PAREDES, Diego.- Un débat. "L’anarchisme, entre libéralisme et « moment machiavélien »"

BAKUNIN, Mihail Aleksandrovič (1814-1876)ROCKER, Rudolf (1873-1958)CHOMSKY, Noam (1928-....)Economie. LibéralismeABENSOUR, MiguelMACHIAVEL, Nicolas (1469-1527)FUGLER, René(1934 - ....)ANGAUT, Jean-ChristopheJOURDAIN, ÉdouardPAREDES GOICOCHEA, Diego

Colectivo Contracultura, CILEP Red Libertaria Popular Mateo Kramer (Bogotá)
Article et débats avec René Fugler, Edouard Jourdain, et Jean-Christophe Angaut

Dans son ouvrage vaste et suggestif Nationalisme et Culture, l’anarchiste allemand Rudolf Rocker soutient que « le socialisme vitalisé par le libéralisme conduit logiquement aux idées de Godwin, Proudhon, Bakounine et leurs successeurs. » L’intention d’établir une relation étroite entre l’anarchisme et le libéralisme classique est confirmée quelques paragraphes plus loin lorsque Rocker mentionne que « le socialisme inspiré par les idées libérales, cependant, mène directement à l’anarchisme. » Rocker considère que l’anarchisme radicalise l’idée libérale de réduire la sphère de l’État au minimum. Par conséquent, le libéralisme se présente comme le germe de la fin de l’État et de l’élimination de toute volonté de pouvoir social. Toutefois, dit Rocker, le libéralisme est une sorte d’anarchisme incomplet car il ne se préoccupe pas suffisamment de l’aspect économique de la question et, par conséquent, croit que la liberté sociale peut exister sans l’égalité sociale et la justice pour tous. En bref, étant donné que le libéralisme classique ne peut parvenir seul à l’étape supérieure de la libération, l’anarchisme doit être la « synthèse du libéralisme et du socialisme ». Dans une tonalité semblable, mais en incluant des éléments nouveaux, Noam Chomsky fait valoir que les idées anarchistes viennent des Lumières et plongent leurs racines dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau, dans l’Essai sur les limites de l’action de l’État de Humboldt et dans la défense de la Révolution française que fait Kant. Pour Chomsky, le socialisme libertaire conserve et élargit le message radical humaniste des Lumières et des idées du libéralisme classique. Par conséquent, le linguiste anarchiste étatsunien cite Rocker pour réaffirmer que l’anarchisme est le résultat de la convergence de deux grands courants qui se sont installés dans la vie européenne depuis la Révolution française : le socialisme et le libéralisme.
Que l’anarchisme soit l’enfant de son temps et qu’en ce sens il accueille un grand nombre des idées des Lumières, révolutionnaires et libérales du XVIIIe siècle est une donnée presque indiscutable. Mais est-il aussi facile de conclure que l’anarchisme doive être la synthèse entre socialisme et libéralisme ? Peut-on affirmer l’existence d’une base solide pour dire que l’anarchisme est un libéralisme radicalisé ? Il est certain que le libéralisme classique a recherché dès le départ à limiter les pouvoirs et les fonctions de l’État afin de respecter la liberté des citoyens. Mais est-il possible d’assimiler ce principe libéral avec la critique que l’anarchisme fait à l’État et avec le type de liberté politique et sociale que défend ce mouvement ? Dans La Démocratie contre l’État, Miguel Abensour interprète certains textes de jeunesse de Marx à partir de ce qu’il appelle le « moment machiavélien ». La proximité entre Marx et Machiavel devient manifeste dans la manière dont tous deux traitent de l’être de la politique. Pour affirmer cette proximité, Abensour soutient qu’il ne faut pas penser sur Machiavel, mais penser avec lui, car le célèbre auteur du Prince appartient à un courant de pensée qui se présente comme le « côté obscur » de la façon habituelle d’aborder la politique à partir du modèle juridico-libéral. Machiavel s’inscrit, alors, dans un autre modèle, dans ce paradigme civique, humaniste et républicain qui assigne comme un objectif à la politique « non plus la défense des droits, mais la mise en oeuvre de la « politicité » première, sous la forme d’une participation active en tant que citoyen à la chose publique »1.
Abensour définit le « moment machiavélien » à partir de trois éléments. Le premier est basé sur la réactivation au cours de la première modernité occidentale du bios politikos, c’est-à-dire la reconnaissance de l’être humain comme un animal politique qui consacre sa vie à l’action publique. Cette réhabilitation de la vie active conduit à un humanisme civique qui se trouve aux antipodes de la vie contemplative de l’homme médiéval. Le second élément estime que cette revendication de l’animal politique ne peut être satisfaite que dans la forme-république ; enfin, le troisième élément soutient que cette forme-république inaugure un type de temporalité qui rejette l’éternité de l’Empire ou la Monarchie universelle. La forme-république assume la finitude temporelle et, par conséquent, crée un ordre mondain qui n’élude pas la contingence propre de l’événement.De cette manière, le libéralisme classique et le paradigme civico-républicain, qui reçoit le nom de « moment machiavélien », se présentent comme deux tendances parallèles du parcours historique de la théorie politique. Comme il est devenu un lieu commun de désigner l’anarchisme comme un héritier de la première tendance, ce document vise à questionner une telle option et suggérer que l’anarchisme, et en particulier sa conception de la liberté, part d’hypothèses différentes de celles du libéralisme et, au final, parvient à des conclusions alternatives aux siennes. Dans cet esprit, dans une seconde étape, nous essaierons de montrer que l’anarchisme peut être inscrit dans ce qu’on appelle le « moment machiavélien ».