PEREIRA, Irène. "L’équilibration : contenu et héritages pratiques d’un aspect du pragmatisme proudhonien"

PROUDHON, Pierre-Joseph (1809-1865)BAKUNIN, Mihail Aleksandrovič (1814-1876)révolutionpropriétéPEREIRA, Irène (1975 - )

Résumé

Alors que Proudhon se propose d’effectuer une synthèse qui dépasse la propriété et la communauté dans Qu’est ce que la propriété ?, dans Théorie de la propriété, une de ses dernières œuvres, il propose une équilibration entre propriété et État. Comment expliquer ce changement de perspective ? Cette conception de Proudhon s’oppose-t-elle à toute critique radicale de la propriété ?
Cet article se propose d’analyser la conception de l’équilibration de la propriété chez Proudhon et l’héritage de l’équilibration proudhonienne dans les pratiques contestataires actuelles.

Plus d’un siècle après la naissance du penseur bisontin, il nous semble pertinent de nous pencher sur la conception de la transformation sociale chez Proudhon et la manière dont celle-ci a pu influencer par la suite le mouvement ouvrier français, en particulier son versant coopératif et syndicaliste. Nous avons déjà eu l’occasion d’analyser la dimension pragmatiste qui existe dans l’œuvre de Proudhon [1] , et en particulier le caractère expérimentaliste de sa conception de la transformation sociale qui le rapproche de ce courant philosophique.
Nous voudrions, ci-dessous, dans un premier temps, mettre en valeur la place de la notion d’ « équilibration » dans l’œuvre de Proudhon et l’usage à la fois philosophique et politique qu’il en fait. Kant a mis en avant l’existence d’antinomies qui structurent la pensée [2]. Dépasser, et pas seulement résoudre ces antinomies, ce serait établir l’unité de la pensée et du réel, ce serait atteindre la connaissance absolue. Or une telle prétention à la connaissance absolue est-elle possible ?
Mais, ces antinomies ne sont pas pour Proudhon seulement métaphysiques, mais aussi sociales. Il existe aussi au sein de la société des contradictions. Peut-on espérer les dépasser ?
Nous souhaitons montrer que le parcours de Proudhon est en ce point semblable à celui de Dewey. Ce dernier abandonne « l’absolutisme » hégélien au profit d’un expérimentalisme [3]. De son côté, Proudhon abandonne la prétention hégélienne à établir une synthèse qui dépassent les antinomies et nous fasse accéder à l’absolu. Il s’agit plutôt pour lui de réaliser une équilibration sociale des contraires.
La notion d’équilibration, nous amène à aborder la question de la propriété chez cet auteur. Celui-ci met en avant l’existence d’une antinomie entre d’un côté la communauté et l’État et de l’autre côté, l’individu. Or la préservation de la liberté individuelle suppose-t-elle que face à l’État et à la communauté la propriété soit maintenue ?
Après avoir explicité ces points, nous souhaitons faire apparaître la manière dont la dimension pragmatiste de l’œuvre de Proudhon a pu avoir une influence sur des pratiques de contestation sociale. Nous souhaitons rappeler à la fois les liens entre la pensée de Proudhon et le mouvement coopératif d’une part et d’autre part le syndicalisme révolutionnaire en France.
Ces rappels auront pour fonction d’introduire une réflexion sur l’héritage de Proudhon en France actuellement. En effet, un certain nombre de travaux sociologiques [4] ont souligné le caractère pragmatique du renouveau militant contestataire qui caractérise la France dans le sillage, entre autres, du mouvement altermondialiste, tandis que nous avons plus particulièrement approfondis, pour notre part, les homologies structurales avec la philosophie pragmatiste [5]. Nous souhaitons en nous penchant plus particulièrement sur l’économie solidaire et sur le syndicalisme d’action directe actuellement en France, nous interroger sur les homologies que l’on peut constater entre ces pratiques et la pensée de Proudhon. Pour cela, nous nous appuierons plus particulièrement sur les travaux menés par Bruno Frère sur l’économie solidaire et nos propres travaux sur le syndicalisme d’action directe au sein du Groupe de Sociologie Politique et Morale fondé par Luc Boltanski.
Notre article entend se situer dans le cadre d’une théorie politique qui s’appuie sur les ressources de la philosophie et de la sociologie.

I- Équilibration et transformation sociale

A- De la synthèse…
L’absolu, dont l’étymologie renvoie à l’idée de séparation, à ce qui est transcendant, désigne ce qui existe en et par soi. La notion d’absolu s’oppose donc à la notion de relatif. L’idée de Dieu, par exemple, représente dans la philosophie classique la réalité absolue par excellence.
Proudhon, lecteur de Kant, retient de ce dernier, entre autres, la notion d’antinomie. En effet, Kant montre que la raison pure, la raison pratique et la raison esthétique sont toutes trois confrontées à des antinomies c’est à dire à des contradictions inhérentes au fonctionnement de la raison. La raison pure cherche à accéder à la connaissance absolue. Chacun des termes de ces antinomies correspondent selon lui à des contradictions : par exemple entre le monde phénoménal sur lequel l’entendement peut acquérir une connaissance et le monde noumenal, la chose en soi, qu’il est simplement possible de penser, mais qu’on ne peut pas connaître. De fait, il serait impossible pour Kant de prétendre à une connaissance absolue du monde qui réconcilierait à la fois la pensée et l’être, l’apparence et la réalité.
De son côté, Hegel affirme qu’il est possible de dépasser l’opposition entre le noumenal et le phénoménal et de parvenir à une connaissance absolue [6]. En effet, selon lui, Kant n’a pas tenu compte de l’historicité de la conscience et du réel. La dialectique est un processus commun à l’être et à la pensée dans lesquels la thèse et l’antithèse sont conservées et dépassées dans un troisième terme, la synthèse. Le savoir absolu est, pour Hegel, la réconciliation de la réalité et de la conscience, de l’en soi et du pour soi.
Proudhon ne limite pas la notion d’antinomie à des antinomies métaphysiques comme celles qui opposent la position déterministe et la notion de liberté, mais il existe aussi pour lui des antinomies sociales comme celle qui oppose les tenants de la propriété et les tenants de la communauté (synonyme dans ce cas de communisme). Dans Qu’est ce que la propriété ? (1840), Proudhon entend trouver une solution à cette antinomie dans une synthèse : « Pour rendre tout cela par une formule hégélienne, je dirai : La communauté, premier mode, première détermination de la sociabilité, est le premier terme du développement social, la thèse ; la propriété, expression contradictoire de la communauté, fait le second terme, l’antithèse. Reste à découvrir le troisième terme, la synthèse, et nous aurons la solution demandée [7] ». Remarque intéressante, dans la mesure où, dans une lettre de 1845, Proudhon à Bergmann, il avoue qu’il n’a pas encore lu Hegel. On sait par ailleurs que c’est Marx qui se vante de l’avoir introduit à l’auteur de La Phénoménologie de l’Esprit. Marx ajoutera d’ailleurs, en 1846 dans Philosophie de la Misère, que Proudhon n’a en définitif selon lui rien compris à la dialectique hégélienne.
Dans Qu’est ce que la propriété ?, l’antinomie entre la propriété et la communauté est résolue de la manière suivante : « Cette troisième forme de société, synthèse de la communauté et de la propriété, nous la nommerons LIBERTÉ [8] ». Proudhon ajoute en note de bas de page : « La liberté est la balance des droits et des devoirs : rendre un homme libre, c’est le balancer avec les autres, c’est-à-dire le mettre à leur niveau [9] ». Proudhon énonce plusieurs propositions qui résument ses conceptions. Il distingue propriété et possession : « Supprimez la propriété en conservant la possession ; et, par cette seule modification dans le principe, vous changerez tout dans les lois, le gouvernement, l’économie, les institutions : vous chassez le mal de la terre [10] ». C’est à la possession que Proudhon confie le soin d’être la synthèse de l’intérêt individuel et de l’intérêt collectif. Il s’agit donc non pas d’abolir conjointement la propriété et la possession au profit de la communauté, mais seulement la propriété. Cela étant effectué, la liberté des contractants et des échanges suffit à maintenir l’égalité : « le commerce a pour conditions nécessaires la liberté des contractants et l’équivalence des produits échangés : or, la valeur ayant pour expression la somme de temps et de dépense que chaque produit coûte, et la liberté étant inviolable, les travailleurs restent nécessairement égaux en salaires, comme ils le sont en droits et en devoirs [11]]] ».
B- …A la recherche de l’équilibration
Néanmoins dans Théorie de la propriété (1862), où Proudhon résume dans un chapitre, ses évolutions sur la question de la propriété, il rappelle que dès De la justice en 1858, il s’est écarté de la notion de synthèse qu’il avait emprunté à Hegel : « d’après Hegel, de l’antinomie, que je supposais devoir se résoudre en un terme supérieur, la synthèse, distincte des deux premiers, la thèse et l’antithèse : erreur de logique autant que d’expérience dont je suis aujourd’hui revenu. L’ANTINOMIE NE SE RÉSOUT PAS : là est le vice fondamental de toute la philosophie hégélienne. Les deux termes dont elle se compose se BALANCENT, soit entre eux, soit avec d’autres termes antinomiques : ce qui conduit au résultat cherché [12] ».
Comment expliquer ce changement de position ? Pourquoi Proudhon abandonne-t-il par la même la critique radicale de la propriété et le projet d’une abolition de celle-ci au profit de la possession ? Proudhon explique que la propriété est absolue. En effet, le droit de propriété est le droit d’user et d’abuser d’une chose. C’est donc un droit absolu. Or, Proudhon repousse la notion d’absolu qui renvoie au surnaturel et à la transcendance [13]. La notion d’absolu telle que la conçoit Proudhon s’articule autour de deux versants. D’une part, elle est une notion de la métaphysique. Dieu est la figure de l’absolu par excellence. Proudhon refuse d’avoir recours à la notion de Dieu comme fondement de sa pensée. Mais la notion d’absolu a aussi un versant politique pour Proudhon, elle renvoie à la notion d’absolutisme. L’absolutisme étant le régime politique dont la légitimité repose sur son origine divine. Or sur le plan politique l’absolutisme est combattu par l’équilibre ou la balance des pouvoirs. Chaque pouvoir arrête l’autre, le limite. C’est donc la théorie de la balance des pouvoirs que Proudhon applique à la question de la propriété, à la science économique.
Or la notion de synthèse d’Hegel réintroduit la notion d’absolu. En effet, la thèse, l’antithèse et la synthèse, c’est la trinité. Dieu se nie en s’incarnant en son fils Jésus Christ, tandis que le Saint Esprit constitue, la synthèse de ce processus. De son côté, l’État est le divin réalisé sur terre. L’État est la synthèse du droit objectif et de la moralité, c’est à dire qu’il est la moralité concrète. C’est en définitif pour cela, selon nous, que Proudhon repousse la notion de synthèse.
Pour Proudhon, il ne peut être question de remplacer l’absolu de la propriété et l’absolu de l’État, par un autre absolu qui serait celui d’une synthèse. Il s’agit au contraire pour lui d’équilibrer et de limiter expérimentalement ces deux institutions qui prétendent à l’absolutisme. Or l’État « requiert un contre-poids qui l’empêche d’osciller et de devenir hostile à la liberté ; que ce contre-poids ne peut se rencontrer ni dans l’exploitation en commun du sol, ni dans la possession […] puisque ce serait placer le contre-poids dans la puissance même qu’il s’agit de contre-balancer, ce qui est absurde ; tandis que nous le trouvons dans la propriété absolue, c’est-à-dire indépendante, égale en autorité et souveraineté à l’État [14] ». Pour cela, Proudhon préconise l’expérimentation d’un ensemble de garanties qui auraient pour fonction de limiter le pouvoir de l’État et les effets de la propriété. L’institution de services publics par l’État sont des limites à la propriété, mais de son côté la propriété conduit à transformer la nature de l’État en ayant par exemple une tendance à limiter sa centralisation et à l’orienter vers le fédéralisme. Les travailleurs doivent donc expérimenter des formes d’échange économique qui assurent un équilibre entre le pouvoir de l’État et les conséquences de la propriété. C’est cela que Proudhon appelle dans Théorie de la propriété, la Justice : « Qu’est-ce que la Justice, en effet, sinon l’équilibre entre les forces ? [15] ».
Cette rupture avec Hegel et ce refus de chercher à déterminer un absolu permet de rapprocher la démarche de Proudhon de celle de Dewey [16]. En effet, Dewey refuse d’appuyer l’action politique sur une science de l’histoire, une connaissance absolue du devenir historique. Le politologue Philippe Corcuff a souligné ce point : Proudhon contre la fin de l’histoire hégélienne propose de travailler à l’équilibration des contraires [17].
Une interrogation demeure néanmoins. On peut se demander si l’abandon d’un dépassement dans une synthèse ne conduit pas Proudhon a abandonner toute forme de radicalité révolutionnaire. En effet, il écrit : « la théorie que je vous propose a pour but de vous montrer comment, si vous le voulez bien, aucune révolution n’arrivera plus. Il s’agit simplement, pour les non-propriétaires, de leur faciliter les moyens d’arriver à la propriété, et pour les propriétaires, de mieux remplir leurs devoirs envers le gouvernement [18] ». La théorie de Proudhon consiste à partir d’une situation dans laquelle la propriété et l’État existent et à réformer la société progressivement en instaurant une plus grande justice sociale.
Néanmoins la théorie de l’équilibration, ne nous semble pas totalement incompatible avec une conception révolutionnaire de la société. En effet, Proudhon précise, dans le même ouvrage, que les révolutions n’attendent pas l’autorisation des gouvernements et qu’elles se font pour ou contre la propriété. Ce que Proudhon a parfaitement vu, c’est l’analogie qui existait entre l’État et le communisme. Le communisme est à l’économie, ce que l’État est à la politique. De fait, le risque dans le système communiste, c’est la constitution d’une forme d’organisation étatique. Or le communisme ne permet pas de constituer un rempart à l’individu et à la liberté individuelle contre l’État. Néanmoins, Proudhon avait précisé dans Qu’est ce que la propriété ? que l’antinomie était entre la propriété et le communisme. On a donc le rapport suivant « État/Communisme = Fédéralisme/Propriété ». Le fédéralisme (au sens où le définit Proudhon [19]) est à la propriété, ce que l’État est au communisme. Or comme on constate qu’il existe des formes d’État sans communisme, ce qui est le cas des sociétés dans lesquelles nous vivons, on peut supposer qu’il peut exister des formes de communisme compatible avec le fédéralisme. C’est la position qu’adopte par la suite une grande partie du mouvement libertaire, à la suite de Bakounine puis de Kropotkine, ou le mouvement syndicaliste révolutionnaire. C’est alors l’organisation politique fédéraliste qui intervient comme une équilibration de la communauté économique et inversement.
La théorie de l’équilibration de Proudhon peut servir de mise en garde sur le point suivant. L’organisation sociale est confrontée au défi de devoir assurer une équilibration entre intérêt commun et intérêt individuel. Cette équilibration peut être trouvée soit par l’équilibre entre État et propriété, soit entre Fédération et communisme. Le défi d’une société communiste réside alors dans le fait de trouver un contre-poids politique reposant sur l’inviolabilité des libertés publiques et des droits individuels garanti dans des Déclarations des droits de l’homme contre l’absolu de la communauté économique.

II- Les héritages contestataires de Proudhon et la question du pragmatisme

Nous avons montré comment la question de l’équilibration constituait un aspect du pragmatisme de Proudhon. A partir de cette question, on peut constater que parmi les différents héritages contradictoires de Proudhon, deux voies, entre autres, peuvent s’ouvrir. La première est constituée par ceux qu’on appelle les mutualistes. Ces derniers sont favorables à la propriété individuelle et ne croient pas aux coalitions ouvrières comme moyen de lutte sociale. Mais nonobstant la critique que Proudhon fait du droit de coalition, on peut voir dans le syndicalisme d’action directe une second voie dans laquelle se déploie l’héritage de Proudhon.

A- Quelques rappels

Nous allons ici faire quelques rappel qui nous permettrons de faire la transition avec l’actualité contestataire de la pensée de Proudhon en France.
Henri Tolain est une des personnalités qui illustre ce qu’on a appelé le courant mutualiste de la Première Internationale. Il défend plus particulièrement d’une part la propriété individuelle contre le collectivisme et d’autre part la transformation sociale par le biais du mutualisme et du mouvement coopératif. Pierre Ansart avait souligné, dans Naissance de l’anarchisme [20], comment les canuts lyonnais avaient pu constituer une source d’inspiration pour Proudhon, mais aussi l’homologie qui existait entre sa pensée et les expériences menées par ceux-ci. Mais Proudhon de son côté a eu une influence sur le mouvement ouvrier en particulier dans son versant coopératif et tourné vers l’économie sociale : constitution de banques du peuple, création de coopératives de production et de consommation…
Proudhon condamne les grèves dans De la capacité politique des classes ouvrières (1865), entre autres, parce qu’il ne croit pas à leur efficacité dans le cadre du rapport de force dans le système dont il est le contemporain. Néanmoins, Jacques Juillard, à propos de Fernand Pelloutier [21] et Daniel Colson [22] au sujet du syndicalisme révolutionnaire, ont souligné l’influence de Proudhon sur le syndicalisme [23]. La place qu’occupe Proudhon dans le syndicalisme révolutionnaire apparaît aussi dans les écrits des philosophes de la Nouvelle école : Georges Sorel, Édouard Berth ou Hubert Lagardelle.
Les proximités entre la pensée de Proudhon et le syndicalisme révolutionnaire sont sensibles sur plusieurs points. Tout d’abord sur la question de l’autonomie ouvrière et du refus de candidature ouvrière, Proudhon a enjoint les ouvriers à ne pas présenter de candidats dans la mesure où selon lui leurs intérêts ne peuvent être réellement défendus dans la démocratie représentative et à se séparer en créant des formes d’organisation politique et économique qui leur soient propres. Les syndicalistes révolutionnaires reprennent cette thématique. Le syndicat, contrairement à l’organisation politique, ne regroupe que des membres de la classe ouvrière. Les syndicalistes révolutionnaires, par exemple Victor Griffulhes ou Émile Pouget, critiquent vivement la voie parlementaire et la démocratie représentative. Ils adoptent des positions nettement anti-étatistes. Mais parallèlement, la CGT (Confédération Générale du Travail) est organisée selon les principes du fédéralisme défini par Proudhon.
Les rapports entre mouvement mutualiste (ou coopératif) et syndicalisme ne sont pas aussi tranchés que cela. Le mutualiste Eugène Varlin prend par exemple une part active dans des grèves et le fondateur des Bourses du travail, Fernand Pelloutier accorde une place à l’économie sociale au sein des Bourses. La séparation qui existe en France entre le mouvement mutualiste et le mouvement syndical s’explique en partie par la législation mise en place sous la Troisième république qui impose des statuts juridiques différents aux deux formes d’organisation ouvrières : loi Waldeck Rousseau de 1884 pour les syndicats et Charte de la mutualité de 1888.

B. Economie sociale et solidaires et syndicalisme d’action directe dans le renouveau contestataire français

Bruno Frere [24]et moi-même [25] avons menés chacun, au sein du Groupe de Sociologie Politique et Morale (GSPM) une étude sociologique portant respectivement sur l’économie solidaire et d’autre part sur le syndicalisme d’action directe, en nous situant dans la perspective de la sociologie pragmatique de Luc Boltanski et Laurent Thévenot [26]. La sociologie pragmatique consiste à analyser les homologies qui existent entre des théories philosophiques et des pratiques sociales. Les théories servent d’instruments de modélisation de grammaires qui rendent compte des discours et des pratiques des acteurs. Nous avons tous les deux utilisés l’œuvre de Proudhon comme instrument de modélisation des phénomènes sociaux que nous étudions. Je vais ici essayer de rendre compte de manière synthétique des caractéristiques et des différences entre ces deux courants.
Bruno Frere montre qu’au sein de l’économie solidaire actuelle quatre familles se distinguent : les structures d’accompagnement à la création de micro-activités économiques, la famille de la finance et de l’épargne solidaire, les associations d’échange « sans argent », la distribution « bio » et la distribution « équitable ». Ces formes de l’économie solidaire contemporaine ne sont que la renaissance de formes d’actions qui émergent périodiquement lorsque les travailleurs ne trouvent pas de place sur le marché du travail et n’arrivent pas à vivre des minima sociaux. On peut remarquer ainsi que la plupart de ces formes avaient déjà été théorisés par Proudhon. La Banque du peuple préfigure largement les SEL (Systèmes d’échange locaux) : des biens et des services peuvent s’y échanger grâce à une monnaie inventée pour l’occasion. Les banques foncières de Proudhon sont les ancêtres des structures d’épargnes solidaires qui permet de prêter des sommes nécessaires au lancement d’activités autonomes. Proudhon décrit aussi comment les maîtres d’ateliers canuts lyonnais créent des systèmes d’activités autogérés qui permettent d’employés des ouvriers. Cette alliance entre des classes moyennes affiliées, c’est à dire de la petite bourgeoisie, et des ouvriers désaffiliés est une caractéristique de l’économie solidaire. Seule la branche « bio-équitable » de l’économie solidaire actuelle n’a pas été théorisée par Proudhon.
On trouve dans les discours et les pratiques des acteurs de la fin du XIXe et de ceux du début du XXIe des argumentaires similaires. La première norme grammaticale que respectent les solidaires d’hier et d’aujourd’hui consiste en un principe de commune compétence. Ce principe est à l’œuvre, par exemple, dans la banque du peuple de Proudhon où les travaux intellectuels peuvent s’échanger contre des travaux manuels. La seconde règle consiste en un impératif catégorique qui exige de chacun qu’il intervienne en faveur d’autrui afin d’améliorer ses conditions d’existence selon un principe de réciprocité que Proudhon reprend à Kant : « agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle ».
Pour notre part, nous voudrions nous appuyer, pour montrer le lien entre la question de l’équilibration chez Proudhon et l’économie solidaire, sur l’exemple des jardins partagés [27] (issus de ce qu’on appelle les Community Gardens en Amérique du Nord). Dans les jardins partagés en France, les habitants doivent s’auto-organiser pour partager l’espace cultivable. S’agit-il d’opter pour des lopins individuels ou du tout collectif ? Ce qui est ici posé, c’est la question de l’équilibration entre l’individualité et la solidarité de la mise en commun. On constate que les jardins s’organisent de manière différente selon les cas : tout collectif, tout individuel ou panachage des deux. On constate aussi que selon les expériences de sociabilité ou le type de culture entrepris, la répartition peut changer au sein d’un même jardin. Il s’agit d’expérimenter des équilibres toujours instables entre possession commune et expression de l’individualité.
Pour notre part, nous avons étudié plus particulièrement le cas du renouveau contestataire du syndicalisme d’action directe à travers l’exemple d’un syndicat SUD (Solidaires, Unitaires et Démocratiques). Les syndicats SUD se sont crées à partir de la fin des années 1980 et surtout du milieu des années 1990. Ces syndicats entendent se situer dans la continuité du syndicalisme révolutionnaire et de l’esprit autogestionnaire des années 1970. Le renouveau du syndicalisme d’action directe s’explique selon nous, entre autres, par la crise du modèle léniniste et la nécessité de trouver des pratiques militantes qui permettent de combattre le capitalisme en réseau [28]. La crise du léninisme s’explique par l’échec des expériences dites du socialisme réel qui entraîne en partie la fin de la croyance en des méta-récits. Cette thématique inaugure un des aspects de la postmodernité [29]. Avec la fin des grands récits de l’émancipation ce qui est remis en cause c’est la croyance en la possibilité d’une science de l’histoire qui nous permette d’en prédire le déroulement. C’est dans ce contexte que se produit le regain d’intérêt pour le pragmatisme, avec le courant néo-pragmatiste initié par Richard Rorty et Hilary Putnam. Du point de vue du renouveau de la contestation en France un certain nombre d’auteurs, comme par exemple Jacques Ion [30], ont insisté sur son caractère pragmatique. Il ne s’agit plus de sacrifier les améliorations immédiates au profit d’une transformation future de la société, mais il ne s’agit plus non plus d’être prêt à employer tous les moyens possibles en vue d’atteindre une fin certaine qui est sensée nous justifier de tous nos actes. C’est entre autres la conception hegelienne de l’histoire qui est remise en cause. De ce fait, le syndicalisme révolutionnaire s’assigne, tel qu’il est défini par la Charte d’Amiens (1906), une double besogne : amélioration des conditions immédiates et transformation de la société par la grève générale expropriatrice. Gaetano Manfredonia a montré que la dimension éducationniste-réalisatrice du syndicalisme révolutionnaire devait être rapprochée de l’importance accordée par Proudhon à la mise en place d’expérimentations sociales qui améliorent immédiatement la situation des ouvriers [31].
En ce qui concerne l’homologie entre la pensée de Proudhon et le syndicalisme des syndicats SUD, nous allons nous limiter à l’exposition de certains points qui montrent comment la question de l’équilibration des contraires est pensée.
Proudhon explique que l’équilibration est interne — la propriété joue contre elle-même, la séparation des pouvoirs au sein de l’État — avant d’exposer comment la propriété et l’État se limitent mutuellement. L’équilibration des contraires se pose tout d’abord au sein des syndicats d’action directe eux-même. Il s’agit de parvenir à trouver une équilibration entre l’individuel et le commun. Ce point apparaît tout d’abord dans l’importance accordée à l’organisation fédéraliste comme l’a montré aussi Jean-Michel Denis [32]. Le fédéralisme permet d’expérimenter une équilibration entre l’autonomie des sections syndicales et les exigences d’une coordination collective. Dans le syndicat SUD que nous avons étudié, à savoir Sud Culture Solidaires, les propositions du Secrétariat national (organe exécutif) sont examinées en théorie au sein de chaque section syndicale, qui sont considérées comme autonomes, c’est à dire souveraines, et les décisions sont ensuite portées par des délégués de chaque section au sein du Conseil des sections (organe législatif). Le Secrétariat national, qui n’a pas le droit de vote au sein du Conseil des sections, est chargé ensuite de les faire appliquer. L’autonomie de la section est ici pondérée par l’existence d’un organe de coordination, le Conseil des sections. En outre, il existe une séparation des pouvoirs et une équilibration entre le Conseil des sections et le Secrétariat National. Deuxième exemple, il s’agit des modes de prise de décision. Les militants, que nous avons suivis, essaient de trouver une équilibration entre vote à la majorité et au consensus. Le vote à la majorité satisfait d’avantage les exigences d’efficacité de l’action collective tandis le consensus respecte davantage l’individualité de chacun. Par conséquent, les militants de Sud Culture procèdent tout d’abord à la recherche du consensus en essayant de mettre en place des positions de compromis et ce n’est que lorsque cela a échoué qu’ils procèdent à un vote à la majorité comme le précisent les modifications de statuts de l’organisation actées en 2009. On trouve chez Proudhon une procédure semblable dans De la justice dans la Révolution et l’Église. Pour établir la Raison publique [33], il s’agit de produire, après débat, une motion de synthèse ou de consensus dont Proudhon ne considère pas qu’elle est la vérité absolue, mais qu’elle se rapproche de la vérité. Il s’agit ensuite de voter à la majorité sur cette motion.
L’équilibration apparaît aussi dans la manière dont ces militants conçoivent le rôle du syndicat. Celui-ci est perçu comme un contre-pouvoir à l’État et au capitalisme : « un syndicalisme de contre-pouvoir et de transformation sociale » précise la Charte identitaire de Sud Culture. Le syndicat apparaît pour ces militants comme une institution « politique » fédéraliste qui dans le cadre de la société actuelle assure une limitation au pouvoir issu de la propriété et de l’État centralisé. L’une des controverses qui se pose au sein de l’Union syndicale Solidaires (qui regroupe entre autres la plupart des syndicats SUD) est de savoir si le syndicat ne doit se donner pour fonction de n’être qu’un contre-pouvoir dans le cadre de la société actuelle ou doit avoir pour objectif une rupture révolutionnaire anti-capitaliste ? Pour l’instant, l’Union Syndicale Solidaires ne revendique qu’une lutte contre les politiques libérales. Cela peut être analysé comme une équilibration entre l’intervention étatique et l’initiative privée dans l’économie. Mais au delà, certains militants aimeraient que l’Union syndicale adopte une position anticapitaliste, voire révolutionnaire. La rupture révolutionnaire et le passage à une société communiste dans laquelle soit maintenue l’équilibration de l’individuel et du collectif poserait alors la question, dans une telle société, de la fonction des organisations syndicales. Le projet syndicaliste révolutionnaire qui donne, dans la Charte d’Amiens, au syndicat, organe de résistance aujourd’hui, une fonction de gestion de l’économie demain, suppose certainement d’être enrichi afin que le pouvoir des syndicats puissent être contre-balancés. Le double système à la fois de fédération économique d’une part et d’autre part communale, comme a semblé par exemple l’esquisser l’anarcho-syndicalisme en Espagne, peut constituer un des éléments de cette équilibration du pouvoir économique par le pouvoir politique dans le cadre du projet syndicaliste.

[1Pereira I., « Proudhon Pragmatist », in Jun N.J., New perspectives on anarchism, Rowman & Littlefield Pub Inc, 2009.

[2Kant, Critique de la raison pure (1787), Paris, PUF, 2004.

[3Dewey J., « From Absolutism to Expérimentalism », in Contemporary American Philosophy : Personal Statements, New York, eds. G.P. Adams and W.P. Montague, 1930II, 15.

[4Sainsaulieu I., La Contestation pragmatique dans le syndicalisme autonome. La question du modèle Sud-PTT, Paris, L’Harmattan, 1999 ; Sommier I., Le Renouveau des mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation, Paris, Flammarion, 2003 ; Franguiadakis S., Ion J., Viot P., Militer aujourd’hui, Paris, Autrement, 2005

[5Pereira I., Peut-on être radical et pragmatique ?, Paris, Textuel, 2010.

[6Hegel G.W.F., La Phénoménologie de l’esprit (1807), Paris, Gallimard, 1993.

[7Proudhon P.J., Qu’est ce que la propriété ?, p. 184. Disponible sur : http://classiques.uqac.ca/classiques/Proudhon/la_propriete/la_propriete.html.

[8Ibid., p. 197

[9Ibid.

[10Ibid., p. 200

[11[[Ibid., p. 201

[12Proudhon P.J., Théorie de la propriété, p. 37. Disponible sur : http://classiques.uqac.ca/classiques/Proudhon/theorie_de_la_propriete/theorie_de_la_propriete.html.

[14Ibidem

[15Ibid., p. 89

[16Op. cit.

[17Corcuff P., La Question individualiste, Paris, Éd. Du bord de l’eau, 2003.

[18Op. Cit., p. 129

[20Ansart P., Naissance de l’anarchisme, Paris, PUF, 1970.

[21Juillard J., Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d’action directe, Paris, Seuil, 1985.

[22Colson D., « Proudhon et le syndicalisme révolutionnaire » (2006). Disponible sur : https://archives.cira-marseille.info/raforum/spip.php?article3475

[23Pour compléter ces remarques, il est possible de se référer à l’article de Manfredonia G., « Lignées proudhoniennes dans l’anarchisme français », Revue Mil neuf cent, n° 10, 1992

[24Frere B., Le Nouvel esprit solidaire, Desclée de Brouwer , 2009.

[25Pereira I., Un Nouvel esprit contestataire (2009), disponible sur : http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00392699/fr/

[26Boltanski L. et Thévenot L., De le justification, Paris, Gallimard, 1991

[27Pereira I., « Les jardins partagés, un exemple d’entraide – Entretien commenté avec Laurence Baudelet - », Réfractions, n° 23, 2009.

[28Boltanski L., Chiapello E., Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

[29Lyotard J.F., La condition postmoderne, Paris, Éd. De Minuit, 1979.

[30Franguiadakis S., Ion J., Viot P., Militer aujourd’hui, Paris, Autrement, 2005.

[31Manfredonia G., Anarchisme et changement social, Lyon, ACL, 2007.

[32Denis J.M, Le groupe des Dix, Paris, Ministère emploi et solidarité, 2001.

[33Pour une analyse de la notion de Raison publique ou collective chez Proudhon, voir : Chambost A.S., Proudhon et la norme, Paris, PUF, 2004.