuels alliés qui viendront nous rejoindre et comment constituerons-nous ce fameux mouvement de masse qui nous fait défaut aujourd’hui si nous ne sommes pas même capables de nous respecter minimalement les unes et les autres au sein de nos mouvements ?
Mon pessimisme me mène à croire – à tort peut-être – qu’il n’y aura ni ce soir ni demain en Amérique du Nord, ni même en Occident, de révolution au sens qu’a eu ce mot pendant si longtemps, soit le renversement global du « système ». Et d’ailleurs, comment parler de « révolution » avec optimisme aujourd’hui quand on se dit anarchiste et que l’on sait que les révolutions des siècles précédents se sont toutes soldées de manière catastrophique pour les anarchistes, tour à tour massacré-e-s par les républicains libéraux et sociaux-démocrates, les milices fascistes, bourgeoises et catholiques, ou encore par de faux amis trotskystes et marxistes-léninistes ? Sommes-nous à ce point dégoûté-e-s du monde dans lequel nous vivons pour aspirer à se faire massacrer en masse une fois de plus ? Et combien de groupes dont l’on se dit solidaire ont également été floués lors des révolutions globales : les femmes, les minorités ethniques et même les petits paysans et les prolétaires. Plutôt que de claironner possible la révolution, peut-être devrions-nous repenser ensemble la notion même de « révolution » et nous questionner sur la pertinence d’importer des siècles passés un tel mot, sans en adapter le sens aux transformations qu’ont connu nos sociétés ? Je crois, comme on l’entend parfois aujourd’hui, que la révolution est une question plutôt qu’une réponse. Et c’est de question en question qu’un mouvement contestataire avance en tâtonnant dans notre monde obscure et complexe. La révolution au 21e siècle doit-elle encore être pensée avec certitude comme la prise d’une Bastille ou d’un Palais d’hiver et l’érection de barricades dans les rues d’un centre-ville ? Je ne sais pas, je ne sais plus, mais je pose la question. En écho à cette question, j’entends des réponses à tout le moins partielles en provenance des féministes radicales, des écologistes et de diverses communautés en lutte de résistance dans des pays du Sud, qui proposent de repenser la révolution en termes de microrévolutions, ici et maintenant, plutôt qu’en termes de renversement global du « système ».
Enfin, pourquoi critiquer celles et ceux qui parmi nous aiment faire la fête ? Si notre militantisme n’est pas l’occasion de socialiser, de nouer des amitiés et d’avoir un minimum de plaisir à être ensemble, qui voudra se joindre à nous, sinon des agents infiltrateurs ? Je cherche en vain dans l’histoire des mouvements sociaux « efficaces » progressistes, conservateurs ou réactionnaires qui n’aient pas encouragé en leur sein la constitution de réseaux sociaux forts et des moments de fêtes collectives. Isolé-e-s dans la lutte, méprisé-e-s par les élites et une bonne partie de la « masse », serions-nous des robots sans besoins affectifs ? Bien plus que de militant-e-s, ce sont des amilitant-e-s qui de par leurs liens de proximité et leurs affinités me semblent le plus aptes à résister à l’usure psychologique et morale qu’entraîne l’engagement politique dans un contexte aussi difficile et frustrant que celui de notre époque, sans compter la pression de la propagande et de la répression contre-révolutionnaire. Et si ce soir ou demain, au grès des vents du hasard et des jeux politiques s’embrase le feu d’une révolution globale, c’est grâce à ces liens tissés au fil des affinités et des amitiés que nous saurons peut-être participer à un mouvement de masse fort de sa pluralité. C’est grâce aussi à cette solidarité et aux expériences acquises au sein de divers types d’organisation et d’un ensemble de luttes ponctuelles et sectorielles qui nous semblaient jusqu’alors si minuscules que nous saurons, espérons-le, survivre et sortir victorieux de cet ouragan politique d’acier, de feu et de sang.

Le respect de la diversité des stratégies que je propose implique bien sûr que je ne refuse pas le débat et que je n’excommunie pas à mon tour les anarchistes que je critique ici. D’autant plus que je sais que la plupart oeuvrent à bien d’autres choses qu’à la simple production de critiques contre des anarchistes. J’imagine aussi qu’une part de leur colère résulte de la déception que nous ressentons tous à ne pas voir plus de camarades se mobiliser sur le front de lutte que nous privilégions. J’encourage toutefois celles et ceux qui claironnent possible la révolution globale et qui étalent publiquement leur haine à l’égard d’autres tendances anarchistes à se demander qui tire profit de ce type de discours. Je ne suis pas certains que ni les « masses », ni l’idéal révolutionnaire n’en sortent grandis. Je crois plutôt que la diffusion d’excommunications politiques contre celles et ceux qui ne semblent pas marcher à l’unissons vers la révolution ne sert que les intérêts de deux groupes, soit de celui qui tient un tel discours et en tire un sentiment de supériorité morale et politique, et de nos ennemis communs qui ne nous aiment jamais autant que lorsque nous nous torpillons entre nous, ce qui nous rend d’autant plus inoffensifs et leur évite d’effectuer eux-mêmes cette triste besogne de sape. Je crois au final qu’il importe dans des mouvements sociaux radicaux comme celui des anarchistes d’aujourd’hui de stimuler l’espoir révolutionnaire, tout comme il importe de tenter des rapprochements avec des « prolétaires » et d’œuvrer à l’émergence d’un mouvement de « masse ». Cela peut s’effectuer en parallèle et en alliance avec d’autres types d’engagements et de luttes. Cette diversité des stratégies peut être conçue comme une force plutôt qu’une faiblesse, surtout si elle s’exprime dans le respect et non dans le mépris des unes et des autres.
En toute solidarité,
Francis Dupuis-Déri
Montréal, juillet 2006
(Merci à Ronald Creagh, Marc-André Cyr et Rachel Sarazin, pour leur lecture critique d’une première version de ce texte, dont la version finale n’engage que son auteur.)

[*Une erreur possiblement intéressée, puisque ma condition de vie matérielle me permet sans trop de difficulté de vivre dans le « système » et de me contenter d’une contestation non révolutionnaire. Si une révolution globale survenait, elle entraînerait très probablement une perte de privilèges et une chute de ma condition matérielle de vie.