DENIVET, François. "Léo Malet, fils de l’anarchie et du surréalisme"

littérature : poésieart : courants : surréalismeLittérature. Écrivainslittérature : romans policiersMALET, LéoCOLOMER, André (1886-1931)

Léo Malet est né le 7 mars 1909. Créateur du personnage emblématique Nestor Burma, il reconnaît deux fortes influences dans sa vie, l’anarchie et le surréalisme à travers deux figures qui lui furent amicales : André Colomer et André Breton.
Nul n’a besoin d’être Nestor Burma, le détective de choc de l’agence Fiat Lux, pour dénicher André Breton, le surréaliste, et André Colomer, l’anarchiste, dans l’œuvre et la vie de Léo Malet (1909-1996). Celui-ci, d’ailleurs, l’avoue volontiers à Francis Lacassin, son biographe... (dans la préface de La vie est dégueulasse, )  : « Deux hommes ont exercé sur moi une influence capitale, tous deux se prénommaient André. C’étaient Colomer et Breton. » Ces deux André, on les retrouve en particulier dans la « trilogie noire » (La vie est dégueulasse, Le soleil n’est pas pour nous, Sueur aux tripes) ainsi que dans la série des Nouveaux Mystères de Paris, qui mettent en scène Nestor Burma. Mais qui est André Colomer ? Encore adolescent, orphelin (ses parents et son jeune frère ont été emportés par la tuberculose en 1911-1912, il a été élevé par son grand-père Omer Refreger), Léon Malet quitte Montpellier pour « vivre son engagement libertaire » à Paris, où il arrive le 1er décembre 1925. Son projet : devenir chansonnier à Montmartre. Et c’est André Colomer, avec qui le jeune homme correspond depuis presque une année, qui l’aidera à débuter au cabaret « La Vache enragée ». Ce même nom par lequel Léo Malet intitulera son dernier livre, un recueil de souvenirs paru en 1988 chez Hoëbeke.
Colomer, poète, créateur en 1907 et 1913 de deux revues La foire aux chimères, et l’Action d’Art, auteur d’un recueil de souvenirs A nous deux, patrie !, (1925) théoricien de l’anarchisme et de la violence, journaliste au Libertaire, il fonde L’Insurgé au moment de l’affaire Philippe Daudet. Le fils du député royaliste fondateur de L’Action française, jeune homme de seize ans, s’est a priori suicidé le 24 novembre 1925 à l’arrière d’un taxi, le chauffeur témoigne en ce sens. La veille, il avait visité André Colomer et Georges Vidal, les permanents du journal Le Libertaire pour se rallier à la cause anarchiste et leur remettre une lettre destinée à sa mère dans laquelle il lui demande pardon de son geste qu’il n’explicite pas davantage. Quelques heures avant sa mort, il avait eu un rendez-vous à la librairie de Le Flaoutter réputé pour ses sympathies anarchistes mais qui sera révélé par Colomer comme étant un indicateur de police, où il s’était procuré l’arme qui devait le tuer. Voulait-il en finir avec lui-même, assassiner son père, a-t-il été « suicidé » ? L’affaire connut quelques rebondissements après que Léon Daudet eût réfuté la version du suicide pour tenter de faire accréditer celle d’un meurtre, et de nombreuses péripéties.
Passionné comme une grande partie de la France par l’affaire qui oppose Le Libertaire et L’Action Française, par voie de presse et de tribunal, Léo Malet prend contact avec le groupe anarchiste de Montpellier, ce qui le mènera à rencontrer Colomer lors d’une conférence. Ce dernier hébergera quelques temps le jeune Léo Malet, l’introduira dans les milieux anarchistes qui offriront à l’adolescent orphelin une fraternité adoucissant l’absence de famille. Dans l’hebdomadaire L’Insurgé que crée Colomer, la signature Noël Letam, laisse aux amateurs d’anagrammes un indice sur l’identité de l’auteur qui se cache sous ce pseudonyme.
Le foyer végétalien de la rue de Tolbiac
Il séjournera quelques temps au « foyer végétalien » de la rue de Tolbiac. Ce même lieu d’hébergement collectif, lourd de militantisme verra revenir Nestor Burma bien des années après y avoir vécu, et qui devant le cadavre d’un vieux camarade, le fera répondre au commissaire Faroux :
« Vous en faites une tête, à quoi pensez-vous ?
– A ma jeunesse. Je n’aurais pas cru que ce fût si loin. »
Au chapitre de ses souvenirs, les vitres aveugles du foyer, l’enfilade des lits, les camarades, les affiches annonçant une conférence. « A la Maison des Syndicats, boulevard Auguste Blanqui, séance du Club des Insurgés. Sujet traité : Qui est le coupable ? La Société ou le Bandit ? Orateur  : André Colomer. » (Brouillard au pont de Tolbiac, 1956). Ce foyer, sa salle de restaurant au règlement hygiéniste, ses locataires qui « piquent des macadams » (faux accidents de travail), Léo Malet en emprunte le décor et les protagonistes pour construire Le soleil n’est pas pour nous, deuxième roman de la Trilogie Noire, dans lequel le héros qui y débarque est un adolescent orphelin, originaire du midi, mené en prison pour vagabondage. Et le débat qui anime les anarchistes, à l’époque où Malet vient à les fréquenter, à propos de l’illégalisme illustré par la bande à Bonnot et autres aventuriers sans foi ni loi, ceux que Colomer nomme « les hardis joueurs de la vie », dans A nous deux, patrie ! (op. cit), n’est rien d’autre que la trame de fond de La vie est dégueulasse, et ses personnages des « bandits tragiques ». Selon ses propres dires il s’en fallait d’un rien pour que le destin de Léo Malet ressemblât au leur. Enfermé à la Petite Roquette pour vagabondage, il en sera libéré par l’action de son grand-père. De l’activité de chansonnier en petits boulots [1], il s’intéresse au surréalisme [2].
Il lit les manifestes, la revue La Révolution surréaliste, et s’essayant à l’écriture automatique envoie quelques textes à André Breton, qui lui répond le 12 mai 1931 :
« Ces textes que vous me soumettez, je n’ai pas besoin de vous dire que je les aime entièrement, n’ayant cessé de tout attendre de la volonté (non-volonté) qui y préside. N’allez pas croire que je puisse désirer en rester avec vous à ce plaisir que vous me faites et à cette confiance nouvelle que vous me donnez. Je tiens beaucoup à vous connaître ».
Manifestement un surréaliste
Malet fréquentera le café Cyrano, lieu favori de rencontre du mouvement surréaliste – qu’il ne tarde à intégrer – et se lie avec, entre autres, Salvador Dali, et Yves Tanguy.
Le Cyrano, est situé place Blanche que Breton rêvait de faire devenir un haut-lieu spirituel, au cœur du temple du plaisir vénal et du tourisme et commerce de bas-étage.
1936 prend fin et Malet publie son premier livre : Ne pas voir plus loin que le bout de son sexe. Ce recueil de poèmes « n’a été tiré qu’à un très petit nombre d’exemplaires, une trentaine seulement… L’anecdote curieuse, c’est qu’il a été fabriqué dans une usine d’armement en grève, chez Brandt, à Châtillon. Les amis de [sa] femme qui travaillaient au service photo de cette usine se sont amusés à procéder au tirage de ce poème, écrit à la main. Ils en ont tiré cinq exemplaires en négatif (c’était l’édition de luxe), et vingt-cinq en positif » (in La Vache enragée, op. cit.). Bien qu’aucun lieu, date et éditeur ne soit mentionné dans l’ouvrage, le label des Editions surréalistes figure sur le bulletin de souscription (Breton l’avait autorisé à le faire).
L’année suivante, il fait paraître J’arbre comme cadavre. Les Editions surréalistes publieront ...hurle à la vie, en 1940, avec des dessins d’André Masson. Tiré à 150 ex., Malet n’eut pas la possibilité de prendre la totalité de son tirage chez l’imprimeur Abraham Béresniak. Cette imprimerie familiale est alors dirigée par les fils d’Abraham Béresniak qui sont aussi les oncles de René Goscinny. Dénoncé pour avoir imprimé des tracts anti-Allemands, l’imprimeur et sa famille sont arrêtés, les locaux dévastés et laissés au pillage. Malet ne récoltera qu’une soixantaine d’exemplaires de son ouvrage. Signataire d’un « tract subversif », il est arrêté le 25 mai 1940 pour « atteinte à la sûreté intérieure et extérieure de l’Etat », « mis au secret » à la prison de Rennes puis libéré, raflé par les Allemands, et interné au stalag XB entre Brême et Hambourg. En 1941, il est de retour du stalag pour raisons médicales.
Ce retour, Léo Malet s’en servira de porte d’entrée à la première enquête de Nestor Burma. Si 120, rue de la Gare est le premier roman signé sous son vrai nom, (en 1943, SEPE) et qui met en scène son héros emblématique, il succède à un grand nombre d’autres de genres divers et sous des pseudonymes américanisants. En pleine occupation nazie, est-il utile de rappeler qu’il y a pénurie de romans américains, chez les libraires. Les éditeurs en fabriquent de faux. C’est ainsi que par l’entremise de Louis Chavance, qu’il avait connu avant-guerre, Léo Malet va écrire des « polars » sous les noms de Franck Harding (Johnny Metal, 1941, coll. Minuit, Ed. Georges Ventillard) tout d’abord, puis Léo Latimer (La Mort de Jim Licking, 1941), Omer Refreger, Lionel Doucet (noms de son grand-père et de sa femme)... Mais malgré le départ de Breton pour les Etats-Unis, Léo Malet continue de collaborer au groupe surréaliste La Main à plume animé par Noël Arnaud et Jean-François Chabrun. La compagnie n’est pas mauvaise : Paul Eluard, René Magritte, Pablo Picasso... Il participera aux publications collectives du groupe (La conquête du monde par l’image, 1942 ; Décentralisation surréaliste, 1943 ; Le Surréalisme encore et toujours, 1943 ; Présence d’Apollinaire, 1943).
Individuellement, il publie dans la série des « pages libres de la Main à plume » Le frère de Lacenaire, illustré par Dali (1943 ; sixième fascicule sur les douze que compte la série). Ce passé surréaliste, et l’ombre de Breton, il les fera ressurgir tout au long de sa production littéraire dès 120, rue de la Gare, même s’il n’écrit plus de poèmes lorsqu’il débute sa carrière d’auteur de romans policiers, jugeant les deux activités incompatibles. Ils apparaîtront notamment à travers les chapitres relatant les rêves de ses héros. Mais c’est dans la Trilogie Noire que cette caractéristique de son style se manifeste dans toute sa plénitude. En particulier dans La vie est dégueulasse et Sueur aux tripes, avec les « collages » de coupures de presse émaillant ces récits, lui l’inventeur du concept surréaliste du « décollage ».
De 1944 à 1946, Léo Malet publie des romans d’aventures et de cape et d’épée pour la collection Carré d’as des Editions et revues françaises sous ses pseudonymes préférés, (La louve du bas Craoul, 1944 ; Gérard Vindex gentilhomme de fortune, 1944 ; Un héros en guenilles, 1944 ; Le truand chevaleresque, 1944 ; Le capitaine Coeur-en-berne, 1945 ; L’évasion du masque de fer, 1945 ; La sœur du flibustier, 1945 ; Le diamant du huguenot, 1945 ; La forêt aux pendus, 1946, signé Jean de Selneuves, homonyme de son quartier natal) ; et continue dans la veine du policier (Erreur de destinataire, 1944 ; Le dé de Jade, 1946 ; La cinquième empreinte, 1948 , etc.).
Dans cette période, il rédige également ce qu’il nomme des « contes doux », récits courts qui paraissent dans la revue La Rue. Doux... A voir ! Un Bon petit diable, par exemple, dans le numéro 26, est l’histoire d’un jeune garçon qui défenestre sa mère. Mais le noir est là ! Et Léo Malet fait lentement mûrir sa trilogie. Il désire traiter du désespoir et de la fatalité que le genre policier d’alors n’a pas encore accueillis.
Il avait déjà expérimenté le genre noir dans l’Ombre du grand mur, écrit en 1942, mais peu approprié à la collection Minuit, ce « roman d’action inédit » ne sortira qu’en 1944 – grâce au succès que remporte Nestor Burma – à la S.E.P.E. dans la collection « le Bandeau noir », aux couvertures illustrées. Ce bon petit diable, se retrouvera intégré dans un chapitre de Le soleil n’est pas pour nous. 1947, une nouvelle On ne tue pas les rêves est publiée dans une revue de la S.E.P.E. Lectures de Paris. Léo Malet fera de cette trentaine de pages, le troisième volet de la Trilogie Noire, Sueur aux tripes.
La Trilogie Noire : une naissance difficile
Longue gestation. Le premier opus paraît début 1948 à la S.E.P.E. La vie est dégueulasse commence par un « véritable... bide », selon ses propres mots !
La réussite viendra d’une rencontre avec Jean d’Halluin des Editions du Scorpion qui lui proposera de republier ce roman, et tant qu’à faire en écrire un second. Et c’est sous sous la couverture rouge et noir – pour un anar, c’était de rigueur –, illustrée de sa seule construction typographique, suivant le principe de cette collection prisée, que démarre le succès de la Trilogie Noire.
Francis Lacassin, dans sa préface [3] rapporte : « La vie est dégueulasse reparaît vers septembre 1948 sous la couverture rouge et noir du Scorpion ; et Le Soleil n’est pas pour nous lui succède en janvier 1949. Malet a écrit dans la même foulée Le Soleil n’est pas pour nous et Sueur aux tripes ; celui-ci devant paraître également dans la foulée du précédent. On ne s’étonnera donc pas de voir Sueurs aux tripes (au pluriel) figurer parmi les titres déjà parus, annoncés en quatrième page de couverture de Le Soleil n’est pas pour nous. Si l’on en croit un catalogue inséré en fin de volume, ces « sueurs » sont même tarifées à 180 F. On ne s’étonnera donc toujours pas que dans les années suivantes, les fidèles de Léo Malet aient recherché désespérément un exemplaire de Sueurs aux tripes chez les bouquinistes. Recherche sans espoir, car promis à une parution imminente puis retardée, Sueurs aux tripes ne vit jamais le jour aux Editions du Scorpion. En raison des difficultés financières et judicières éprouvées par Jean d’Halluin, criblé d’amendes et d’interdictions pour avoir outragé les bonnes mœurs en publiant J’irai cracher sur vos tombes. »
C’est nourri par cette double parenté, l’anarchie et le surréalisme, que Léo Malet, l’orphelin réussira à donner de nouveaux horizons au roman policier, le teintant de détresse sociale et de poésie.

Léo Malet revient au bercail ... après quelques escapades.

Du 10 octobre au 29 décembre 2006, la médiathèque Centrale d’Agglomération Emile Zola de Montpellier organisait une exposition intitulée « Léo Malet revient au bercail », faisant référence à un roman dans lequel Nestor Burma retourne dans sa ville natale pour, une fois de plus, « mettre le mystère knock out ». C’est grâce à la donation que Jacques Malet, fils unique de Léo Malet, a fait à la médiathèque que cette exposition a pu voir le jour. Y est retracée la vie et l’œuvre de l’inventeur de Nestor Burma. Le fonds Léo Malet compte plus de 4 000 pièces, de la célèbre pipe à tête de taureau, à sa table de travail qui avait appartenu à Dali en passant par la machine à écrire Underwood que lui avait laissée Rudolf Klement, l’un des secrétaires de Trotsky. « C’est sur cette machine hantée que j’ai tapé la plus grande partie de ma production romanesque ! » confie Malet dans La Vache enragée.
C’est aussi 88 manuscrits et tapuscrits dont Le Trésor des Mormont, un petit livre que Léo âgé de 8 ou 9 ans avait écrit à la main et illustré, des collages, des tracts surréalistes, les divers volumes dans les différentes éditions de son œuvre, plus de 2000 objets de correspondance parmi lesquels des courriers de Paul Eluard, Magritte, Yves Tanguy, Boileau-Narcejac, Jacques Tardi..., des revues anarchistes, surréalistes, littéraires, 369 livres dont beaucoup dédicacés des noms de Breton, Eluard, Pastoureau, Benjamin Péret... Un inventaire à la Prévert (qui est présent lui aussi).
Léo Malet revient au bercail, c’est en 20 panneaux et vitrines le parcours de sa vie et de son œuvre à travers l’anarchie, le surréalisme le polar. C’est aussi l’assurance donnée à voir que Malet est un auteur durable puisque son œuvre a réussi à traverser le temps pour que la bande dessinée avec Jacques Tardi et le cinéma ainsi que la télévision l’adaptent et s’en inspirent. Une des particularités de cette exposition, est qu’elle est itinérante. Et conçue en double exemplaire. Après s’être déplacée à Lens, Corbeil-Essonne, Tarare et Alger, la voici à Brives et après trois mois de villégiature en Roumanie, elle s’installera à Arras en mai, Chaumont de juin à novembre, puis Montélimar et les médiathèques de Haute-Marne. Pendant ce temps, « Léo Malet revient au bercail » poursuit son voyage dans les communes de l’Agglomération. Elle sera accueillie au Crès du 12 au 31 mars et reviendra à la médiathèque centrale d’Agglomération Emile Zola, du 2 au 19 juin.

[1Entre 1933 et 1939, Léo Malet était crieur de journaux au coin de la rue Sainte-Anne et de la rue des Petits-Champs. C’est là qu’il installera bureaux (l’Agence Fiat Lux) et domicile de Nestor Burma. Il confiait à Bernard Pivot lors d’une émission d’Apostrophe (20 juillet 1979) qu’il avait fait fonction de nègre pour un maître chanteur analphabète, installateur de chauffage central pour la « Maison Ménage » dans un bordel rue de Hanovre, ce qui lui avait permis de rencontrer toute sorte de personnages étranges à recycler en personnages de romans.

[2Alors qu’il livre un bidet (il tient à le préciser dans un entretien avec Yves Martin !) que passant devant la librairie de José Corti, rue de Clichy, il voit La Révolution surréaliste et d’autres publications « aux couvertures curieuses » qu’il rencontre le surréalisme.

[3« Sous le drapeau sang et noir de l’inquiétude sexuelle  », préface de Francis Lacassin à La vie est dégueulasse, 10/18, coll. L’appel de la vie.