DICK, Nelly (Naomi) PLOSCHANSKY (Kiev, Ukraine, 15 mai 1893 - 1995)
ROCKER, Rudolf (1873-1958)Écoles libertaires et cercles culturels. Voir aussi : "Éducation"AVRICH, PaulÉcole moderneMohegan Colony, New York Ferrer Center, N.J. (U.S.A.) EditDICK, Nelly (Naomi) PLOSCHANSKY (Kiev, Ukraine, 15 mai 1893 - 1995)Le professeur Paul Avrich causa quelque sensation à Queens College, où il enseignait quand, pour la première fois dans l’histoire des Etats-Unis, il proposa d’organiser un cours sur l’anarchisme. Et comme il tenait à ce que ses leçons soient vivantes, il lui arriva de faire venir des témoins de ce mouvement alors pratiquement inconnu. C’est ainsi qu’un jour, des années plus tard, il présenta une vieille dame, Mrs. Nelly Dick.
C’était une militante depuis sa plus tendre enfance. Elle était née à Kiev, en Ukraine, mais neuf mois plus tard ses parents l’amenaient à Londres. Ils étaient très pauvres. Son père travailla d’abord comme boulanger, puis dans la fabrication de casquettes ; il était engagé dans le mouvement syndical. Sa mère, originaire d’une famille de rabbins, était une juive orthodoxe qui savait, néanmoins, revendiquer ses droits. Tous deux avaient une forte personnalité, dont elle allait hériter . Sous l’influence de Rudolf Rocker, qui publiait l’Arbeter Fraynd dans la même maison, ils devinrent peu à peu anarchistes.
Un jour, dans le Jubilee Street Club, elle déclama un poème humoristique en yiddish au sujet de Kropotkine : il était dans l’audience et il riait !
Il aimait jouer avec les enfants, danser des rondes avec eux, tandis que la petite Nelly mourait de peur de le voir mourir d’une crise cardiaque...
Il y avait aussi Malatesta, dont les yeux étaient si perçants qu’on pouvait croire qu’il lisait vos pensées. Nelly rencontra aussi Voltairine de Cleyre, dont les habits si bizarres la fascinèrent.
Encore jeune, elle se rendit compte que la plupart des anarchistes qu’elle voyait étaient des vieux. Son père lui suggéra d’en parler aux adultes. Elle se mit donc à les visiter et à interpréter des chansons en yiddish pour créer une bonne ambiance. Puis une nuit de 1909, lors d’une conférence qui se déroulait après la mort de Francisco Ferrer [1], grande figure de l’éducation en Espagne, elle proposa de créer une Ecole moderne. Alexandre Shapiro, qui était à la tribune, s’opposa à l’idée. Il estimait qu’il n’y en avait pas besoin car il existait des écoles relativement libres, et d’ailleurs on n’avait pas d’argent. Elle répliqua : "Je le ferai avec des pennies".
C’est ainsi qu’à seize ans elle commença une école dans la maison de son père [2]. Dans la chambre du bas, elle se mit à enseigner des chants révolutionnaires aux enfants. Les rabbins s’efforcèrent de dissuader les parents d’envoyer leur progéniture à cette "école anarchiste", mais les danses et les jeux du club incitèrent un nombre croissant d’enfants à venir. La poignée du début grossit de plus en plus, de sorte qu’il fallut bientôt louer une salle et le groupe de l’Arbeter Fraynd contribua avec un peu d’argent.
En 1913, lors d’une manifestation du premier mai, où elle portait avec les enfants une bannière avec l’inscription "Ecole anarchiste-socialiste", elle fit la connaissance d’un jeune homme au cheveux grisonnants, James ("Jim") Dick. Comme il tenait une rubrique pour les enfants dans le journal anarchiste The Voice of Labour, elle avait imaginé qu’il serait beaucoup plus vieux.
En fait, de neuf ans son aîné, il allait bientôt vivre avec elle, malgré le fait qu’il n’était pas juif. Né le 7 octobre 1882, d’un policier écossais et d’une aimable quakeresse, il avait étudié à l’université de Liverpool. Son professeur d’espagnol, Lorenzo Portet, avait été un disciple de Francisco Ferrer, et James avait ainsi pu rencontrer cet éducateur lorsque celui-ci vint en Angleterre en 1907.
Quand Ferrer fut condamné à mort et exécuté, en 1909, Portet, qui était son légataire testamentaire, partit en Espagne accompagné de James. De retour à Liverpool, il fonda une Ecole moderne qui dura peu de temps. Il tenait une épicerie et participait aussi à une fanfare anti-alcoolique. Le directeur de la firme "British Eastman Kodak Company", qui était anarchiste, finança son éducation à Oxford puis à Central Labour College à Londres, dans l’espoir qu’il irait ensuite dans les mines de charbon pour enseigner aux autres ouvriers. En fait, James trouva un emploi à Londres, dans le Shop Assistants’ Union, un syndicat de vendeurs dans les magasins, qui était animé par John Turner.
James participa de plus en plus à l’école de Nelly, et le couple finit par adopter une vie commune sans se marier. Leur école attirait de plus en plus d’enfants. Un jour, Bonar Law, futur premier ministre conservateur de l’Angleterre, apparut et récita un poème d’Oscar Wilde.
Quand la guerre de 14-18 éclata , beaucoup de ces jeunes de l’école participèrent aux manifestations contre ce conflit ; et quand ils retournaient, c’était souvent après avoir été battus. Un jour, la police fit irruption dans une de leurs surprise-parties, et elle embarqua tous les jeunes qui n’étaient pas enregistrés pour le service militaire. James et Nelly décidèrent alors de se marier, pour échapper à la conscription ; mais quand les hommes mariés furent à leur tour appelés sous les drapeaux, ils émigrèrent aux Etats-Unis en janvier 1917.
Dans leur nouveau pays, le couple s’occupa de la gestion du pensionnat de l’Ecole Moderne de Stelton, dans le New Jersey, en remplacement du couple des Ferms. Nelly Dick prit en charge le jardin d’enfants, dont la propreté était plus que douteuse et l’idée de liberté ressemblait plutôt à du laisser-aller.
Mais le couple aimait aussi la fête. Aux bals du samedi soir, James revêtait ses chaussons de danse, ce qui impressionnait beaucoup les fillettes. Valser avec lui était une expérience inoubliable, déclarabeaucoup plus tard Emma Gilbert, la fille de Joseph J Cohen [3]
Lorsqu’en 1923 un autre milieu de vie libertaire s’instaura à Mohegan, dans l’Etat de New York, le couple quitta Stelton. En effet, le comité de gestion les considérait comme incapables de diriger l’école. Dans leur nouvelle résidence, à partir de 1924, ils prirent en charge le pensionnat des enfants. Ils le quittèrent en 1928, car on reprochait à James de ne pas savoir recueillir des fonds pour l’institution, ce qui, en effet, était le cadet de ses soucis. Le couple retourna donc à Stelton, où ils furent instaurés comme codirecteurs, mais ils tenaient à créer leur propre école. C’est ce qu’ils firent par la suite à Lakewook, New Jersey, en 1933, où leur institution se maintint jusqu’en 1958. Mais, à 76 ans, James avait de plus en plus de mal avec les enfants : il fallait penser à la retraite. Le couple se retira à Miami, où "le grand Jim" mourut en 1965.
En 1991, Nelly Dick vint conter sa vie dans une classe d’Avrich, où se mêlaient des punk-rockers, des étudiants de dernière année et des collègues historiens. Elle leur raconta comment Lénine avait fait sauter sa soeur sur ses genoux et d’autres histoires extraordinaires. Elle avait alors 98 ans et demi.
Ronald Creagh
Si vous comprenez l’anglais, vous pouvez écouter une interview de Nelly Dick
"This Visitor Witnessed Earlier Russian Revolt", New York Times (Campus Life) Dec. 1, 1991.
[1] Francisco Ferrer fut exécuté le 13 octobre 1909, à la suite d’un attentat dont il fut jugé responsable
[2] D’autres sources indiquent que ce fut à onze ans, mais elles se fondent sur un souvenir qui me semble erroné
[3] Avrich, Anarchist Voices, p. 226, 233-234.